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La galaxie hétéroclite des anti-TTIP

Des opposants aux traités de libre-échange manifestent contre les poulets au chlore, à Munich, le 1er octobre.

Le Monde | 11.10.2014

La galaxie hétéroclite des anti-TTIP

Par Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)

Qu’avaient en commun, samedi 11 octobre, les distributeurs de tracts des marchés de Manosque, de Rome et d’Athènes ? Ceux qui battaient le pavé entre Stalingrad et la place de la République, à Paris ? Qui se sont rassemblés dans les rues d’Heidelberg (Allemagne), de Ljubljana (Slovénie), ou de Maastricht (Pays-Bas) ? Qui ont palabré pendant des heures à la Tricoterie, haut lieu de la culture alternative bruxelloise ?

Ces citoyens ordinaires, ces élus, ces membres d’organisations non gouvernementales, sont des anti-TTIP convaincus, des anti-CETA, voire des anti-ISDS. Pour ceux qui ignorent encore ces sigles, ils désignent, pour les deux premiers, des traités de libre-échange négociés par la Commission européenne. Avec les Etats-Unis, depuis juin 2013 dans le cas du TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), et le Canada, pour ce qui est du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), dont la négociation s’est achevée fin septembre. L’« ISDS » (Investor State Dispute Settlement), prévu par les TTIP et CETA, permet aux entreprises de saisir des tribunaux d’arbitrage pour se protéger d’un Etat qui mettrait en péril leurs investissements.
Le but du traité transatlantique est d’harmoniser les réglementations des deux côtés de l’Atlantique, dans un très grand nombre de secteurs

A l’initiative de la mobilisation du 11 octobre : des collectifs citoyens actifs sur les réseaux sociaux, comme D19-20 et AlterSummit en Belgique ou #noTTIP au Royaume-Uni. Ils se sont constitués pour la plupart fin 2013, quand la Commission européenne a reçu un mandat pour négocier le TTIP des chefs d’Etat et de gouvernement des 28 pays de l’Union. Attac, les partis de la gauche radicale et les Verts ont suivi. Presque tout ce que l’Europe compte de mouvements anticapitalistes et écologistes milite aujourd’hui contre ces négociations avec Washington.

L’opposition au traité de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis a animé la campagne des élections européennes en mai. Le TTIP a été en partie récupéré par l’extrême droite. Significatif : Marine Le Pen a choisi, une fois réélue au Parlement de Strasbourg, de participer à la commission du commerce international INTA. « Avant, les gens ne se bousculaient pas pour venir. Mais le TTIP est devenu un thème grand public » relève l’eurodéputée conservatrice Tokia Saïfi, vice-présidente de cette commission.

Que dénoncent les anti-TTIP/CETA/ISDS ? D’abord, la nature inédite de ces négociations de libre-échange. De fait, le but du traité transatlantique – c’est aussi le cas pour le CETA, considéré comme son « petit frère » – est moins d’abaisser des droits de douane entre les Etats-Unis et l’Europe (ils ne sont plus très élevés) que d’harmoniser les réglementations des deux côtés de l’Atlantique, dans un très grand nombre de secteurs. A l’exception notable de la culture, exclue des négociations à la suite d’un lobbying intense de la France.

UN GIGANTESQUE TRAVAIL DE MISE EN COHÉRENCE DES STANDARDS

Il s’agit d’un gigantesque travail de mise en cohérence des standards, pour former une sorte de marché commun de près de 800 millions d’individus. Il faudra ainsi définir des « crash tests » similaires dans le secteur automobile, aboutir aux mêmes exigences de contrôle qualité dans la fabrication des plats cuisinés, etc. Beaucoup d’opposants à ce grand dessein, croyant savoir que les standards américains sont plus bas que les européens, crient au nivellement par le bas. Certains, comme Olivier Malay, étudiant en sciences économiques à l’Université catholique de Louvain, redoutent même « une privatisation des services publics, comme l’enseignement ».

Les « anti » dénoncent aussi le manque de transparence des discussions. Ils ont longuement réclamé la publication du mandat de la Commission, avant que le Conseil européen annonce, jeudi, que les 28 Etats membres avaient enfin donné leur assentiment. Ne pas déclassifier ce document n’avait en réalité plus guère de sens : cela fait des mois que son contenu « fuite » sur le Web. La légitimité des négociateurs est aussi questionnée. « Notre sort est confié à des fonctionnaires qui n’ont pas été élus démocratiquement, alors qu’ils vont s’attaquer à des normes sociales et environnementales adoptées par desEtats souverains ! », s’emporte le syndicaliste Bruno Poncelet, éditeur du site No-transat.be.

