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Sortir du libre-échange : vers un commerce international axé sur la souveraineté alimentaire

Photo: La Via Campesina

CADTM | 27 juin 2025

Sortir du libre-échange : vers un commerce international axé sur la souveraineté alimentaire

par Francesca Monteverdi

Les agriculteur·ices réclament une cohérence de l’UE. Pour cela, il faudrait revoir radicalement les politiques agricoles et commerciales européennes en mettant l’accent sur la souveraineté alimentaire, afin de redonner aux populations le contrôle sur la manière dont elles se nourrissent.

Les origines de la crise agricole

Avec la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, l’agriculture intègre les politiques de libre-échange. L’Accord sur l’agriculture a instauré une mise en concurrence des États dans le domaine agricole à l’échelle mondiale. Cet accord lève les barrières au commerce de denrées agricoles, et entérine une réduction significative des mesures de soutien et de protection de l’agriculture. En Europe, cela s’est traduit par la réforme de la Politique agricole commune (PAC), qui a substitué les aides au prix par des aides à l’hectare. Cette pression pour intégrer l’agriculture dans le libre-échange, menée par les États-Unis et par l’UE pour ouvrir de nouveaux marchés à leurs produits agricoles, aura des conséquences graves pour les exploitations familiales tant dans les régions du Nord que du Sud global.

Les règles du commerce international façonnent notre système alimentaire et orientent la production agricole vers l’exportation selon la logique de l’avantage comparatif [1] : des pays du Sud qui se spécialisent dans la production des matières premières et des pays occidentaux qui exportent des produits à haute valeur ajoutée. Cette spécialisation a engendré des déséquilibres régionaux, créant des dépendances structurelles aux importations pour certains pays, comme l’Afrique du Nord pour les céréales, tandis que d’autres, tels que la Russie et l’Ukraine, en sont largement excédentaires.

Les impacts du commerce international sur l’agriculture familiale

Pour rester concurrentielle dans un marché global, l’UE subsidie sa production agricole à travers la PAC afin d’assurer des prix compétitifs. Les aides à l’hectare de la PAC ont favorisé la croissance des fermes et la concentration des ressources entre les mains de l’industrie agroalimentaire, qui peut désormais se permettre d’imposer le prix à l’agriculteur·ice, même en dessous du prix de production. Entre 2005 et 2016, l’UE a perdu 30 % de ses exploitations agricoles. Dans le même temps, la surface agricole y est restée stable, car les terres sont rachetées par de plus grandes exploitations [2].

De l’autre côté, les pays du Sud global se reposent de plus en plus sur les importations à bas coût des pays riches pour nourrir leur population en croissance. L’endettement de ces mêmes pays les a conduits à devoir adopter les plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale qui ont orienté leur agriculture vers des monocultures d’exportation pour payer leur dette. Ce « tout au marché » a fragilisé l’agriculture familiale, ce qui a finalement renforcé l’insécurité alimentaire dans ces mêmes pays.

Le développement du commerce international associé à la promotion d’un modèle agro-industriel a conduit à l’émergence d’oligopoles dans tous les secteurs : pesticides, engrais, semences, génétique, transformation, distribution. Cette tendance va à l’encontre de l’allocation des ressources par le libre marché, comme l’a envisagé Ricardo. La libéralisation des marchés a facilité la circulation des marchandises à travers le monde à un coût considérable. Selon la FAO, le coût social et environnemental caché du modèle agricole industriel est équivalent à 10 % du produit intérieur brut mondial [3].

L’accord UE-Mercosur : une concurrence déloyale au détriment de tous

Alors que les agriculteur·ices manifestaient dans toute l’Europe, la Commission européenne a continué à négocier l’accord entre l’UE et les pays du Mercosur. S’il entre en vigueur, il deviendra l’un des plus importants accords commerciaux au monde : 780 millions de consommateur·ices et un tiers du PIB mondial. Cependant, cet accord favorable aux multinationales stimulerait le commerce de produits nocifs entre les deux régions, en supprimant la plupart des droits de douane sur les biens et les services.

En négociation depuis 25 ans, cet accord se base sur un modèle économique dépassé, qui reflète les déséquilibres historiques entre l’Europe et l’Amérique latine. La majorité des exportations de l’UE vers le Mercosur sont des produits transformés (produits chimiques, voitures), tandis que les exportations du Mercosur vers l’Europe sont principalement de ressources agricoles et minérales. Les gains espérés par l’industrie bovine du Mercosur et de l’industrie automobile européenne ont conduit les observateurs à qualifier UE-Mercosur d’accord « voitures contre vaches ».

Cet accord renforce une concurrence déloyale entre les agriculteur·ices européen·nes et l’agro-industrie sud-américaine. Par exemple, les exportations de bœuf, dont 99 000 tonnes bénéficieront de tarifs réduits, suscitent des préoccupations des éleveur·euses européen·es et belges qui craignent l’impact prévisible sur les prix.

