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L’accord de « libre dumping » UE/USA : un faux AMI pire que le vrai

Alternatives Economiques | 15 juin 2013

L’accord de « libre dumping » UE/USA : un faux AMI pire que le vrai (1)

Jean Gadrey

Il me faudra trois billets successifs sur ce que je considère comme un monstre néolibéral, un plan d’ajustement structurel pour l’Europe, avec des incidences mondiales. Tout le monde ne se souvient pas forcément de l’AMI, accord multilatéral sur l’investissement, dont « nous » avons obtenu le retrait en octobre 1998. Voir en annexe 1 ce qu’on trouve sur Wikipédia et qui me semble exact. Peu de gens sont mieux placés pour en parler que Susan George, qui fut alors aux premières lignes. En témoigne cette longue intervention d’avril 1999 que je conseille vivement . Elle y développait une analyse lucide et anticipatrice de ce qui se profilait déjà du côté du « club de Davos » pour contourner le retrait de l’AMI. Courts extraits :

« Au moment où j’écris, deux dangers principaux se profilent, car les néo-libéraux ont une double stratégie. D’une part, le transfert des négociations sur l’investissement à l’OMC [ce qui n’a pas marché par la suite, JG]. D’autre part, la création d’une VASTE ZONE DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE LES USA ET L’UNION EUROPÉENNE, BAPTISÉE PARTENARIAT ÉCONOMIQUE TRANSATLANTIQUE [PET]…

… Depuis 1995, Sir Leon Brittan, toujours lui, négociait avec les USA, sans mandat aucun, un “Nouveau Marché Transatlantique” [NTM]. Le 27 avril 1998, la France a officiellement récusé cette zone de libre-échange… Chose étrange, seulement trois semaines après cette déclaration française, LE PARTENARIAT ÉCONOMIQUE TRANSATLANTIQUE VOIT LE JOUR AU SOMMET DE LONDRES USA-UE DU 18 MAI 1998. Ce nouveau sigle du PET en remplacement du NMT a pu permettre à la France de sauver la face, mais pour ce qui est du contenu, c’est bonnet blanc et blanc bonnet…. Ce contenu… est fortement influencé par le Transatlantic Business Dialogue dont la grande conférence annuelle réunit les dirigeants du gratin des compagnies transnationales. »

Fin de citation.

AVOCATS DU PROJET, OPPOSANTS : L’EFFET DRACULA EST ACTIVÉ

Le projet actuel dit de « partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement » (PTCI, en anglais TTIP) est pire que l’AMI (billets suivants). Pour des raisons que je reporte en annexe 2, j’éviterai de le qualifier d’accord de « libre-échange ». Je trouve que c’est lui faire trop d’honneur que de l’associer au beau mot de liberté, et même à celui d’échange. Je parlerai d’accord de dérégulation, de suppression des protections collectives, de libre dumping ou libre jungle, de liberté d’exploitation des peuples par les multinationales, de « Grand Marché Transatlantique » (GMT), de l’Europe livrée aux appétits américains, etc. Je justifierai tout cela.

L’administration Obama pousse très fortement à un tel accord, sous la pression des multinationales US actuellement à la peine, bien que toujours terriblement puissantes. Elles ont essuyé un cruel échec en Amérique du Sud, un autre échec avec l’ACTA, mais remporté une victoire contre les peuples avec l’ALENA. Ce projet est désormais leur grande affaire. Du côté européen, les libéraux qui dominent la Commission et la plupart des chefs d’État, y compris sociaux-démocrates, chantent les louanges d’un tel projet. Au nom de quoi ? Vous avez deviné : au nom de la croissance ! Toutes les « libéralisations » et dérégulations, toutes les suppressions des protections sociales ou écologiques, se font au nom de la croissance comme bien commun surplombant, supposé entraîner par magie tous les autres, alors que la seule croissance visée est en réalité celle des profits des transnationales, via une exploitation plus « libre » des humains et de la nature. C’est fantastique : cela fait plus de vingt ans qu’ils dérégulent tout ce qu’ils peuvent, et cela fait vingt ans que la croissance diminue en tendance pour devenir quasi-nulle. Même si j’étais « croissanciste », je me méfierais de leur folie dérégulatrice.

