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Pourquoi Bruxelles brade l’Europe ? Un ouvrage pour décrypter l’accord transatlantique

Opinion Internationale | 9 avril 2016

Pourquoi Bruxelles brade l’Europe ? Un ouvrage pour décrypter l’accord transatlantique

Près de trois ans après le début de négociations qui ont déjà fait couler beaucoup d’encre, Charlotte Dammane s’attache dans son ouvrage Pourquoi Bruxelles brade l’Europe ? Décrypter l’accord transatlantique (Hikari Editions) à donner des clés de compréhension du fameux Tafta ou TTIP. Analyse de la stratégie de la Commission européenne et de l’administration Obama, impact sur l’agriculture, les OGM et les normes sanitaires, conséquences sur les services publics, l’industrie ou encore les PME, autant de points passés au crible de cette recherche approfondie présentée de manière accessible. Le lecteur apprend ainsi où va l’Europe dans cette ambition de rapprochement avec les États-Unis. Un livre essentiel pour saisir les enjeux d’une négociation qui s’accélère en 2016, le but affiché étant de conclure l’accord avant la fin de l’année. Le prochain round de négociations est prévu pour le mois d’avril à Washington.

Parce que la menace que représente le TTIP n’est pas prise au sérieux

La grande faiblesse de la Commission européenne, même à supposer qu’elle soit sincère dans sa volonté d’aboutir à un bon accord avec les Etats-Unis, réside dans son enfermement. Enfermement idéologique d’abord, lié à la concomitance du développement de la compétence européenne en matière commerciale (dès 1957) et de l’émergence du libéralisme comme doctrine tant économique que politique, considérée à la fin du XXème siècle comme le meilleur moyen d’assurer la prospérité de l’occident autant que la victoire sur la communisme. Une vision du libre commerce comme source d’émancipation individuelle et collective dont la Commission a toujours du mal à se détacher. Surtout lorsque parmi celles et ceux qui ont assumé la charge de commissaire européen au commerce figurent une majorité de britanniques (connus pour leur adage « mieux vaut un mauvais accord que pas d’accord du tout ») ou des personnalités telles que le libéral belge Karel De Gucht. Alors que le Français Pascal Lamy avait marqué son passage à la Commission par une priorité multilatérale affirmée et assumée, son successeur immédiat Lord Peter Mandelson et Karel De Gucht quelques années plus tard ont fortement renversé la tendance pour plus de bilatéral.

Aujourd’hui la commissaire suédoise Cécilia Malmström incarne peut-être pour la première fois une volonté de transparence et d’interaction avec les citoyens et les parlements nationaux qui font la spécificité de son mode de gouvernance personnel. Elle reste néanmoins enfermée elle aussi dans un fonctionnement institutionnel qui peut être à la fois très administratif (plus de 500 fonctionnaires sont sous ses ordres, ont des méthodes de travail bien rodées, préparent les textes des futurs accords et des nouvelles réglementations, négocient depuis des années avec une multitude de partenaires à travers la planète, et ont donc une propension naturelle à la reproduction de leur façon de faire) et très politique, dans la mesure où chaque mandat européen (d’une durée de cinq ans, pour le Parlement comme pour la Commission) doit apporter son lot de réformes ambitieuses et d’accords internationaux de grande portée. Cette pression politique peut d’ailleurs être relayée par les députés européens eux-mêmes, qui se font régulièrement les porte-voix d’intérêts économiques dont ils sont proches politiquement ou géographiquement (dans leur circonscription).

CouvertureEnfin, un certain enfermement tient naturellement à l’ampleur de la tâche et à la nécessité d’en simplifier le traitement. Malgré les efforts de la commissaire en termes d’écoute, il n’en reste pas moins que les voix des grands lobbies européens porteront toujours plus que celles des petits acteurs qui peinent déjà à se faire entendre au sein de leur propre fédération professionnelle, ou qui ne sont pas du tout représentés. La belle musique du libre commerce pâtit donc rarement de fausses notes. Et si d’aventure un « couac » se fait entendre, la consigne reste d’avancer, à la manière d’une marche militaire, car il est toujours un nouvel accord ou une nouvelle négociation pour redonner espoir dans cette croissance à portée de main et qu’il suffit d’aller chercher, pour peu qu’on fasse preuve d’un peu de bonne volonté… Parce qu’un accord chasse l’autre, qu’il est toujours un nouveau front sur lequel s’engager, que les grands lobbies tels des porte-étendards sont toujours prêts au combat, les erreurs passées sont vite oubliées, et les risques futurs sont systématiquement minimisés.

