Morgan Ody : « À la Via Campesina, nous voulons des politiques de régulation des marchés qui soutiennent et protègent les productions locales »
CADTM | 20 juin 2025
Morgan Ody : « À la Via Campesina, nous voulons des politiques de régulation des marchés qui soutiennent et protègent les productions locales »
Morgan Ody, Coordinatrice générale de la Via Campesina, mouvement paysan regroupant 180 organisations, présentes dans 81 pays et représentant 200 millions de paysan·es a répondu aux questions du CADTM. Deux sujets principaux sont abordés : le mouvement social paysan européen de 2024 et les alternatives à mettre en œuvre pour se rapprocher de la souveraineté alimentaire au Nord et au Sud.
CADTM : Peux-tu nous dire quelques mots sur les mouvements paysans qui ont frappé plusieurs pays européens au début de l’année 2024 ?
Il y a une crise sociale dans la paysannerie européenne qui est très profonde. En lien avec cette crise, les protestations de janvier, février et mars 2024, sont un mouvement historique. C’est un mouvement qui est parti de la base, d’une colère et d’une souffrance notamment du fait de prix insuffisants pour pouvoir vivre du métier de paysan·nes. Ces colères sont en lien avec le libre-échange et la concurrence de produits qui arrivent sur le marché européen avec lesquels on ne peut pas lutter.
Dès le début du mouvement, il y a eu une tentative de récupération très forte de cette souffrance agricole par l’extrême droite. La Coordination européenne de la Via Campesina (CEVC) a décidé d’accompagner ce mouvement de manière très forte pour limiter cette récupération. Parce qu’on se rend bien compte que les colères sociales abandonnées par les mouvements sociaux mènent à une extrême-droitisation des débats. Ce qui est au cœur de cette crise, c’est la question sociale, ce ne sont pas des questions identitaires. Et ça ne sert pas à grand-chose de dénoncer l’extrême droite dans ces moments-là. Ce qu’il faut faire, c’est écouter les revendications des gens qui sont dans la rue et apporter des réponses aux problématiques sociales des reve-nus, d’appauvrissement, d’isolement.
CADTM : Est-ce que les différents mouvements qui ont eu lieu en Europe sont comparables ?
Même si le mouvement était européen, les mouvements ont pris des formes un peu différentes selon les pays. La situation n’était pas exactement la même en Allemagne, en France, en Belgique, en Grèce, en Po-logne, en Roumanie et en Espagne. Par exemple, en Roumanie et en Pologne, le problème principal a été la question des importations à très bas prix venues d’Ukraine.
En Belgique et en France, cette question d’une concurrence avec laquelle on ne peut pas rivaliser est sortie via les revendications sur l’accord UE-MERCOSUR.
En Espagne, le mouvement était assez spécifique. En 2021, une loi a été votée en Espagne. Elle permet une bien meilleure situation économique agricole dans ce pays que dans d’autres pays européens. Cette loi, nommée « loi sur les chaînes alimentaires », est une loi qui interdit la vente à perte. Autrement dit, elle inter-dit que les distributeurs et autres acheteurs à différents niveaux achètent sous les coûts de production. Elle a mis en place des observatoires publics des prix agricoles et des coûts de production. Elle permet également aux agriculteur·ices de déposer des plaintes anonymes quand iels estiment qu’on ne les paie pas aux justes prix, avec un système d’amendes très dissuasif. Dans ce pays, ce sont des groupuscules d’extrême droite qui ont provoqué une agitation, et qui, malgré leur nombre très faible, sont parvenus à attirer la lumière des médias sur eux.
CADTM : Quels enseignements tirez-vous de ce mouvement et de votre participation en tant que Via Campesina ?
On est assez content·es car on a réussi à avoir des discussions importantes avec les organisations et à se coordonner autour de revendications communes : avoir des prix qui couvrent les coûts de production et qui permettent d’avoir un revenu décent pour tous les agriculteur·ices via la révision de la directive sur les pra-tiques commerciales déloyales, sur le modèle de la loi espagnole. Autrement dit, nous militons pour la trans-position du modèle espagnol au niveau européen.
La Via Campesina a également co-organisé deux manifestations importantes à Bruxelles (1er et 26 février 2024). Cela nous a permis d’acquérir une légitimité au niveau européen qu’on n’avait pas auparavant. Plu-sieurs rencontres ont été organisées, dont une avec Ursula Von der Leyen (Présidente de la Commission européenne). On sait très bien que ces rencontres ne suffisent pas à ébranler le dogme néolibéral européen qui est très puissant et très installé. Mais c’est une victoire en termes de visibilité et d’interlocution avec les décideurs et les décideuses européen·nes.