J’ai utilisé dans ce qui suit des analyses, accessibles en ligne de : Mélenchon (octobre 2012 et mai 2013), Bové, Jadot, Filoche et Chavigné, Attac, Azam dans Politis (30 mai), un super texte de Berthelot sur l’agriculture, repris sur le site de EELV, les Amis de la Terre, la Confédération paysanne, les sites Médiapart, rue89, des syndicats… et quelques autres, plus les textes disponibles eux-mêmes. La position détaillée de la confédération européenne des syndicats est fort intéressante en dépit de son manque de fermeté à mon goût, mais si l’on prend en compte l’ensemble des conditions qu’elle pose pour qu’un tel accord puisse être signé, cela équivaut à refuser à peu près tout ce que vise le projet Obama/Barroso.

Avant d’en venir, dans les deux prochains billets, au contenu des projets, un premier constat encourageant doit être fait : l’effet Dracula (il meurt si on l’expose à la lumière) a commencé à opérer, et ce n’est pas fini, comme le prouvent toutes les prises de position que je viens d’évoquer. Ce combat a toutes chances de voir converger nombre de syndicats et d’associations écologistes, citoyennes, altermondialistes, mais aussi le monde de la culture, celui de la petite et moyenne paysannerie, et bien d’autres qui ont compris ou qui comprendront que l’objectif n’est pas la coopération des peuples et le bien commun mais la loi de la jungle mondialisée et le bien privé lucratif.

Billet suivant : L’accord de « libre jungle » UE/USA (2) : le contenu du projet


ANNEXE 1 SUR L’AMI (source Wikipédia)

« L’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a été négocié secrètement au sein des vingt-neuf pays membres de l’OCDE entre 1995 et avril 1997. Proposant une libéralisation accrue des échanges… il entraîna de vives protestations de la part des partisans de l’exception culturelle, des mouvements de défense de l’environnement et de quelques syndicats lors de sa divulgation au grand public par des mouvements de citoyens américains. Des ONG parviennent à se procurer le projet d’accord, et à alerter le public. Selon un de leurs leaders [et là, Wikipédia écrit « qui ? », alors que tout le monde sait qu’il s’agit de Susan George !] « l’AMI est comme Dracula : il meurt si on l’expose à la lumière ». Finalement, devant l’opposition française et la tiédeur des États-Unis, et suite au rapport commandé par Lionel Jospin à Catherine Lalumière qui déclare le projet « non réformable », l’AMI est abandonné en octobre 1998. »

Cet accord permettait 1) à une multinationale d’assigner en justice des gouvernements pratiquant le protectionnisme ou la préférence nationale, établissant des différences de traitement suivant la nationalité de l’investisseur ou créant des conditions de « concurrence déloyale » ; 2) à une entreprise de tenir le gouvernement pour responsable de toute entrave à son activité (ex : manifestations, grèves…) ; l’État se retrouvait donc le responsable, obligé d’indemniser l’entreprise.

Il remettait en cause diverses lois d’aides aux régions en retard de développement ; certaines lois d’aide à l’emploi, pour les travailleurs handicapés par exemple ; des lois sur la protection de l’environnement ; des lois favorisant le développement local, notamment dans les pays du Sud, etc.

ANNEXE 2 SUR LE « LIBRE-ÉCHANGE »

Il s’agit d’une question non pas sémantique, mais symbolique. Or dans ces combats, les mots et les symboles ont du poids. Beaucoup de militants de gauche, ou syndicalistes, ou associatifs, savent que le discours du « libre-échange » est fait pour tromper, pour dominer, pour supprimer des règles protectrices. Ils emploient ces termes avec une connotation négative, tout comme ceux de « libéralisme économique ». Mais pour la masse des citoyens, c’est moins clair. Associer dans « libre-échange » la liberté, une idée révolutionnaire, à l’échange, une autre idée sympathique pouvant renvoyer au lien social ou à la communication réciproque, a été une belle invention de la novlangue du libéralisme économique devenu néolibéral, actionnarial et financier.

