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L’accord transatlantique en question

La Vie | le 27/06/2013

L’accord transatlantique en question

propos recueillis par Liza Fabbian

Le projet d’accord transatlantique de libre-échange divise les Européens. La Vie a interrogé deux spécialistes aux convictions bien tranchées. D’un côté, Philippe Moreau Defarges, politologue spécialiste des questions européennes et de la mondialisation, qui juge cet accord nécessaire pour l’avenir économique de l’Europe. De l’autre, Benjamin Coriat, professeur d’économie et co-président des Economistes Atterrés, très opposé au projet.

Espoir de croissance ou danger ? Le principe même d’un accord commercial de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis est très discuté. Alors que ses défenseurs affirment qu’il s’agira d’un puissant levier de croissance, ses pourfendeurs craignent que le « modèle européen » en sorte affaibli. Si la France a obtenu vendredi 14 juin que l’audiovisuel soit exclu du mandat de négociations confié à la Commission européenne, d’autres points sensibles risquent en effet de se faire jour.

Philippe Moreau Defarges :
« Cette négociation est extrêmement importante pour l’économie européenne. Aujourd’hui, tout ce qui peut redonner un souffle aux échanges est bienvenu. Nos économies vont mal, et la négociation entre les deux parties de l’Atlantique est devenue primordiale pour tenter de relancer la croissance. A force de refuser tous les progrès, nous risquons de tout perdre ! Le protectionnisme est devenu une vraie passoire. Les Européens ne veulent pas des OGM, mais ils sont utilisés partout dans le monde. Quant à l’exception culturelle, c’est une illusion. Tout le monde peut contourner ce type de restriction, notamment par le téléchargement. En France, on ne veut même pas ouvrir de débat sur le gaz de schiste, ce n’est pas très démocratique ! La priorité aujourd’hui, c’est de relancer l’économie, et la France est en train de prendre une mauvaise voie en ne s’inscrivant pas dans une dynamique d’ouverture. Ce ne sont pas les emplois publics qui vont faire baisser le chômage. »

Benjamin Coriat :
« C’est un danger majeur. Je ne suis pas du tout protectionniste ni souverainiste et je considère qu’il y a toutes sortes d’accords qui ont joué un rôle positif par le passé. Mais ce projet est très mal venu et rempli de dangers pour l’Europe. Le niveau des barrières douanières de part et d’autre de l’Atlantique est déjà très bas, entre 2% et 4%. Le niveau des échanges est lui, très élevé : de l’ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars par an. Donc, ce que la Commission va négocier, ce ne sont pas des barrières commerciales, mais des normes et des réglementations. De ce point de vue, l’Europe a tout à perdre. En matière sanitaire, sur la filière animale, les OGM, l’écologie avec les gaz de schiste, la finance... Dans tous ces domaines le niveau de la réglementation américaine est beaucoup plus bas que chez nous. Donc, ces négociations qui s’engagent ne peuvent que déboucher sur un accord par le bas. L’Europe va voir se découdre une série de normes qui font sa spécificité, et va être inondée par des produits et des entreprises qui sont déjà installés sur des normes abaissées. »

Une négociation déséquilibrée ? Beaucoup d’observateurs craignent un rapport de force disproportionné entre une Europe politiquement divisée, et une Amérique unie et intransigeante, capable d’imposer facilement ses vues.

Philippe Moreau Defarges :
« Parler de négociations du ’fort au faible’ n’a pas de sens pour moi. Les négociations se font par définition dans une réciprocité mutuelle. Il faut bien sûr veiller à ce qu’il y ait une ouverture égale du côté américain. Les marchés publics notamment doivent être ouverts tant au niveau fédéral, que dans les différents Etats. Mais si on attend indéfiniment d’être à égalité totale, on n’avance jamais ! D’autant plus que les inégalités risquent de s’accroître encore. Si les négociations échouent, l’Europe sera la grande perdante, car les Américains se tourneront vers le Pacifique. Il faut faire bien attention à ce lien avec les Etats-Unis, d’autant plus qu’il nous a beaucoup apporté par le passé. »

Benjamin Coriat :
« Tous les Européens ne vont pas dans le sens de cet accord, qui risque de remettre en cause le modèle social et certaines valeurs européennes. On ne peut pas prédire quels seront les résultats de ces discussions, mais on va bel et bien dans cette direction : une série d’institutions, de normes, de valeurs, vont être minées. Ceux qui, derrière David Cameron, n’ont cessé de vouloir affaiblir l’Europe politique pour en faire une Europe de pur marché, voient au contraire dans ces négociation l’occasion de poursuivre l’abaissement des normes. Mais la plupart des pays ne peuvent qu’y perdre. L’énorme crise financière qu’on a traversé vient justement de la dérèglementation et de l’élimination des normes et contraintes qui pesaient sur le système bancaire américain. Aujourd’hui, l’Europe essaie de se reconstruire financièrement et de faire une union bancaire, tout en introduisant une taxe sur les transactions financières. Si on fait un grand marché avec les américains, tout cela sera sous pression extrême. »

Risque d’isolement de l’Europe ? Certains observateurs s’inquiètent de voir l’Europe isolée si les négociations échouent. La montée en puissance des pays émergents inquiète, poussant certains responsables Européens à tout miser sur le bilatéralisme.

Philippe Moreau Defarges :
« L’Amérique n’a pas que l’avantage de son unité. Elle a également le privilège de sa position géographique, entre Pacifique et Atlantique. Pour l’Europe, le partenaire qui compte, ce sont les Etats-Unis, car la Méditerranée est beaucoup moins intéressante économiquement et stratégiquement. Si ces négociations échouent, l’Europe sera la grande perdante ! Nous risquons de nous trouver isolés dans les prochaines années, sur le plan énergétique en particulier. Le monde est en train de changer très profondément, et il faut montrer qu’il y a une unité occidentale face aux émergents. »

Benjamin Coriat :
« Les négociations multilatérales au sein de l’OMC sont dans l’impasse, justement parce que les pays émergents ont posé certaines conditions, sur les normes en particulier. Alors on veut désormais privilégier le bilatéral... pourquoi pas ! Mais il est faux de dire que l’Union est incapable de négocier un accord avec la Chine, ou avec le Japon. Négocier un accord avec les Etats-Unis ne nous rend pas plus fort, au contraire. Une fois nos normes abaissées, nous serons affaiblis. Il n’y a pas que les américains qui soient en position de négocier ! »

La COMECE prévoit de se mobiliser
La Commission des Episcopats de la Communauté européenne souhaite apporter sa voix au débat, et « contribuer à une entente » entre les deux rives de l’Atlantique. Les premiers contacts ont été lancés, mais l’idée n’est, pour l’heure, qu’à l’état d’ébauche, prévient Stefan Lunte, conseiller auprès de la Commission. Il évoque un projet de « charte de valeurs entre les sociétés, des deux côtés de l’Atlantique, pour accompagner ces négociations », mais sans donner d’agenda plus précis.

 source: La Vie