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Karel De Gucht : "C’est le commerce qui développera l’Afrique"

Jeune Afrique | 19/01/2011

Karel De Gucht : "C’est le commerce qui développera l’Afrique"

Propos recueillis à Kinshasa par Elise Colette

L’ancien chef de la diplomatie belge veut persuader les Africains du bien-fondé des Accords de partenariat économique. Pour le moment sans succès. Jeune Afrique l’a rencontré lors de sa dernière visite en RD Congo.

Karel De Gucht connaît bien l’Afrique. L’ex-ministre belge des Affaires étrangères a même défrayé la chronique à plusieurs reprises en reprochant aux autorités congolaises la corruption qui gangrènerait l’entourage de Joseph Kabila ou en regrettant le caractère « inapproprié » des interlocuteurs africains de l’Europe. C’est pourtant avec ces derniers que le peu diplomate commissaire européen doit dorénavant traiter.

Ce libéral convaincu a pris le portefeuille du Commerce en février 2010, après avoir détenu pendant six mois celui du Développement. Il lui revient donc la délicate tâche de persuader les Africains du bien-fondé des Accords de partenariat économique (APE). Véritable pomme de discorde entre l’Union européenne et l’Afrique, ce nouveau régime commercial est censé remplacer celui dit « de Cotonou », beaucoup plus favorable aux pays du groupe Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP). Malgré d’âpres négociations, ces derniers refusent fermement la signature des APE depuis neuf ans (excepté quelques pays qui ont conclu des accords intérimaires).

Suppression des droits de douane à l’importation, interdiction des quotas, réciprocité totale… Ces accords ont tout pour satisfaire l’Organisation mondiale du commerce (OMC), certes, mais ils contiennent surtout de quoi faire craindre aux États les plus faibles une perte importante de leurs revenus douaniers et une concurrence déloyale des produits européens, à un stade de développement des industries locales encore imparfait.

À Bruxelles, on reconnaît que les APE ont été, au début de la décennie 2000, mal présentés aux Africains, par une Commission européenne trop orthodoxe et peu au fait des réalités du continent. L’approche était beaucoup trop éloignée des enjeux de l’aide au développement. Aujourd’hui, certains souhaiteraient rectifier le tir, mais il n’est pas certain que le nouveau patron du Commerce européen ait envie de faire preuve de davantage de compréhension… Comme en témoigne son interview, recueillie à Kinshasa, le 4 décembre.

Jeune Afrique : Voilà neuf ans que la Commission européenne et les pays du groupe Afrique-Caraïbes-Pacifique négocient les Accords de partenariat économique [APE]. Sans succès. Pourquoi cet échec ?

Karel De Gucht : Les APE sont en négociation depuis neuf ans, et moi je suis en poste depuis neuf mois ! J’ai hérité de ce dossier. Il faut un nouveau départ, c’est certain.

Comprenez-vous les craintes des Africains ?

Ils ont d’abord peur de perdre des revenus fiscaux, à tort : l’augmentation des relations commerciales créera de nouveaux revenus. Deuxième crainte : la réforme des impôts. Il faut reconnaître que c’est compliqué, chez nous comme chez eux. Enfin, ils semblent être réticents à élargir la libéralisation aux services. Ce qui est une erreur. Pour faire décoller une économie, les services sont encore plus importants que les biens.

Faut-il considérer les APE comme mort-nés et passer à autre chose ?

Je n’ai pas d’alternative immédiate. Sauf de parier sur les pays les plus volontaires. En Asie, nous négocions en ce moment des accords pays par pays. En Afrique, cela n’est pas possible car il y a beaucoup plus de pays et les économies sont plus petites. Il faudrait peut-être garder un tronc commun par région, en allant plus loin avec quelques pays. Quand les voisins constateront que la libéralisation des échanges, dans les services par exemple, donne des possibilités additionnelles, cela pourra provoquer un mouvement plus général.

Quelle est l’échéance pour la négociation des APE ?