On s’est aussi retrouvé·es avec plusieurs organisations sur l’explication de ce mouvement, qui est le fruit d’une contradiction entre la dérégulation de l’agriculture, mise entre les mains du marché depuis la réforme de la Politique agricole commune (PAC) en 1992, et la volonté de mise en place du Pacte vert par la Com-mission européenne depuis quelques années. Ce Pacte vert comprend notamment la stratégie « De la ferme à la fourchette », qu’on a d’abord soutenue en tant que Via Campesina, car la baisse d’utilisation des pesti-cides et des engrais de synthèse est urgente. Depuis le début, on dit que les conditionnalités sociales de la PAC ne répondent pas du tout aux enjeux de cette transition et que, si on voulait faire une transition agroé-cologique, il faudrait que les prix agricoles augmentent et couvrent les prix d’une production agricole du-rable. Il faut stopper la mise en concurrence avec des productions, qu’elles soient produites au niveau euro-péen ou à l’extérieur, qui utilisent des produits chimiques qui permettent d’être plus compétitifs.
Cette crise s’est donc focalisée au niveau environnemental car on était dans ces contradictions-la. Un sys-tème néolibéral avec une injonction à la compétitivité d’une part, et une injonction à verdir nos pratiques d’autre part, qui nous rend moins compétitifs. Face à cela, les paysan·nes se retrouvent bloqué·es.
CADTM : Au vu du mouvement et de la contradiction que tu viens d’expliquer, quelle a été la réaction des organisations agricoles ?
Le COPA-COGECA (Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (COPA) – Confédération générale des coopératives agricoles de l’Union européenne (COGECA)) a dit : vu la situa-tion, on arrête avec le pacte vert pour rester compétitifs. À la Via Campesina, on a dit : il faut garder l’ambition d’une transition agroécologique de l’agriculture européenne, et donc il faut remettre en cause le cadre libre-échangiste néolibéral, et l’injonction à la compétitivité, et il faut protéger les agriculteur·ices eu-ropéen·nes. On voit très clairement deux visions qui se dégagent. Évidemment, les gouvernements et la Commission européenne ont fait le choix très clair de dire : on abandonne les standards environnementaux pour pouvoir préserver l’objectif principal de l’Union européenne, qui est la compétitivité internationale, et le business.
Et donc, logiquement, on est assez en colère et tristes du résultat politique de ces protestations qui amènent à une dérégulation environnementale, mais on a quand même l’impression que la population a compris cette contradiction et que la demande de prix justes, pour pouvoir faire la transition environnementale, est de plus en plus comprise par la société.
CADTM : Tu parlais des rencontres avec des représentant·es de la Commission européenne, ou du Conseil européen. Est-ce que vous arrivez à vous faire entendre un minimum ?
Il y a des sujets sur lesquels on n’arrive pas à faire bouger les lignes. Sur l’accord UE-MERCOSUR, on n’y arrive pas. Alors que ça fait vraiment partie de nos priorités d’arrêter ces accords de libre-échange. Il va falloir tenir bon dans les différents pays où on peut avoir un véto : France, Pays-Bas, Belgique etc. Déjà, sans les mobilisations de début 2024, l’accord serait déjà signé. Ça a permis de gagner du temps jusqu’aux élections européennes. Mais ils veulent le signer, car c’est leur logiciel et qu’il y a un enjeu d’aller chercher les matières premières dans les pays du MERCOSUR. Ils veulent brader l’agriculture européenne pour avoir accès aux matières premières de l’industrie verte, notamment tout ce qui est métaux rares et biomasse de ces pays-là. Ils le font au nom de la transition verte, ce qui est assez hallucinant. Donc, clairement, le dogme néolibéral est loin d’être ébranlé au niveau européen.
Pareil, quand on demande de limiter les marges des multinationales du secteur agroalimentaire, on nous répond qu’on va perdre en compétitivité.
Ce sur quoi on arrive à discuter, c’est un possible renforcement de la directive sur les pratiques commerciales déloyales. Vu que ça existe déjà en Espagne, qu’en France, ils sont assez ouverts à l’idée, qu’en Belgique aussi, ça semble quelque chose de réaliste. Ce qu’on veut, c’est une obligation à l’échelle européenne que les prix payés aux agriculteur·ices couvrent les coûts de production. Ça va être une bataille difficile mais vis-à-vis de l’opinion publique, on a un argument très fort : pourquoi est-ce qu’on devrait vendre nos produits sous nos coûts de production. Ils ont beaucoup de mal à répondre face à cela. Donc il y a des ouvertures là-dessus.