Il est vrai que cette invention a subi, surtout en Europe, et encore plus en France depuis le referendum de 2005 sur le projet de constitution européenne avec sa concurrence dite « libre et non faussée » (encore de la novlangue pour nous enfumer), les coups de boutoir de la critique. Au point que désormais, les dominants évitent de trop mettre ces termes en avant, au moins en Europe. Ce n’est pas un hasard si l’accord de « libre-échange » qu’était l’AMI est devenu « accord multilatéral », si le projet actuel s’intitule « partenariat transatlantique », si les accords bilatéraux (APE) entre l’Europe et les pays d’Afrique portent le nom de « partenariat économique », et si l’accord entre le Canada et l’UE est appelé « accord économique et commercial global ». On a moins besoin de ruser en Amérique du Nord avec l’ALE (accord de libre-échange entre le Canada et les Etats-Unis) ou l’ALENA (accord de libre-échange nord-américain).

Mais dès qu’on quitte les intitulés marketing des projets, le « libre-échange » réapparaît dans le contenu des textes via la référence centrale à la « libéralisation du commerce et de l’investissement » et à la suppression exigée de ce qu’on nomme des « barrières » pour ne pas dire qu’il s’agit en général de protections et de conquêtes sociales et écologiques.

Selon moi, la dénonciation des pratiques effectives dites de « libre-échange » par les dominants passe aussi par la démonstration du fait que CE QUI EST VISE EST A L’OPPOSE DE LA LIBERTÉ revendiquée à juste titre dans la « liberté de penser », la « liberté de la presse », le logiciel « libre » ou la libre circulation des personnes et des idées. C’est aussi à l’opposé des échanges au sens d’échanges de bons procédés ou de la communication réciproque. La liberté pour laquelle des peuples combattent n’est pas celle du renard dans le poulailler, c’est l’exact opposé, c’est celle de tous et pour tous, celle qui met les renards hors d’état de nuire.


L’accord de « libre dumping » UE/USA (2) : le contenu du projet

Le projet actuel de PTCI figure dans un « projet de mandat » de l’UE en date du 12 mars, à l’intention du Conseil européen, en langue anglaise seulement. Il devait rester secret, mais il a fuité dès avril. Voir ce lien pour le texte intégral, traduit en français par un site militant.

Voici un extrait du début de ce projet : « L’accord devrait prévoir la libéralisation progressive et réciproque du commerce et de l’investissement en biens et services, ainsi que des règles sur les questions liées au commerce et à l’investissement, avec un accent particulier sur l’élimination des obstacles réglementaires inutiles. L’accord sera très ambitieux, allant au-delà des engagements actuels de l’OMC. »

Tout est dit, mais seulement pour les connaisseurs, car rien n’est dit de ce que cela implique de désastres économiques, sociaux, écologiques et démocratiques, et de destruction de l’idée d’une Europe des peuples, déjà très malade.

Pour y voir clair, il y a deux entrées possibles, que je vais croiser. On peut raisonner secteur par secteur, car, contrairement à ce qu’on nous raconte sur l’exception culturelle comme seule menace (billet 3), tous les secteurs ne mourront pas, mais tous seront frappés, comme les animaux malades de la peste.

L’autre entrée consiste à raisonner par type de mesures de dérégulation supprimant les « barrières » à l’entrée des renards dans le poulailler. Pardon pour ces allusions animales répétées, mais avec la libre jungle, on y est conduit.

LES « BARRIÈRES COMMERCIALES » (1) : LES DROITS DE DOUANE

Les « barrières » à lever sont de deux types. D’une part, des droits de douane sur le commerce des biens et des services. D’autre part, des règles du commerce et de l’investissement, qui sont considérées par les néolibéraux comme les plus importants « obstacles », l’inimitable Barroso parlant même de « fardeau » : « 80 % des gains attendus de l’accord viendront de la réduction du fardeau réglementaire et de la bureaucratie ».