Or lorsque ces risques touchent à des domaines aussi sensibles que les OGM, les règles sanitaires ou les produits chimiques, les citoyens sont en droit d’obtenir des réponses claires et des assurances que leurs intérêts seront défendus. La Commission répète à l’envi qu’aucune norme ne sera revue à la baisse, mais le moins que l’on puisse dire est que les premiers mois de négociations n’ont pas aidé à instaurer un climat de confiance. L’exemple le plus frappant de divergence entre discours et réalité concerne l’utilisation des perturbateurs endocriniens, ces substances chimiques que l’on retrouve dans des produits de consommation courante (pesticides, emballages, cosmétiques, etc.) et qui interfèrent avec le système hormonal, ce qui peut avoir des effets nocifs sur la santé et sur l’environnement. La Commission européenne avait annoncé vouloir adopter une nouvelle réglementation pour répondre à ce véritable enjeu de santé publique, qui devient également un enjeu financier depuis que des chercheurs ont estimé à près de 150 milliards d’euros par an le coût des répercussions directes et indirectes de ces perturbateurs [1]. L’Union européenne fait traditionnellement figure d’éclaireur à l’échelle mondiale en matière de réglementation sur les substances dangereuses, comme ce fut le cas en 2006 avec l’adoption du règlement REACH 48 qui fixe les règles d’enregistrement, d’évaluation et d’autorisation des produits chimiques. A l’époque, les puissants lobbies de l’industrie chimique notamment avaient tout fait pour limiter le nombre de substance interdites, avec un certain succès puisque les dispositions les plus avant-gardistes relevant du principe de précaution avaient été abandonnées au cours des négociations interinstitutionnelles. Avec le TTIP, ces lobbies ont trouvé de nouveaux alliés outre-Atlantique, une « synergie » dont la Commission se garde bien de faire la promotion… Car leur influence sur les législateurs américains est considérable. A titre de comparaison, alors que l’Union européenne interdit 1328 substances chimiques dans les cosmétiques, seules 11 le sont aux Etats-Unis… Autant dire que le projet européen sur les perturbateurs endocriniens a fait frémir les industriels, qui cette fois ont pu faire front commun afin de faire reculer la Commission [2]. Résultat, le projet de règlement est renvoyé à 2017, le temps pour les lobbies concernés de s’organiser encore davantage… Et ce n’est pas la première fois que ce scénario se produit, puisque de la même manière les négociations pour l’accord de libre-échange avec le Canada, grand producteur de sables bitumineux [3] , a conduit à revoir à la baisse la directive européenne sur la qualité des carburants.

La possibilité d’un impact sur les standards européens environnementaux ou dans le secteur de la santé n’est donc pas un mythe ou un hypothétique scénario catastrophe, comme aimerait le faire croire la Commission européenne. Dans le cas des discussions avec les Etats-Unis, ce risque se trouve augmenté par la nature conflictuelle des relations transatlantiques dès lors qu’il s’agit de recourir au principe de précaution. Ce sont là deux modèles de société qui s’opposent : lorsqu’aux Etats-Unis sont mesurés les coûts et bénéfices de la mise sur le marché de tel ou tel produit, en Europe le principe de précaution veut que le caractère inoffensif du produit en question soit démontré en amont. Une logique à laquelle les Américains ne peuvent se résoudre. Ils le répètent régulièrement, de manière plus ou moins directe, plus ou moins diplomatique, mais le fait est là, si les discussions laissent apparaître la moindre possibilité de révision du principe de précaution, ils la saisiront sans hésiter. Tout tient donc à l’attitude de la Commission européenne et à la façon dont elle saura résister aux pressions.

Footnotes:

[1Etude menée par 18 chercheurs européens et américains et publiée dans le « Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism » en avril 2015, disponible en ligne sur http://press.endocrine.org/doi/pdf/10.1210/jc.2014-4324.

[2Lire à ce sujet le rapport de Corporate Europe Observatory (Observatoire européen des affaires), A Toxic Affair: How the chemical lobby blocked action on hormone disrupting chemicals (Une affaire toxique : comment le lobby chimique a bloqué l’action sur les perturbateurs endocriniens), 19 mai 2015, disponible en ligne sur http://corporateeurope.org/sites/default/files/toxic_lobby_edc.pdf.

[3Les sables bitumineux sont un mélange de pétrole brut, de sable, d’argile et d’eau. Les techniques d’extraction de ce pétrole ont été critiquées pour leur terrible impact environnemental. L’exploitation nécessite en effet de raser de grandes étendues de forêt afin de créer de gigantesques mines à ciel ouvert et dégage une grande quantité de gaz à effet de serre ainsi que des rejets chimiques toxiques.


 source: Opinion Internationale