CADTM : Plus largement, quelles sont les alternatives proposées par la Via Campesina à l’échelle européenne ?
Ce dont on a besoin, c’est d’une nouvelle politique agricole commune, sur des bases très différentes de celle qu’on a à l’heure actuelle. Aujourd’hui, pour une grande majorité des décideurs et décideuses européen·nes, la PAC, c’est une politique de distribution de subventions. Nous, on veut que la PAC redevienne une politique de régulation des marchés. Une politique basée sur des stocks publics, des prix minimums d’intervention, de la gestion de l’offre, du pilotage des grands volumes de production pour arriver à un pilotage sur les prix agricoles. Ce qu’était la PAC avant 1992 et ce que sont les politiques agricoles des autres gros blocs. C’est la politique agricole chinoise, indienne, étasunienne, canadienne… Donc, en fait, le système européen de distribution massive d’aides publiques qui permettent aux agriculteur·ices européen·nes de vendre leurs produits sous les coûts de production, on est les derniers à faire ça. Ça coûte très très cher pour être compétitif, sans aucun pilotage – c’est-à-dire que même quand les prix des céréales sont très élevés, on donne quand même des aides aux céréaliers. C’est un gaspillage d’argent public hallucinant, alors que si on réorientait la PAC vers une régulation des marchés, on se donnerait des marges de manœuvre pour que cet argent public, qui est nécessaire, soit réorienté massivement vers la transition agroécologique.
En fait, la technocratie européenne se voit souvent comme les premiers de la classe, alors qu’on est très en retard sur cette question de régulation des marchés. On est à la ramasse, on est hyperdépendant·es des chaînes de valeurs internationales, notamment en termes d’élevage. Dans le contexte géopolitique actuel, ce n’est pas très raisonnable, et les responsables politiques le comprennent bien. Ce que je viens de développer est un moyen de les prendre à leur propre jeu, car signer des accords de libre-échange et vouloir exporter au plus bas prix est vraiment contradictoire avec cet objectif d’autonomie stratégique.
Par exemple, aux États-Unis, quand les prix du lait passent sous les prix de référence, il y a des aides pour les agriculteur·ices. Quand le prix repasse au-dessus du prix de référence, ces aides s’arrêtent. Pour ça, il faut de l’argent. L’argent devra également être utilisé pour aider à la transition agroécologique, au changement des pratiques, au désendettement de fermes qui sont piégées par la dette. Il faut que l’argent public dépensé soit utile, et ne serve pas simplement à être compétitifs sur les marchés internationaux.
CADTM : Les alternatives et revendications sont-elles comparables au Nord et au Sud ?
"Ce qu’on veut partout, petit·es paysan·nes, ce sont des politiques de régulation des marchés, des politiques de souveraineté alimentaire, des politiques qui soutiennent et protègent les productions locales"
Oui. Par exemple, la revendication de régulation des marchés est partagée par les mouvements sociaux autant au Sud qu’au Nord. Elle était au centre des mobilisations en Inde en 2020-2021, qui ont d’ailleurs repris début 2024 (prix minimum d’intervention, stocks publics). Ces revendications sont très proches de celles qu’on a ici en Europe, mais aussi en Afrique de l’Ouest. En Inde, leur système est plutôt bon et ils essaient de le défendre et de l’améliorer, avec une hausse des prix minimums d’intervention. Iels se mobilisent car leur système, comme partout, est menacé par les grandes entreprises indiennes, qui voient très bien les profits qu’elles pourraient se faire en privatisant les stocks, en baissant les prix payés aux producteur·ices et en augmentant les prix payés par les consommateur·ices pour augmenter leurs marges.
Comme je le disais, il y a des revendications similaires en Afrique de l’Ouest, où il y a un enjeu de produire davantage pour être moins dépendants des importations. Par exemple, un prix minimum d’intervention sur le riz leur permettrait d’être rapidement autosuffisants.
En ce sens, le cadre Nord-Sud n’est plus très valable dans ce cas-là. Comme on l’a montré en Inde avec les grandes entreprises qui poussent pour déréguler, il y a des conflits Nord-Sud, mais il y a aussi des conflits internes aux pays. Ce qu’on veut partout, au Nord et au Sud, petit·es paysan·nes, ce sont des politiques de régulation des marchés, des politiques de souveraineté alimentaire, des politiques qui soutiennent et protègent les productions locales.