Commençons par les droits de douane (DD). EN MOYENNE, ils sont faibles, tant en Europe qu’aux États-Unis, pour les produits industriels et agricoles : 5,2 % pour l’UE, 3,5 % aux USA. Mais la moyenne est l’arbre qui cache la forêt des écarts. Ainsi, pour les seuls produits industriels, les DD sont en moyenne un peu inférieurs aux USA (2,2 % contre 3,3 %), mais par exemple ils sont proches de zéro aux USA pour les matériels de transport, dont l’automobile, alors qu’ils atteignent 7,8 % pour l’UE. La pénalisation de ce secteur européen serait forte. Même la commission a reconnu, dans une étude d’impact, que cela conduirait à une « baisse importante » de l’activité dans la métallurgie européenne.

L’AGRICULTURE SERAIT TRÈS FORTEMENT FRAPPÉE. Selon G. Filoche, les DD sont nettement plus élevés en Europe dans un grand nombre de secteurs essentiels (viande, produits laitiers, minoterie, sucres et sucreries…). L’agro-économiste Jacques Berthelot va plus loin, dans un texte à lire intégralement (« La folie furieuse de vouloir intégrer l’agriculture dans un accord de libre-échange transatlantique UE-EU »). Il envisage tous les sous-secteurs de l’agriculture européenne, et il tient compte des subventions agricoles et de leur avenir dans le cadre de l’OMC ou aux États-Unis, ce qui est absent du projet de PTCI. Le diagnostic est sans appel :

« Les propositions du mandat de négociation « d’éliminer tous les droits sur le commerce bilatéral » entraîneraient UN SÉISME ÉCONOMIQUE, SOCIAL, ENVIRONNEMENTAL ET POLITIQUE SANS PRÉCÉDENT. C’est une perspective suicidaire, totalement opposée au développement durable que le mandat prétend se fixer comme objectif, un mensonge évident pour mieux faire passer le seul objectif réel d’ouverture totale des marchés dans le seul intérêt des multinationales et des marchés financiers. »

Mais, ajoute-t-il, démonstration à l’appui, « les perspectives d’un tel accord, et déjà de l’ouverture des négociations, seraient désastreuses pour les pays en développement (PED), surtout pour les pays ACP (Afrique/ Caraïbes/ Pacifique) ». Il est le seul à ma connaissance à montrer que les risques associés à cet accord présenté comme bilatéral vont s’étendre au reste du monde.

LES « BARRIÈRES COMMERCIALES » (2) : LES NORMES ET RÉGULATIONS

C’est le gros morceau et le risque majeur. Pour une raison simple : les normes et règles qui encadrent la production, le commerce (et l’investissement, billet suivant) dans un pays (ou un groupe de pays lorsqu’il y a des normes communes) sont un bon reflet de ce qu’une collectivité et/ou ses dirigeants considèrent comme juste et bon sur le triple plan social, écologique et économique. Un reflet des biens communs qu’ils estiment devoir « protéger » des appétits lucratifs en encadrant ces derniers et parfois en les mettant hors champ. Elles concernent des choix de modes de vie. Il ne s’agit pas d’idéaliser. On sait que certaines normes actuelles, après vingt à trente ans de réformes néolibérales (par exemple des services publics ou de ce qu’il en reste) constituent des protections faibles, insuffisantes et contestables. On sait que la France ne respecte pas des normes européennes (dernier exemple : les nitrates dans l’eau), mais aussi des normes… françaises.

Quoi qu’il en soit, abaisser ou supprimer des normes qui freinent le « libre » commerce et le « libre » investissement revient le plus souvent à réduire des garanties et des exigences de qualités : du travail et de l’emploi, des services et de l’intérêt général, des produits alimentaires ou industriels, etc. La directive Reach sur les produits chimiques est incomplète et insuffisante, le patronat a tout fait pour en réduire la portée, mais elle a haussé les normes européennes. Elle aurait du mal à survivre à l’accord de libre dumping, ce qu’a bien noté la CES.

