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Comment devrions-nous approcher le projet Aleca ?

Kapitalis | 14 octobre 2015

Comment devrions-nous approcher le projet Aleca ?

Par Mohamed Chawki Abid

Tout d’abord, il est instructif de rappeler que l’accord de libre-échange transatlantique (TTIP ou Tafta) se négocie entre l’Europe et les États-Unis depuis 2013. Les négociations n’en finissent pas et de nombreux Européens ne veulent même pas en entendre parler.

L’opinion européenne est contre Tafta

La semaine dernière, une pétition – signée par plus de 3 millions d’Européens – a été déposée sur le bureau de la Commission européenne à Bruxelles. Elle dit non à ces accords commerciaux car ils feraient la part belle aux grands groupes industriels. Impliquant 500 ONG dans cette démarche, cette pétition refuse la toute-puissance de ces grands groupes, et demande aux institutions européennes et aux États membres de stopper les négociations avec les États Unis. Certains considèrent que, si ces accords étaient signés, cela ferait des États Unis un empire à la tête de trois-quarts du commerce et des deux tiers du PNB mondiaux.

Si les responsables européens menacent d’interrompre les négociations avec les Etats Unis sur le Tafta, c’est parce que les Américains veulent imposer aux Européens ce que ces derniers veulent imposer aux Maghrébins, nonobstant les pratiques d’opacité dans la manière de mener les négociations que les Européens dénoncent mais qu’ils continuent à dicter aux Tunisiens.

Aussi ne devrions-nous pas exiger des préalables nécessaires à l’éclosion de négociations fécondes avec Bruxelles, notamment l’élaboration du bilan de 20 ans de libre-échange avec l’UE (depuis 1995), ainsi que de l’étude impact du futur Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) sur l’économie tunisienne?

Déstructuration de l’économie tunisienne

L’Accord de libre-échange (ALE) de 1995 avait prévu une brève période de 12 ans pour mettre à niveau l’industrie, période s’étant avérée trop courte. L’aide financière publique promise et les IDE prévus n’étaient pas au rendez-vous.

De ce fait, notre industrie manufacturière n’est pas parvenue à soutenir la concurrence européenne en qualité et en coût.

L’importation devient un réflexe courant des affairistes et des rentiers, voulant se débarrasser des problèmes techniques, logistiques, financiers et sociaux.

L’analyse rétrospective de la structure sectorielle du PIB révèle que le secteur des «industries manufacturières» a été malmené pour ramener sa contribution dans la formation du PIB de 22% en 1993 à 15% en 2014. Les 7 points perdus de l’Industrie ont profité aux activités de services, dont principalement la grande distribution (super et hypermarchés), l’activité de concessionnaire auto, la téléphonie cellulaire, et services non-marchands (salaires de la fonction publique). Ce sont des activités gros-importatrices, non exportatrices, et peu créatrices d’emplois relativement à la valeur ajoutée générée.

Au-delà des industries manufacturières et des services annexes, le même sort a été réservé à l’agriculture et au tourisme, ainsi qu’aux industries minières (y compris les carrières et les saumures), qui ont sérieusement reculé dans la formation du PIB national.

Evidemment, les implications ont été désastreuses sur la balance commerciale (baisse des exportations industrielles et accroissement des importations de produits à la consommation), ainsi que sur le chômage particulièrement chez les jeunes diplômes (affaiblissement de l’employabilité et précarité de l’emploi).

Naturellement, il s’en est suivi un recours démesuré à l’endettement extérieur pour nourrir les réserves en devises, en vue de couvrir partiellement le déficit de la balance courante (tiré par le déficit commercial).

En outre, l’administration tunisienne a appliqué naïvement l’accord sans même oser enclencher les clauses de sauvegarde contractuelles.

Aussi, ne devrions-nous pas nous atteler à défendre nos intérêts préalablement à l’examen du projet Aleca, et à conclure un «accord rectificatif» pour remédier à cette situation asymétrique et inéquitable ?

A la veille du démarrage des négociations sur l’Aleca, il y a lieu d’élaborer un diagnostic sur les 20 ans de libre-échange avec l’UE afin de:

– évaluer les écarts des réalisations par rapport aux prévisions en termes de subventions européennes, IDE, création d’emplois, développement des exportations, balance commerciale, balance des payements, etc.;

– apprécier les conséquences macroéconomique de cet accord, notamment sur le secteur des industries manufacturières (les PMI en particulier) et des services annexes, et;

– identifier les risques et les menaces à atténuer d’un commun accord (dérapages des déséquilibres).

Sans l’élaboration de ce diagnostic critique, et sans la confection d’un avenant correctif à cet accord, il serait hasardeux ou irresponsable d’engager des négociations sur le projet d’Aleca.

Fragilisation industrielle, et après ?

Aujourd’hui, quand bien même le «secteur potentiellement le plus employeur» soit en péril, les gouvernements post-révolution font montre d’un laxisme irresponsable face aux manœuvres de séduction opérées par les institutions de l’Union européenne (UE) quant à l’adoption de l’Aleca).