Évidemment, on se bat aussi pour l’accès à la terre, notamment en Amérique latine, où le mouvement des sans-terre est très important. Pour pouvoir lutter pour le revenu, il faut déjà avoir de la terre, car il faut avoir quelque chose à vendre. La première étape, c’est donc d’avoir accès aux terres. Pour les mouvements de sans-terre, ces luttes pour le revenu ont assez peu de sens, car pour eux, c’est l’étape d’après. En Europe, en Inde et en Afrique de l’Ouest, les luttes pour la régulation des marchés ont plus de sens car nous sommes des organisations de personnes qui avons déjà des terres. En Amérique latine, la lutte principale est la lutte pour l’accès à la terre.
CADTM : Et dans un monde idéal, quelle serait la situation souhaitable ? Par exemple, en termes de dosage d’échanges internationaux, d’exportations ?
L’une des choses qui ont été actées à la Conférence internationale de la Via Campesina, à Bogota (Colombie) en décembre 2023, c’est que la Via Campesina va continuer à s’opposer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) mais, qu’en parallèle, on va proposer un nouveau cadre international de commerce basé sur la souveraineté alimentaire. Et on a travaillé sur les grandes lignes de règles de commerce basées sur la souveraineté alimentaire.
La première règle est la suivante : la souveraineté alimentaire passe avant le commerce. Tous les pays ont le droit de mettre en place des barrières douanières, des stocks publics, des prix minimums d’intervention, des standards qui correspondent aux besoins de leurs populations. Chaque pays a le droit de décider de ses politiques agricoles en fonction de ses réalités culturelles, économiques etc. C’est le contraire de l’OMC. On considère l’agriculture comme un moyen d’attendre la souveraineté alimentaire dans les pays, et ensuite on parle commerce.
Pour nous, les règles de commerce doivent être fondées sur la coopération et la solidarité. Et pour ça, on pense qu’il faut qu’aucun pays ne soit exclu du commerce international. On est contre les sanctions, notamment les sanctions unilatérales qui excluent des pays du commerce international. Selon nous, le commerce doit d’abord être régional avant d’être global. C’est mieux de commercer au niveau européen qu’à l’international par exemple. On est favorable à ce qu’il y ait des systèmes d’échanges basés sur des contrats de pays à pays. Plusieurs pays asiatiques le font sur le riz. Cela permet une beaucoup plus grande stabilité du commerce du riz car l’essentiel de ce commerce ne passe pas par les marchés boursiers mais par des contrats de long terme de gouvernement à gouvernement.
Par exemple, la France envoie du blé à l’Égypte de façon structurelle, car elle est plutôt excédentaire en blé, et l’Égypte plutôt déficitaire. On pense qu’il faut continuer à commercer avec l’Égypte sur du grain, mais sur la base de contrats de pays à pays.
Dans les règles d’un commerce plus juste, il faut prendre en compte de manière très sérieuse la question des catastrophes environnementales et des conflits armés car c’est souvent dans ces moments-là qu’il y a des stratégies commerciales très offensives. Par exemple, les OGM sont souvent introduits via l’aide alimentaire. Ce sont des moments de destruction très rapide de la souveraineté alimentaire. Il faut réfléchir à ces moments-là qui risquent d’être de plus en plus réguliers pour s’assurer qu’il y a une aide alimentaire. Mais elle ne doit pas être conditionnée et elle doit respecter les standards du pays qui reçoit l’aide. Aussi vite que possible, il faut que l’aide soit une aide à reconstruire une production locale pour remplacer cette aide alimentaire. Très souvent, après des catastrophes, des pays reçoivent de l’aide alimentaire qui ne permet pas, économiquement, que la production reparte car les petits producteurs et les petites productrices sont confronté·es à une aide qui arrive à des prix qui battent toute concurrence et qui détruisent la production locale. On veut changer ce système-là.
On a aussi réfléchi à plusieurs règles concernant la dette, pour éviter que la dette oblige des pays à orienter les productions vers l’exportation pour importer des devises. Pour avoir des dollars et rembourser leur dette en dollars, ces pays sont obligés de vendre du thé, du cacao, du café… On insiste sur la nécessité d’avoir des audits de la dette pour annuler une partie ou la totalité des dettes, notamment des pays du Sud. Pour sortir de ces engrenages. Il y a aussi tout un questionnement autour de la monnaie. Il faut une diversification des monnaies du commerce international pour un commerce plus juste.