Revenons à l’agriculture européenne. Elle n’est pas concernée seulement par les DD. Il existe en Europe des normes d’un niveau le plus souvent supérieur à celles qui existent aux Etats-Unis. « L’accord exposerait les Européens à laisser entrer les pires productions de l’agro-business étatsunien: bœuf aux hormones, volailles lavées au chlore, OGM, animaux nourris aux farines animales. Sans parler du fait que les USA ont des systèmes peu contraignants de traçabilité. Et qu’ils ne connaissent pas les « indications géographiques protégées ». Ils considèrent les appellations “Bourgogne” ou “Champagne” comme des noms génériques dont l’usage commercial doit être libre… Adieu les AOC et tout l’immense et patient travail de valorisation des produits qui vont avec » (Mélenchon, texte cité). Je ne dis pas que c’est ce qui se produira au terme de la négociation (si elle se poursuit, ce qu’il faudrait éviter), mais c’est un risque réel car il n’y a aucun doute sur la volonté des lobbies patronaux d’en finir avec un tel « fardeau ».

Et les services (soit pas loin de 80 % de l’emploi en France) ? Il faut distinguer les services publics (ou à dimension publique encore visible) et les autres. Je me limite ici aux services (plus ou moins) publics, mais j’évoquerai la culture, la finance et les assurances dans le prochain billet. LES SERVICES PUBLICS SONT DIRECTEMENT VISÉS : « l’accord concernera les monopoles publics, les entreprises publiques et les entreprises à droits spécifiques ou exclusifs ». L’accord vise ainsi « l’ouverture des marchés publics à tous les niveaux administratifs, national, régional et local ». Et il devra lutter contre l’impact négatif de barrières comme les « critères de localisation ». Impossible de promouvoir par exemple les services de proximité dans la fourniture des collectivités locales. Nombre de prestataires locaux, dont des associations, sont menacés.

L’enseignement et la santé ? Ce sont de grands marchés à étendre, dans un contexte dominé, aux Etats-Unis, par la puissance des hôpitaux et de l’enseignement privés à but lucratif.


L’accord de « libre dumping » UE/USA (3) : le contenu du projet, fin

Troisième et dernier billet, sur un autre gros morceau : le « libre » investissement et la « libre » finance, autres modalités d’entrée des libres renards dans le poulailler. Plus un complément sur l’exception culturelle. Je reviens toutefois en préalable sur les normes du commerce et de l’investissement et sur les désastres écologiques prévisibles.

DES NORMES UE/US (COMMERCE ET INVESTISSEMENT) TRÈS FAVORABLES AUX FIRMES US

Le problème est bien résumé par Mélenchon : « contrairement à ce qu’affirme la Commission… les États-Unis et l’Europe n’ont pas “des normes d’une rigueur analogue en matière d’emploi et de protection de l’environnement”. LES ÉTATS-UNIS SONT AUJOURD’HUI EN DEHORS DES PRINCIPAUX CADRES DU DROIT INTERNATIONAL EN MATIÈRE ÉCOLOGIQUE, SOCIALE ET CULTURELLE. Ils ne souscrivent pas à plusieurs conventions importantes de l’OIT sur le droit du travail. Ils n’appliquent pas le protocole de Kyoto contre le réchauffement climatique. Ils refusent la convention pour la biodiversité et les conventions de l’Unesco sur la diversité culturelle. Autant d’engagements souscrits par les pays européens… Un marché commun libéralisé avec les États-Unis tirerait donc toute l’Europe vers le bas… L’exemple vient du Bangladesh. Les trusts européens se sont accordés pour discuter des normes à appliquer, selon eux, à l’avenir… Les trusts yankees ne veulent entendre parler ni de ces discussions ni de normes d’aucune sorte. »

Gérard Filoche complète ainsi : « En apparence, il s’agit de deux blocs économiques d’importance équivalente. La réalité est cependant bien différente, la confrontation opposerait un porte-avion et un chalutier. Les États-Unis sont un géant économique, politique et diplomatique, l’Union européenne est un géant économique mais un nain politique…

Les États-Unis n’hésitent pas à verser toutes les aides publiques nécessaires au soutien de leurs « champions industriels ». Les articles 107 à 109 du traité de Lisbonne interdisent aux États membres de l’UE de verser des aides publiques aux entreprises… Les marchés publics des États-Unis sont réservés à 25 % à leurs PME. Un accord de « libre-échange » avec l’UE n’engagerait que l’État fédéral, pas les marchés publics des 50 États américains. La Commission européenne, de son côté, supprime à marche forcée toute restriction d’accès aux marchés publics des États-membres de l’Union européenne…