L’Organisation mondiale du commerce [OMC] va entrer dans le dernier round de négociations du cycle de Doha et nous sommes contraints de garder en tête l’objectif de réciprocité. L’OMC demande de libéraliser à terme 90 % des échanges. Première flexibilité que nous pouvons proposer : considérer ce pourcentage comme une moyenne – 100 % avec certains, 80 % avec d’autres. Deuxième possibilité : ne libéraliser que les biens pour certains pays et étendre aux services pour ceux qui sont intéressés. Troisième option : poursuivre l’asymétrie, c’est-à-dire faire en sorte que nos marchés s’ouvrent un peu plus que les marchés africains.

Ne fallait-il pas commencer par développer l’appareil productif africain avant de l’ouvrir à la compétition ?

Je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas assez de compétitivité en Afrique. Je connais une coopérative de femmes au Mali qui, deux ans après son lancement, exportait déjà 600 000 tonnes de mangues ! Tout était bien organisé : logistique, conditionnement, production décentralisée. La réussite dans le commerce, c’est quoi ? C’est produire quelque chose pour lequel il y a un acheteur. Pourquoi le Kenya a-t-il réussi à vendre ses fleurs ? Parce qu’il s’est spécialisé dans une variété très demandée en Europe. Je ne vois pas pourquoi l’Afrique n’arriverait pas à se faire une place dans le commerce mondial.

Donc, à la différence des pays développés qui sont tous passés par une phase de protectionnisme, l’Afrique peut passer directement au libre-échange forcené ?

Mais les APE leur permettent de protéger leurs industries naissantes ! En 2008, l’Union européenne [UE] a investi 3 milliards d’euros dans l’aide au commerce, elle n’a jamais fait ça pour l’Amérique latine. Je comprends que certains secteurs aient besoin d’être protégés. Mais le protectionnisme dont on nous parle aujourd’hui veut augmenter les tarifs des importations. Ce n’est pas comme ça qu’on développe l’économie.

Les Africains pensent souvent que l’Europe s’éloigne du continent…

L’élargissement de l’UE vers l’Est fait que nous sommes sollicités par le Caucase, l’Ukraine, la Géorgie, les Balkans… C’est une zone qui offre de nouveaux et vastes marchés. Cela dit, les quinze pays membres d’origine n’ont pas du tout perdu leur intérêt pour l’Afrique. Mais nous sommes confrontés à une nouvelle situation. Il y a eu la Guerre froide, pendant laquelle tout était permis pour les États africains. Ensuite, la chute du mur de Berlin a changé nos relations avec l’Afrique, parfois de façon assez abrupte. Nous entrons dans une nouvelle phase, où les esprits sont dominés par la présence des Chinois. Mais ce n’est pas parce que les Chinois sont très actifs sur le continent que nous devons l’abandonner. Pensez-vous vraiment que les Occidentaux n’ont pas leur place dans les mines congolaises, par exemple ?

Les investissements européens en Afrique sont pourtant moindres que les chinois…

Certes, mais pourquoi ? Dans le secteur extractif, par exemple, on verra affluer beaucoup d’intérêts européens dès lors que les pays africains garantiront sûreté juridique et transparence. Le cadre que nous demandons est différent de celui que proposent les Chinois. Il ne faut pas espérer que l’Europe change son comportement.

Qu’est-ce qui intéresse l’Europe, en Afrique ?

Les ressources naturelles. Une démarche humaniste aussi. Nous avons un devoir vis-à-vis de l’Afrique. Ce n’est pas un hasard si l’Europe est le plus grand donateur d’aide au développement. Mais il faut aussi aider le continent à se développer grâce aux moyens qui ont fonctionné partout ailleurs. Et ce sont les échanges commerciaux. Je ne connais aucun pays qui se soit développé dans l’autarcie.

Les ressources naturelles minières ou pétrolières ne contribuent pas toujours au développement. Est-ce une « malédiction » ?

Redistribuer les revenus de ces industries est extrêmement complexe. Il faut un système fiscal très développé, des classes moyennes plus nombreuses que les défavorisées, et des contre-pouvoirs effectifs. Ce n’est pas l’industrie extractive qui fera décoller l’Afrique. C’est le commerce.


 source: Jeune Afrique