L’ISDS AGIT AUSSI COMME UN REPOUSSOIR

L’intérêt pour les entreprises serait évident – les milieux d’affaires sont, il est vrai, globalement favorables aux TTIP et CETA. Standardiser les processus de fabrication, de mise sur le marché, etc., leur permettra de réaliser des économies substantielles. Mais quid de l’avantage pour les citoyens, demandent les « anti » ? Ils contestent les rares chiffres avancés par Bruxelles – un gain de 119 milliards d’euros par an pour l’Union – et estiment que le jeu n’en vaut pas la chandelle. « L’historique des traités de libre-échange le prouve, on est loin du compte en termes de création d’emplois, c’est plutôt la course au moins-disant social », affirme ainsi Nabil Sheikh Hassan, de la plate-forme belge D19/20.

L’ISDS agit aussi comme un repoussoir. Ses détracteurs en contestent la nécessité : s’il y a contentieux, les entreprises n’ont qu’a saisir la justice ordinaire des pays. Raoul-Marc Jennar, ex-homme politique belge très actif dans les milieux anticapitalistes, dénonce « une remise en cause aberrante de l’Etat de droit ». Il a lancé une initiative originale : les communes qui se déclarent symboliquement « hors TTIP ». Dans l’Hexagone, elles sont plus de 70 à avoir voté ce type de résolution (Florac, Aubenas, Besançon, Montreuil…). « Le but est de pousser la France à sortir des négociations. C’est ce qu’avait fait Lionel Jospin, en 1998, quand il a laissé tomber les négociations sur l’accord multilatéral sur l’investissement », rappelle M.Jennar.

La mobilisation « anti » a surpris à la puissante DG Trade, la direction générale chargée du commerce à la Commission. Les experts européens, libre-échangistes convaincus pour la plupart, ont eu du mal à comprendre les inquiétudes qui s’expriment. Ils pointent du doigt la récupération par les partis populistes. Et se défendent d’avoir fait des erreurs. « Le commissaire au commerce, Karel De Gucht, n’a peut-être pas mis les formes, mais il a respecté le mandat des Etats membres » selon un officiel européen. « On n’a jamais été autant transparents qu’avec ce traité ! Le Parlement européen est tenu au courant de toutes les étapes de la négociation. Faire plus, c’est difficile : les Américains, en face, ne le toléreraient pas », explique une autre source bruxelloise.

« IL S’AGIT DE FAIRE CONVERGER, DEUX SYSTÈMES DE PRÉCAUTION »

La Commission répète sur tous les tons qu’il n’est pas question d’ouvrir les frontières au poulet chloré, aux OGM et autre bœuf aux hormones américains. Ni de toucher aux services publics. Las, elle semble inaudible, les opposants au traité continuant inlassablement à mettre en avant ces supposés dangers. « L’erreur initiale, c’est qu’au lieu d’expliquer qu’on a affaire à un traité d’un genre nouveau, on a continué à parler de négociations classiques. Alors qu’il s’agit rien de moins que de rapprocher, de faire converger, deux systèmes de précaution », estime Pascal Lamy, ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce.

A ce stade, « le TTIP est mal barré », estiment plusieurs sources. De fait, pour être validé, il devra obtenir le feu vert du Parlement européen, où il a, aujourd’hui, nombre d’opposants, y compris chez les conservateurs. Ils redoutent que l’Europe pèche par naïveté et ouvre trop grand ses frontières aux Américains, sans avoir négocié la réciproque.

Pour la Commission, le TTIP et le CETA avant lui restent une priorité : ces traités doivent aider à relancer la croissance sur le Vieux Continent. C’est donc pour sauver ces traités que les patrons de la DG Trade et le commissaire De Gucht multiplient les conférences partout en Europe. « Mais leurs moyens de communication sont limités, il faudrait que les pays membres prennent le relais », regrette une source européenne. « Angela Merkel est très en faveur du TTIP, c’est elle qui a poussé pour l’entrée en négociation, mais le sujet est devenu si sensible que la classe politique allemande est très embêtée », assure une autre source bruxelloise.

Comment faire, alors, pour repartir de zéro avec l’opinion publique ? « Il faut donner un sens aux discussions, expliquer que c’est un processus long, au cours duquel on fera de la convergence réglementaire, en étant le plus transparent possible. Et il faudrait affirmer que là où les procédures sont différentes, on n’y touche pas, ou on s’aligne sur celle qui est la plus protectrice », conseille M. Lamy. Pour les plus pessimistes, à Bruxelles, le TTIP ne sera sauvé que si la Commission accepte de faire une croix sur l’ISDS. Et si la Suédoise Cecilia Malmström, la remplaçante de M. De Gucht, qui doit prendre son poste d’ici à la fin de cette année, arrive à renverser la vapeur. Elle a un peu raté son entrée en matière, lors de son audition devant le Parlement européen fin septembre, en se contredisant sur l’ISDS : après avoir dit le vendredi qu’elle ne le soutenait pas, elle a affirmé le contraire le lundi suivant…

Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)
Journaliste au Monde


 source: Le Monde