Les États-Unis ont une politique de change. Grâce à cette politique, la valeur du dollar par rapport à l’euro, au yen, au yuan, augmente ou diminue en fonction des intérêts des États-Unis… La valeur de l’euro par rapport au dollar a augmenté de 70 % entre 2002 et 2010, ce qui pénalise, de façon inouïe, les exportations de la zone euro…

Les salariés des États-Unis ont subi les effets de l’Alena, l’accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Ce ne sont pas les salaires et les conditions de vie des salariés mexicains qui ont été tirés vers le haut mais ceux des salariés des États-Unis et du Canada qui ont été tirés vers le bas. Les salariés de l’Europe des 15 n’ont pas vu leurs salaires et leurs conditions de travail tirés vers le haut lorsque l’Union européenne a ouvert grand ses portes aux pays de l’Europe centrale et orientale (les PECO) sans approfondissement démocratique et social préalable. Au contraire… L’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’UE soumettrait les salaires et les conditions de travail des salariés européens et américains à une double pression vers le bas : celle du Mexique d’un côté, celle des PECO de l’autre. » Fin de citation.

Même le rapport de Claude Revel, conseillère du commerce extérieur auprès de la Ministre du Commerce extérieur Nicole Bricq, affirme : « L’accord UE États-Unis à venir sera un accord fondamental par sa portée juridique ; les enjeux en termes de régulation à venir sont énormes. LE RAPPORT DE FORCES EST FAVORABLE AUX ÉTATS-UNIS ». Ce qui ne l’empêche pas ensuite d’écrire qu’il faut « prendre acte et tirer parti de la tendance vers la délégation de la règle au privé » et de considérer favorablement le fait « que se développe un marché des professionnels de la norme privée ». Comme dans le cas des agences de notation, sauf qu’ici ce sont toutes nos normes de production et de consommations qui leur seraient confiées !

Dans le même rapport, une confirmation : cet accord devait s’imposer au reste du monde. « Les simulacres de négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne sont plus de mise : ce sont aux États-Unis et à l’Union européenne d’imposer leurs normes. » (Filoche)

PRODUCTIVISME ET LIBRE DUMPING : ADIEU LA « TRANSITION »

Le projet table sur les exportations comme grand facteur de relance de l’activité, ce dont on peut douter. Il s’oppose donc à toute politique de relocalisation, pourtant écologiquement nécessaire. Il considère même une telle politique comme l’un des « fardeaux réglementaires ». En augmentant le trafic aérien et maritime de marchandises à travers l’Atlantique, la hausse des exportations fera encore grimper les émissions de gaz à effet de serre. La Commission a estimé que cette hausse était à prévoir, mais qu’elle serait limitée : entre 4 et 11 000 tonnes de CO2 par an. On peut également en douter. Mais, même limitée, cette hausse va rendre encore plus inatteignables les objectifs officiels de réduction des émissions, objectifs dont on sait qu’ils ne suffiront pas à éviter le pire.

Mélenchon écrit à juste titre : « En raison des différences de normes, cet accord sera une incitation au pire productivisme au détriment de la qualité sociale et écologique des produits [j’ajoute : et des processus de production]. Par exemple dans la construction, les normes françaises HQE sont beaucoup plus contraignantes que les normes américaines LEED. Idem en matière de limitation de la pollution automobile ou en matière de production d’énergie. Les constructeurs automobiles français ont d’ailleurs exprimé des réserves sur l’accord. »

Quant à José Bové, il n’est pas moins clair : « Ce n’est pas un accord de libre-échange que les multinationales veulent aujourd’hui, mais la possibilité de pouvoir attaquer des lois prises par les États qui réduiraient la profitabilité de leurs actions. Avec la mise en place d’un accord de ce type, les gouvernements et les assemblées se lient elles-mêmes les mains dans le dos. Avec la mise en place d’un accord de ce type, c’est la loi sur la fracturation hydraulique qui sera attaquée et les moratoires sur les OGM qui seront traînés en justice devant un tribunal international hébergé par la Banque Mondiale ».