Le but de l’Aleca porte sur l’approfondissement des relations commerciales entre le Tunisie et l’UE, dans toutes les activités de services et dans le domaine de l’agriculture. Ce faisant, l’Aleca vise à réduire les obstacles non tarifaires, faciliter les procédures douanières, libéraliser le commerce des services, assurer la protection de l’investissement et harmoniser les réglementations dans plusieurs domaines de l’environnement commercial et économique.

En outre, l’Aleca couvre plusieurs domaines dont les marchés publics, les mouvements de capitaux et de paiements, les normes techniques pour les produits industriels, les procédures douanières, les mesures sanitaires et phytosanitaires, les droits de la propriété intellectuelle, la concurrence, le commerce d’énergie, les aspects commerciaux de développement durable, etc.

Depuis l’installation en Tunisie d’un gouvernement de coalition ‘‘Nidaa-Ennahdha’’, Laura Baeza (ambassadrice de la Délégation de l’UE en Tunisie) emploie du harcèlement déplaisant à l’adresse des juniors fraîchement désignés. Parfois même, nous ressentons l’ombre de chantage exercé sur le jeune gouvernement pour l’amener à souscrire au projet, alors que l’ex-ALE de 1995 n’a fait l’objet d’aucun bilan pour évaluer les ravages causés à l’industrie, les pertes d’emplois induites, et la torture de notre balance commerciale.

Après avoir poussé la Tunisie sous le poids du surendettement extérieur, Bruxelles revient à la charge et s’ingénie à exercer toutes formes de pression et d’harcèlement pour la faire souscrire inconditionnellement à l’Aleca. Les observateurs considèrent que toute démarche irrationnelle des autorités tunisiennes risque de liquider ce qui reste de sa souveraineté et de la priver des quelques degrés de liberté en matière de partenariat international.

Un tel projet, s’il venait à être adopté hâtivement dans l’état par les autorités tunisiennes, donnerait le feu vert à la libre concurrence entre notre modeste dispositif des services et l’artillerie lourde des multinationales, sans parler du domaine agricole dont les écarts de compétitivité sont colossaux entre nos unités de tailles modestes et les géants européens de l’agroalimentaire.

Les dessous de la politique européenne de voisinage

Officiellement, la politique européenne de voisinage (PEV) favorise les relations avec l’UE sur des thèmes tels que la sécurité, la stabilité et l’économie avec ses nouveaux pays voisins.

Officieusement, il s’agit d’une stratégie de création et de fidélisation d’un marché consommateur de proximité pour les exportations européennes. Avec le bloc de la rive sud de la Méditerranée (Euromed), les ambitions occultées englobent l’approvisionnement en énergie fossile, notamment le gaz algérien, et l’exploitation du gigantesque champ solaire pour la production des besoins européens en électricité verte.

Depuis 2011, les dirigeants européens n’avaient pas cessé d’exprimer leur «admiration devant le chemin accompli par la Tunisie». Leurs gouvernements multiplient les discours d’encouragement et les belles paroles. Les pays de l’Europe ne pourront se contenter longtemps de répéter «combien la réussite de cette jeune Tunisie démocratique est essentielle à la bonne marche du reste du monde». Il va falloir qu’ils mettent un terme à leur langue de bois.

Pourquoi refusent-ils de participer à l’élaboration du bilan de 20 ans de libre-échange depuis l’ALE de 1994?
Pourquoi évitent-ils de discuter du dérapage de la balance commerciale et de l’envolée de l’endettement improductif, voire toxique?

Pourquoi mettent-ils la pression sur chaque gouvernement à peine installé, pour l’acculer à ratifier l’Aleca?

Pourquoi tournent-ils le dos devant la recrudescence du terrorisme importé de Libye et issu des collatéraux de la guerre de l’Otan (et en particulier l’UE) contre le régime de Kadhafi?

La nouvelle démarche européenne

Tous les moyens sont mobilisés pour amener les pays de la rive sud de la Méditerranée à ouvrir intégralement leurs marchés : marché public, marché agricole, marché des services, etc. L’Egypte et le Maroc hésitent encore et émettent des réserves par souci d’équité et de réciprocité. L’Algérie n’est pas disposée à en discuter à court terme. Avec la Libye, les discussions sont provisoirement gelées de par la guerre civile. Seule la Tunisie «post-révolution» est spectaculairement séduite par les lieutenants de Bruxelles.

Notons qu’au Maroc, l’Aleca peine à faire l’unanimité dans les rangs des entrepreneurs marocains. Ceci a conduit les autorités à être réticentes aux diktats de l’UE, craignant à juste titre que la nouvelle politique agricole commune (PAC) conduise l’UE à revenir sur les acquis des accords précédemment signés.

La position marocaine s’est inspirée des recommandations de la société civile qui affirme que tous les accords de libre-échange sont dangereux pour les Marocains et leur économie. Partant des données officielles, il a été dressé une étude citoyenne qui s’arrête sur les non-dits de tels accords, qualifiés de coloniaux et contre le peuple.