CADTM : Est-ce qu’une éventuelle augmentation du revenu des agriculteur·ices ne se répercuterait pas sur les consommateur·ices, ce qui pourrait engendrer une opposition de ces derniers qui seraient plus sensibles aux discours d’extrême droite ?
Je vais répondre par un exemple très précis. Entre 2000 et 2020, en Belgique, le prix du lait est passé pour les consommateur·ices de 57 centimes à 87 centimes en moyenne. Il y a eu une augmentation importante. Le prix payé au producteur a baissé d’un centime sur cette période. La marge prise par l’industrie agroalimentaire et la grande distribution a énormément augmenté. Donc il n’y a pas forcément de lien entre l’augmentation du prix payé par les consommateur·ices et le prix payé aux producteurs et productrices. Ces dernières décennies, comme le montre cet exemple, on a assisté à une baisse ou à une stagnation du prix payé aux producteurs et productrices et à une augmentation très forte du prix des produits alimentaires avec une hausse des marges de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution. La part du prix des produits agricoles dans les prix alimentaires, c’est 15 %, grand maximum. Et c’est beaucoup moins de 10 % pour un certain nombre de produits. Donc, si on augmente de 10 % les prix des produits agricoles, ça n’augmente pas de 10 % les prix de l’alimentation. La régulation des marchés que nous demandons doit aussi permettre de réguler les marges de l’agroindustriel et de la grande distribution, principales sources de la hausse des prix pour les consommateur·ices.
En Inde, par exemple, ils régulent des deux côtés. Ils régulent pour les producteurs mais ils régulent aussi à la consommation, notamment pour empêcher la spéculation. Car ce sont les phénomènes spéculatifs qui créent les augmentations massives de prix.
CADTM : C’est ce qui s’est passé au début de la guerre en Ukraine ?
Tout à fait. Après le Covid et au début de la guerre en Ukraine, il y a eu des phénomènes massifs de spéculation sur les grains, synonyme de multiplication par quatre des prix sur les marchés internationaux, sans lien avec les récoltes qui étaient très bonnes. Il y a eu un phénomène de panique très largement alimenté par des personnes qui avaient intérêt à cette panique pour faire monter les prix. Quand on regarde les revenus des quatre principales multinationales (Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill, Dreyfus) qui font du trading de grains, c’est hallucinant. Ils ont fait des profits historiques, provoquant la hausse des prix alimentaires partout dans le monde, et amenant à de l’insécurité alimentaire assez forte. Ce fut notamment le cas en Égypte, dans des endroits très dépendants des importations de grains. Réguler les marchés permettrait de stopper ces phénomènes de spéculation.
CADTM : Pourrais-tu expliquer le mécanisme spéculatif sur les stocks agricoles ?
Quand les stocks sont privés, comme en Europe, et que les prix montent, les multinationales, qui ont les stocks, attendent que les prix continuent de monter pour pouvoir revendre aussi cher que possible. Quand les prix baissent, ils vont attendre pour acheter aux producteurs et productrices que les prix baissent encore plus, et donc ils vont jouer le jeu de la baisse des prix. Le fait d’avoir des stocks privés accentue les phénomènes spéculatifs.
Alors que quand on a des stocks publics, l’un des usages des stocks est de contrer les phénomènes spéculatifs. Par exemple, quand les prix commencent à monter, on renvoie des stocks sur le marché pour pouvoir faire baisser les prix. Quand les prix baissent, on rachète et on renfloue les stocks pour pouvoir faire remonter les prix. L’outil des stocks publics est un outil essentiel de régulation des marchés. Mais l’Union européenne suit un dogme d’opposition totale aux stocks publics. Par exemple, un des thèmes principaux sur lesquelles se bat l’Union européenne à l’OMC est d’attaquer les stocks publics indiens.
CADTM : Un mot sur la position de la Via Campesina sur la Sécurité sociale de l’alimentation ?
C’est surtout un débat dans des pays où il y a un système de Sécurité sociale. Mais, c’est l’application du droit à l’alimentation. Il y a un droit à l’alimentation, qui est le droit à une alimentation choisie, c’est très éloigné de l’aide alimentaire. Et pour nous, toutes ces discussions autour de la Sécurité sociale de l’alimentation sont nécessaires car elles enlèvent la question de l’alimentation d’un secteur de consommation marchande, et ça la met dans le panier de la question des droits. C’est donc une approche intéressante.