L’INVESTISSEMENT ET LA FINANCE

En matière d’investissement, le mandat vise à atteindre le « plus haut niveau de libéralisation existant dans les accords de libre-échange ». Des mesures spécifiques de « protection des investisseurs » [ce sont les seuls qu’il faut protéger] devront être négociées, incluant [POINT CRUCIAL] un « régime de règlement des différends entre les États et les investisseurs »…C’était la logique de l’AMI. Mais cette fois, on va plus loin. Car si vous pensiez que les financiers et leur dévoué personnel politique ont tiré quelques leçons de la crise qui sévit depuis 2007, détrompez-vous. Le projet de mandat se prononce pour une « LIBÉRALISATION TOTALE DES PAIEMENTS COURANTS ET DES MOUVEMENTS DE CAPITAUX ». Manifestement, ce sont les « investisseurs » des places financières anglo-saxonnes les moins réglementées et les plus spéculatives qui ont tenu la plume. « Les géants du crédit hypothécaire états-unien pourront ainsi vendre leurs crédits pourris en Europe aux mêmes conditions que dans leur pays d’origine ». (Mélenchon). Autre exemple (Filoche) : « La confrontation entre le secteur des assurances des États-Unis et de notre pays aurait toutes les chances de mettre à mal nos mutuelles et les contrats qui ne peuvent pas (pour bénéficier d’avantages fiscaux substantiels) faire payer les souscripteurs en raison de leur état de santé. »

UNE EXCEPTION (CULTURELLE) QUI CONFIRME LA RÈGLE

Nos champions politiques français en font des tonnes sur l’exception culturelle. Leur idée est de présenter comme une énorme victoire le fait de la préserver, afin de faire passer le reste, soit plus de 95 % des dommages humains sociaux et écologiques prévisibles. C’est un peu comme pour le fameux « pacte de croissance », qui a été, comme vous le savez, « arraché » par François à Angela dans un combat titanesque où cette dernière s’est « contentée » du pacte de stabilité signé par la France contre des miettes qui ne mangeaient pas de pain et qui, en fait de croissance, nous ont menés à la récession.

Bien entendu, les mobilisations du monde de la culture sont très importantes, comme elles l’ont été pour contrer l’AMI. MAIS ON DEVRAIT CONSIDERER LE CAS DE LA CULTURE et de ses « protections » légitimes (qualité, spécificités nationales et locales, création, diffusion, statuts des personnes, aides publiques, etc.) COMME LE CAS GENERAL. Partout, bien qu’avec des pondérations diverses, il y a des biens communs, donc un besoin de règles écologiques et sociales pour les « protéger ». Les normes de pollution ou d’émissions des véhicules, les normes écologiques des bâtiments, les normes sanitaires, les normes de travail décent et de protection sociale, d’égalité entre les femmes et les hommes dans de nombreux domaines, sont des biens communs au même titre que la « biodiversité » culturelle à préserver. En passant, une lecture féministe de ce projet serait bien utile, car dans de tels cas, ce sont TOUJOURS les femmes qui trinquent le plus.

Ce combat oppose les biens communs et les profits privés d’une infime minorité. Il est vrai qu’en face, « ils ne lâchent rien ». Mais, sur ce coup, il y a de l’espoir. Encore faut-il de larges alliances pour que Dracula s’évanouisse. Alliances en France, mais aussi en Europe, y compris avec les pays du sud de l’Europe en mauvaise posture, car s’il est vrai que l’opposition française a été décisive pour refouler l’AMI en 1998, cela ne sera peut-être pas suffisant cette fois.

Ajout du 15 mai : Les ministres européens du commerce viennent de mandater la Commission européenne pour négocier le PTCI. Comme prévu, l’exception culturelle se trouve pour l’instant exclue des négociations, avec possibilité de rouvrir le dossier. Les choses sérieuses commencent.

LIEN VERS UNE VERSION PLUS COURTE (4 PAGES, FICHIER PDF) DE L’ENSEMBLE DES TROIS BILLETS : accord-ue_us-4p.pdf


 source: Alternatives Economiques