Le Temps | 4 avril 2018
«Les tribunaux spéciaux ne sont pas compatibles avec le droit européen»
par Ram Etwareea
La Cour de justice de l’Union européenne rend hors la loi le droit de saisir des tribunaux privés dans le cadre des litiges entre multinationales et Etats. Sebastiano Nessi, avocat d’affaires genevois, analyse les retombées et y voit une opportunité pour la Suisse
Dans une décision rendue publique début mars, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé les tribunaux arbitraux privés, pour des litiges opposant des investisseurs et des Etats, incompatibles avec le droit européen. Pour Sebastiano Nessi, avocat au cabinet Schellenberg Wittmer, à Genève, en rendant illégal ce type de tribunaux, la CJUE offre à la Suisse la possibilité d’attirer des entreprises européennes qui voudraient pouvoir continuer à accéder aux tribunaux privés plutôt que de saisir la justice étatique traditionnelle.
De nombreux accords bilatéraux de libre-échange prévoient le recours aux tribunaux privés. Par exemple, le procès intenté par Philip Morris contre l’Australie qui avait opté pour des emballages neutres des paquets de cigarettes.
Le Temps: Quel est le contexte dans lequel la Cour de justice de l’UE a dû prendre cette décision?
Sebastiono Nessi: Les accords de libre-échange et les traités bilatéraux d’investissement (TBI) donnent le droit aux entreprises investissant dans un Etat de saisir un tribunal arbitral privé en cas de litige avec cet Etat. Les investisseurs ont ainsi la garantie que leurs réclamations ne seront pas tranchées par les tribunaux de l’Etat accueillant leur investissement, dont les investisseurs craignent qu’ils puissent être parfois soumis à des pressions pour juger en faveur de l’Etat. La CJUE a décidé que les tribunaux établis dans le cadre des TBI n’étaient pas compatibles avec le droit européen.
Quelle est la portée de cette décision?
Il est pour l’heure difficile d’évaluer cette décision de manière précise. La CJUE n’a par exemple donné aucune indication sur le sort des près de 200 TBI intra-européens encore existants. Il est très probable que les Etats concernés décideront de résilier de tels traités, ce qui aura deux conséquences directes notables. Premièrement, les investisseurs n’auront à terme plus d’autre choix que de saisir les tribunaux étatiques s’ils devaient s’estimer lésés par l’Etat d’accueil de leur investissement. Deuxièmement, ces mêmes investisseurs ne se verront plus protégés que par le droit européen et ne bénéficieront plus des protections additionnelles contenues dans les TBI.
Quel serait alors le rôle de la justice européenne en cas d’un conflit entre un Etat européen et un investisseur d’un pays tiers?
C’est là que réside la plus grande inconnue. Le jugement rendu en mars semble se limiter aux TBI intra-européens. Les TBI conclus entre un Etat membre et un Etat tiers ne sont donc, en principe, pas affectés par cette décision. Ainsi, un investisseur domicilié en Suisse qui aurait investi dans un Etat membre devrait pouvoir continuer à bénéficier de la protection offerte par le TBI conclu entre la Suisse et cet Etat membre ainsi que de la possibilité de saisir un tribunal arbitral.
Certaines inconnues demeurent toutefois, notamment la question de la compatibilité avec le droit européen de la clause d’arbitrage contenue dans le Traité sur la Charte de l’énergie qui lie l’UE et des Etats tiers, dont la Suisse. De nombreuses procédures arbitrales ont été commencées sur la base de ce traité dans le domaine des énergies renouvelables. On ignore également si la décision de la CJUE aura un impact sur un éventuel accord de libre-échange entre l’UE et les Etats-Unis (TTIP) ou entre l’UE et le Canada (CETA), qui prévoient également le recours à l’arbitrage.
Que représente la décision en question pour la Suisse?
Elle est susceptible de constituer une véritable opportunité pour des pays non-membres de l’UE, comme la Suisse. On peut imaginer que des investisseurs décideront de restructurer leurs investissements en déplaçant notamment leurs activités de l’UE vers la Suisse et de poursuivre, depuis la Suisse, leurs investissements dans l’UE. Ces derniers bénéficieraient alors, à certaines conditions, de la protection offerte par les TBI conclus entre la Suisse et les pays membres de l’UE. En anticipation de la décision de mars, certaines entreprises implantées dans l’UE avaient déjà commencé à étudier la possibilité de restructurer leurs investissements. Ce mouvement va maintenant s’amplifier.
La Suisse serait-elle alors en concurrence avec le Royaume-Uni lorsque le Brexit sera effectif?
Dans une certaine mesure, oui. Pour renforcer son attractivité, Londres a déjà annoncé son intention d’encourager les entreprises à déplacer leurs activités vers le Royaume-Uni en abaissant notamment fortement le taux d’imposition des sociétés. Toutefois, les incertitudes entourant les modalités du Brexit ne jouent pas en sa faveur. De plus, la décision de certains investisseurs de restructurer leurs investissements en faveur du Royaume-Uni dépendra également des termes de l’accord de libre-échange que celui-ci conclura avec l’UE.