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CETA : comment le Canada tente de saper les normes européennes sur les pesticides et les OGM

Le Monde | 23 juillet 2019

CETA : comment le Canada tente de saper les normes européennes sur les pesticides et les OGM

Par Maxime Vaudano et Stéphane Horel

« Si on ne signe pas avec les Canadiens, avec qui signera-t-on ? » Dans les rangs des partisans du CETA, c’est l’incompréhension qui domine face au feu nourri de critiques qui s’abat sur l’accord de libre-échange entre l’Union européenne (UE) et le Canada, qui doit être soumis aux députés français mardi 23 juillet.

« Les normes sanitaires canadiennes sont assez similaires aux européennes », a rassuré, par exemple, la secrétaire d’Etat Emmanuelle Wargon, jeudi 18 juillet, sur BFM-TV, entretenant une vision angéliste fort répandue à l’égard du pays à la feuille d’érable.

Pourtant, derrière les grandes déclarations d’amitié entre dirigeants, Ottawa s’active depuis des années en coulisses pour combattre les normes européennes qui empêchent ses entreprises et ses producteurs agricoles d’exporter vers le marché unique. Un lobbying intense que les perspectives commerciales ouvertes par le CETA n’ont fait qu’accentuer.

Le dernier épisode en date de cette guérilla réglementaire s’est joué le 4 juillet au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Allié à une quinzaine de pays, le Canada a violemment critiqué les évolutions récentes de la réglementation de l’UE sur les pesticides, décrites comme des précautions excessives nuisant au libre-échange des produits agricoles.

Une longue escalade de menaces

Ce « groupe des seize » n’a pas encore activé l’« arme nucléaire » en déposant une plainte formelle devant le tribunal de l’OMC, mais le message a été entendu cinq sur cinq. « Si un différend devait être lancé, la Commission européenne défendrait fermement sa politique », promet l’exécutif bruxellois. « Nous avons l’argumentaire scientifique et le poids politique pour nous défendre devant l’OMC », poursuit en écho le ministère français de l’agriculture.

Derrière ces déclarations martiales, l’inquiétude est réelle. Car le coup d’éclat du 4 juillet couronne une longue escalade de menaces. C’est à l’été 2013 que le Canada et les Etats-Unis ont commencé à œuvrer contre le nouveau règlement européen sur les pesticides, qui prévoit d’interdire toutes les substances intrinsèquement dangereuses (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques et autres perturbateurs endocriniens), jusqu’alors autorisées en l’absence de preuves d’effets nocifs sur la santé ou l’environnement.

Cette approche inédite de l’UE, nourrie par le principe de précaution, menace d’abord les producteurs de pesticides comme Bayer-Monsanto ou Corteva (issu de la fusion Dow-DuPont), dont les produits pourraient être retirés du marché européen. Mais elle inquiète aussi les partenaires commerciaux de l’UE, qui craignent de voir les portes de son marché se fermer à leurs producteurs s’ils continuent d’utiliser des substances interdites.

Il est donc urgent pour Washington et Ottawa de contester ce règlement qui « ne sert qu’à miner le commerce agricole international et contrevient [aux règles] de l’OMC », comme l’a affirmé le Canada à l’OMC, début 2016. Cherchant le moyen de s’exonérer de ces nouvelles règles avant qu’elles ne commencent à s’appliquer, ils vont même jusqu’à demander à l’UE de modifier sa législation.

Un veto du Parlement européen

Pour cela, ils utilisent tous les leviers à leur disposition : l’OMC, mais aussi les cycles de négociation de leurs accords de libre-échange respectifs avec l’UE, le Tafta et le CETA, où les concessions commerciales peuvent servir de monnaie d’échange. La menace est suffisante pour que la Commission européenne s’inquiète de ces attaques et anticipe un « risque élevé de différends formels à l’OMC », selon un document interne de mars 2019 obtenu par l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory.

La Commission indique au Monde avoir entamé un travail de « réflexion » en septembre 2017 sur la manière d’aménager des marges de « tolérance à l’importation » à ces pesticides intrinsèquement dangereux que le nouveau règlement prévoit de bannir. Employée aujourd’hui pour les pesticides non autorisés dans l’UE, cette tolérance est déterminée en fonction de limites maximales de résidus (LMR) à respecter dans les produits agricoles importés.

