bilaterals.org logo
bilaterals.org logo
   

Afrique de l’Ouest et Europe se tirent "une balle dans le pied"

Manifestation de protestation contre les APE au Cameroun. Crédit photo : Acdic

Marianne | 8 décembre 2014

Afrique de l’Ouest et Europe se tirent "une balle dans le pied"

Les adorateurs du libre-échange ne nous préparent pas seulement un joli traité transatlantique. Tout aussi discrètement, il se négocie actuellement un accord économique entre l’Union européenne et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest. L’économiste et spécialiste des politiques agricoles, Jacques Berthelot, explique à "Marianne" en quoi ce "partenariat" pourrait être catastrophique pour les deux parties.

Marianne : On parle d’un accord de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne (UE) et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). De quoi s’agit-il ? Est-ce la même chose que le Traité transatlantique TAFTA ?

Jacques Berthelot : Il s’agit d’accords de libre-échange visant, dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, à supprimer 82 % des droits de douane sur les importations venant de l’UE. Avec ces accords, les pays africains ne pourront plus taxer la plupart des produits européens qu’ils importent, entraînant des pertes budgétaires considérables, alors que leur développement requiert un renforcement des capacités d’intervention publique.

La méthode employée ici est semblable à celle du traité transatlantique : la négociation secrète. Leurs promoteurs sont les mêmes : les firmes multinationales, la finance, appuyées par des dirigeants politiques au Nord comme au Sud…

Néanmoins, je ne mettrai pas exactement sur le même plan le traité transatlantique et cet accord. Autant l’équilibre des forces entre les Etats-Unis et l’UE paraît assez égal, autant le rapport entre l’UE et Afrique revêt une grande inégalité puisque qu’on connaît les relations qu’entretient le continent européen avec ses anciennes colonies. Rendez-vous compte que le Produit intérieur brut (PIB) par tête est 21 fois supérieur dans l’UE que ce qu’il est en moyenne dans les pays de l’Afrique subsaharienne !

Quels types de produits échangés cet accord concernerait-il, dans l’UE d’abord, puis en Afrique ? La situation environnementale, sociale et sanitaire qui en résulterait ne pourrait-elle que s’en trouver aggravée ?

Les produits exportés d’UE en Afrique concernent surtout des produits non agricoles - produits manufacturés, dont les véhicules, produits chimiques, électriques, engrais... - mais aussi des produits alimentaires de base comme les céréales, viandes et produits laitiers, fortement subventionnés et qui concurrencent les produits alimentaires africains. Pour les produits exportés d’Afrique vers l’UE, il s’agit, d’une part, d’hydrocarbures et minerais (dont de l’uranium, de l’aluminium, de l’or) et, d’autre part, de produits tropicaux comme le cacao, le café, les bananes, ananas, mangues, le coton, le poisson, le bois.

En tout état de cause, il faudra s’attendre dans les prochaines années à ce que d’autres partenaires commerciaux des pays africains concernés (notamment les Etats-Unis et les grands pays émergents) exigent de ces pays les mêmes avantages commerciaux que ceux qu’ils ont accordés à l’UE.

Les conséquences à prévoir seront une amplification des cas de famines, de maladies et de plus fortes migrations de populations privées d’avenir dans leur pays, alors que l’Afrique de l’Ouest devrait passer de 340 millions d’habitants en 2014 à 510 millions en 2030 et 807 millions en 2050, dans un contexte de réchauffement climatique accentué dans cette région.

Enfin, en Europe, ces accords favoriseront l’agriculture productiviste, pollueuse, destructrice d’emplois, et certains secteurs industriels non moins productivistes, exportateurs de biens de piètre qualité. Alors qu’il faudrait plutôt développer des politiques d’agriculture durable, favoriser la souveraineté alimentaire et la transition industrielle écologique.

Pour l’instant, le Fonds européen de développement a simplement prévu une contrepartie de 6,5 milliards d’euros à la CEDEAO, alors qu’on estime à 10,6 milliards le manque à gagner pour ces pays…

Ce que l’UE promet de leur verser comme contrepartie est un mirage : il n’y a rien de plus que les sommes habituelles du Fonds européen de développement : 4 euros par habitant et par an !

Les 12 PMA (« pays les moins avancés ») sur les 16 pays de le CEDEAO pourraient perdre 300 millions d’euros par an dès l’année 6 après signature de l’accord et 1 milliard d’euros en année 20 et au-delà. En comparaison — et pour bien montrer que c’est absurde — s’ils ne signaient pas l’accord, les droits de douane annuels que les exportateurs des quatre pays non-PMA devraient payer à l’UE seraient de seulement 150 millions d’euros (sur la base des échanges en 2013) !

Dans ces conditions, la CEDEAO a t-elle subi des pressions pour signer cet accord? Le magazine économique africain Ventures Africa a récemment souligné qu’en ayant refusé de signer l’APE, le Kenya a vu ses droits d’importation augmenter sur nombre de ses produits, l’incitant finalement à revoir sa position…

Comme le disait la députée européenne écologiste Ska Keller, « les pays en développement ont un révolver pointé sur leur poitrine : ou bien ils signent, ou bien on réduit leur accès aux marchés européens ».

Ces accords résultent en effet de pressions exercées par les firmes multinationales européennes, au service desquelles se sont mises les institutions européennes (Commission, Conseil et Parlement), parvenant à entraîner les chefs d’Etat africains qui, à quelques exceptions près, sont restés insensibles aux mises en garde de leurs sociétés civiles mobilisées.

Ces promoteurs, en échec partiel à l’OMC, ont adopté une stratégie de multiplication d’accords bilatéraux, pouvant déboucher sur le libre-échange mondial dont ils rêvent, car ces différents accords ont des impacts croisés : la mise en œuvre du traité transatlantique influera (dans le sens d’une libéralisation accrue) sur les échanges avec les pays du Sud, et réciproquement au Nord si les APE se généralisaient.

On peut dès lors se demander si l’APE présente un quelconque intérêt économique pour l’Afrique de l’Ouest ? D’ailleurs, Ventures Africa souligne encore, à propos de ce traité, que plusieurs pays africains « pourraient perdre leur avantage commercial concurrentiel au profit d’entreprises européennes …»

L’ancien gouverneur de la Banque centrale du Nigéria, le professeur Chukwuma Charles Soludo, déclarait le 19 mars 2012 que l’APE d’Afrique de l’Ouest serait un « second esclavage ».

Par ailleurs, le député sénégalais, Cheikhou Oumar, dans un argumentaire intitulé « Pourquoi je voterai contre les Accords de partenariat économique » se demandait, à juste titre : « Comment comprendre qu’une région composée de 12 PMA sur 16 puisse s’engager dans un tel accord alors que tout indique que ces PMA perdront beaucoup sans rien gagner de nouveau ? », ajoutant que « cet accord mettra en compétition la première puissance commerciale du monde et les PMA… »

Mais l’UE se tire aussi une balle dans le pied ! Car il y aurait un énorme manque à gagner à moyen et long terme pour les exportations industrielles et de services de l’UE à forte valeur ajoutée. En outre, sur le strict plan de l’économie européenne, ces accords ne seraient pas un cadeau pour le tissu essentiel des PME.


 source: Marianne