Les produits concernés par l’accord (soja, viande bovine, éthanol, sucre…) sont parmi les principaux facteurs de déforestation, d’émissions de gaz à effet de serre, de conflits fonciers et de violations des droits humains. Les pesticides utilisés dans la production de ces produits posent aussi des risques pour la santé. Entre 2018 et 2019, l’UE a exporté vers le Mercosur près de 7 millions de kilos de pesticides dont l’utilisation est interdite sur le territoire de l’UE.

FOCUS : Dans l’État de Maranhão, au cœur de la frontière agricole de l’agrobusiness brésilien, Matopiba [4], la communauté quilombola de Coqualinho est menacée d’expulsion de sa terre ancestrale en raison de l’expansion des champs de soja. Le Maranhão est parmi les États les plus violents contre les défenseur·es de la terre, avec 13 345 familles impactées en 2022 [5]. Les menaces envers ces communautés sont directes, allant des violences verbales au blocage d’accès au campement, mais aussi indirectes, notamment par l’utilisation de pesticides et les incendies. Les grands propriétaires terriens utilisent le feu pour défricher et étendre leurs cultures, souvent sans aucun contrôle. Une fois le terrain défriché, ils occupent la terre pour y cultiver du soja et du maïs destinés à l’exportation. Ces cultures ont une utilisation intensive de pesticides, pulvérisés également par avion, ce qui affecte la santé des communautés en contaminant leur seule source d’eau. Selon une analyse, neuf types de pesticides toxiques ont été retrouvés dans la canalisation à côté du campement [6]. Répondant aux intérêts du parlement brésilien, largement influencé par les lobbies de l’agrobusiness, le président Lula a récemment émis un nouveau décret pour réactiver le développement agricole de Matopiba [7].

Les accords de libre-échange ont aussi signifié une perte de souveraineté des États et des populations dans la définition de leurs politiques alimentaires. L’information sur les accords de libre-échange est limitée, les négociations se déroulant dans un secret quasi total, ce qui entrave un débat public transparent.

L’accord UE-Mercosur a été négocié sans aucune participation de la société civile, ni consultation des communautés locales et des syndicats. La société civile européenne et du Mercosur, plusieurs parlements nationaux et gouvernements, ont exprimé leur opposition à cet accord. En dépit de cette opposition, la Commission européenne cherche à contourner ces objections en dissociant la partie commerciale de l’accord, ce qui permettrait d’adopter cette section sans l’approbation des parlements nationaux.

Vers un autre modèle

Les critiques paysannes contre le libre-échange s’expriment lors de mobilisations agricoles, soutenues par La Via Campesina. Il est crucial aujourd’hui de débattre démocratiquement du modèle du libre-échange à la lumière du besoin de relocalisation de nos systèmes alimentaires révélé par la pandémie et par la guerre en Ukraine. La transition vers une agriculture durable implique aussi une révision de la politique commerciale de l’Union européenne et ses partenariats autour de la souveraineté alimentaire. Cela devrait être accompagné par une réforme profonde des règles du commerce agricole pour les rendre compatibles avec l’Accord de Paris et la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysan·nes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP). L’alimentation doit avant tout être améliorée au niveau local, dans l’UE comme dans le Sud, et ne plus être pensée comme un produit financier à échanger. Le système actuel d’échanges de denrées alimentaires basé sur la compétition vers le moins cher n’est pas durable et nous rend tous et toutes plus vulnérables.

Notes

[1] C’est une théorie, élaborée par l’économiste David Ricardo (1772-1823), qui défend l’intérêt pour un pays de se spécialiser dans la production d’un produit ou service dans lequel il détient le meilleur avantage par rapport à la concurrence.

[2] Eurostat, « Agriculture, forestry and fishery statistics », 2020.

[3] FAO, “La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2023 », 2023 : https://openknowledge.fao.org/items/ee967bf3-aaea-44d0-9e2c-fbe2bd658606

[4] Le Matopiba est une région formée par l’État brésilien du Tocantins et des parties des États du Maranhão, du Piauí et de Bahia.

[5] CPT, « Ocorrências de Conflitos por Terra », 2022 : https://www.cptnacional.org.br/downlods/download/36-conflitos-por-terra-ocorrencias/14291-ocorre-ncias-de-conflitos-por-terra-2022

[6] Agro e Fogo, “Dossier sobre grillagem, desmatamento e incendios na Amazonia, Cerrado e Pantanal”, 2023 : https://agroefogo.org.br/download-dossie/

[7] https://revistacultivar.com/noticias/governo-publica-decreto-para-desenvolvimento-do-agro-no-matopiba


 source: CADTM