La Commission s’est, d’ores et déjà, montrée accommodante, en proposant en début d’année de relever les LMR de la clothianidine et de la mandestrobine, deux néonicotinoïdes « tueurs d’abeilles » utilisés par les producteurs canadiens mais interdits en Europe. Ce geste n’a rien d’une coïncidence : il fait suite à des demandes déposées par les fabricants Bayer et Sumitomo, motivées par la nécessité de faciliter l’importation de pommes de terre, de fraises et de raisins canadiens, sur lesquelles ces substances sont utilisées.

Ces concessions ne sont pas du goût du Parlement européen. En mars, il a mis son veto à la proposition législative de la Commission, soulignant « l’incertitude persistante quant aux effets de cette substance sur la santé publique, sur les jeunes mammifères et sur l’environnement ».

Hostilité d’Ottawa au principe de précaution

Les Etats membres, pour leur part, soutiennent sans réserve le projet de la Commission. En juin, plusieurs d’entre eux ont exprimé « leur vive inquiétude quant à la manière d’agir du Parlement ». Un projet de règlement remanié est déjà en préparation.

En juin, suite à une requête du fabricant Dow (désormais Corteva donc), l’exécutif bruxellois a aussi proposé de maintenir la LMR du « 2,4-D », un herbicide utilisé sur le soja canadien classé cancérogène probable par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC).

L’entregent canadien ne se limite toutefois pas à la question des pesticides. Depuis l’entrée en vigueur provisoire du CETA, à l’automne 2017, Ottawa n’a pas hésité à investir les nouveaux forums de « coopération réglementaire » créés par l’accord pour faire valoir son attachement à une « évaluation des risques par la science » et son hostilité au principe de précaution, pourtant consacré dans le texte du CETA.

Lors de la première réunion du comité sur les « biotechnologies », au printemps 2018, les représentants canadiens ont critiqué le système européen d’homologation des organismes génétiquement modifiés (OGM), trop lent à leur goût. Ils ont aussi commencé à mettre sur la table la question des OGM de nouvelle génération, un gros sujet de divergence entre les deux continents. Si ces comités n’ont aucun pouvoir de décision direct, ils peuvent constituer un levier pour installer des revendications dans le débat public, et exercer des pressions discrètes.

Les détracteurs du CETA craignent enfin que les industriels canadiens ne profitent du futur tribunal d’arbitrage canado-européen pour faire valoir leurs intérêts. Cette juridiction, qui ne pourrait voir le jour qu’après la ratification complète, permettrait aux entreprises d’attaquer les Etats en cas de décision contraire aux garanties de stabilité réglementaire offertes par l’accord. Des garde-fous ont certes été introduits pour éviter que des décisions d’intérêt public en matière de santé ou d’environnement ne puissent être contestées. Il reste toutefois, selon les ONG, une petite marge d’incertitude légale, qui pourrait pousser les Européens à la prudence au moment de durcir leurs exigences en matière de santé ou d’environnement.

Un lobbying réussi sur le « pétrole sale »

Malgré son poids politique tout relatif, la diplomatie canadienne peut se targuer d’une victoire éclatante sur les normes européennes. En 2014, Ottawa a utilisé le levier des négociations du CETA pour obtenir un affaiblissement des règles antipollution européennes, qui s’est avéré favorable à l’industrie pétrolière canadienne.

Comme l’avait raconté à l’époque l’ONG Les Amis de la Terre, le Canada a menacé de quitter la table des négociations jusqu’à ce que Bruxelles n’accepte une formule de calcul des émissions de gaz à effet de serre qui ne pénalise pas les pétroles issus des sables bitumineux de la province de l’Alberta, pourtant très polluants. Cette décision a ouvert un boulevard au secteur pétrolier canadien, qui a désormais les mains libres pour exporter son or noir vers l’UE. Il ne lui reste qu’à développer les infrastructures adéquates pour profiter de cette nouvelle opportunité.


 source: Le Monde