Après avoir donné un aperçu sur les soubassements idéologiques qui étayent la frénésie libre-échangiste à cette étape de la mondialisation néolibérale, l’auteur de cette étude a dressé un rapide bilan de l’impact des traités de libre-échange en vigueur, et a analysé de près leur impact sur les questions agricoles, sur le secteur des services (à partir de l’exemple du secteur de la santé et de la question de la propriété intellectuelle) et sur l’endettement du Maroc.

A présent, l’Aleca revient en force dans le discours de madame l’ambassadrice de l’UE, qui met les bouchés doubles pour faire avancer les fameuses négociations. Un plan d’actions marketing est mis en œuvre par Bruxelles à cet effet. Pour huiler le processus, des prises en charge sont budgétisées et des subventions sont saupoudrées dans tous les sens pour dynamiserles lobbys et garantir l’adhésion au système des commis de l’Etat.

Nous assisterons prochainement à des rounds de négociations bipartites, conduites du côté européen par le commissaire au commerce Mme Malström. Lors d’une récente conférence de presse, elle a estimé que «l’accord d’association entre l’UE et la Tunisie noué il y a vingt ans était une bonne chose» en omettant de rajouter «pour l’Europe». Concernant l’Aleca, elle a révélé qu’il «s’agit d’un accord asymétrique». On ne peut mieux le qualifier…

Mais, quelle est la politique de l’exécutif tunisien en la matière ?

A-t-il produit une étude sur le bilan de 20 ans de libre-échange avec l’UE ?

Va-t-il l’examiner avec l’UE afin d’améliorer la visibilité et de préparer une orientation adéquate ?

Il semble qu’il y a eu production de documents – de part et d’autre – donnant des lectures différentes du bilan de l’accord Tunisie-UE de 1995. Il faudrait organiser une évaluation collective objective et sérieuse, à défaut chaque partie continuera à voir uniquement ce qui l’arrange. Même si l’analyse des écarts et l’étude du niveau de réalisation des objectifs ont été élaborées du côté tunisien, elles n’ont malheureusement pas été publiées, pour permettre aux experts indépendants et à la société civile d’apprécier les retombées et de formuler des recommandations constructives. Nous espérons au moins que leurs résultats et conclusions soient bien exploités par la partie tunisienne pour négocier d’abord des ajustements aux dysfonctionnements et des réparations aux carences. Au terme de ces travaux préalables, l’entrée dans le carré des «négociations de l’Aleca» sera plus aisée.

Pas de précipitation, SVP !

Compte tenu de l’ouverture commerciale de notre économie, la promotion des exportations ne suffit pas pour assurer à nos équilibres extérieurs une stabilité pérenne. Dans cette perspective, l’accent doit être mis sur le développement de notre capacité de production et sa mise à l’abri des concurrences insupportables ou déloyales. Par conséquent, il devient à la fois nécessaire et urgent de revoir l’état de nos relations avec l’UE.

L’examen de l’expérience des 20 ans de libre-échange prouve que ce partenariat n’a pas favorisé l’amélioration de la compétitivité de l’économie de notre pays, ni impulsé la création d’emplois, mais s’est limité aux échanges commerciaux défavorables pour la Tunisie (nos exportations vers l’EU demeurant insignifiantes par rapport au volume global de nos importations). En outre, la mise en place d’une ouverture totale de notre marché à l’UE sera difficile à concrétiser, notamment dans le secteur agricole non initié aux normes et méthodes développées et appliquées à l’UE.

Aussi, ne serait-il pas impératif de négocier avec l’UE d’égal à égal, en tant que partenaire réel, et non un partenaire commercial.
Objectivement, personne n’a rien contre les négociations bilatérales ou multilatérales dans une ambiance d’équité et de réciprocité.

Cependant, et afin de conduire des négociations fécondes, il faudrait partir sur un diagnostic de la situation actuelle axée sur les conséquences des accords précédents et les écarts par rapport aux objectifs fixés et prévisions projetées. L’ALE scellé en 1995 devrait donc faire l’objet d’un «bilan vingténal» dans une perspective de réparation des dysfonctionnements et d’ajustement des équilibres initialement recherchés. Le fait de prétendre que l’Aleca permettra à la Tunisie de faciliter l’accès de ses produits agricoles et de ses services au marché européen serait utopique, si des préalables n’étaient pas établis.

En dehors de l’huile de l’olive, des dattes, des agrumes et des primeurs (maraichers et fruitiers), nos produits agricoles ne sont pas compétitifs par rapport à leurs équivalents européens. Si nous adoptions une démarche imprudente et précipitée, nous risquerions d’observer le déferlement d’un tsunami de produits agricoles européens (parfois subventionnés) sur notre marché qui viendront mettre en difficulté nos entreprises agricoles à l’instar ce qui s’est passé pour nos PMI dont près du tiers ont fermé leurs portes. Les mêmes inquiétudes sont réservées pour le secteur des services.

Et pour finir, ne faudrait-il pas accorder nos violons avec le gouvernement et la société civile Marocains ?


 source: Kapitalis