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Suisse-Tunisie : Accord d’investissement ou jeu de dupes?

Les investissements étrangers en Tunisie ont souvent consisté en des rachats de secteurs publics. Tunisiana, l’ancien opérateur national de téléphonie, est détenu à 90% par une société qatarie. RA

Le Courrier | 3 avril 2013

Accord d’investissement ou jeu de dupes?

Rachad Armanios

SUISSE-TUNISIE • Le parlement helvétique vient de ratifier l’accord de promotion et de protection des investissements entre les deux pays. La Tunisie ne l’a pas encore fait.

Philipp Morris, sise à Lausanne, réclame 2 milliards de dollars à l’Uruguay pour les mesures antitabac que cet Etat a instaurées. Le cigarettier voit dans le changement législatif une expropriation indirecte et un traitement injuste lésant ses intérêts dans le pays latino-américain. Il a porté le cas, en cours, devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, un tribunal arbitral international lié à la Banque mondiale.

A l’avenir, les entreprises basées en Suisse pourront-elles mettre la Tunisie face à de mêmes difficultés? C’est ce que craint Alliance Sud, qui regroupe six œuvres d’entraide helvétiques. Elle dénonce l’accord de promotion et de protection des investissements entre les deux pays que l’Assemblée fédérale vient de ratifier. Il ne l’a pas encore été du côté tunisien, raison pour laquelle Alliance Sud et son partenaire Réseau arabe d’ONG pour le développement ont expliqué, durant un atelier du Forum social mondial de Tunis qui s’est achevé samedi, les risques liés à cet accord qualifié de «déséquilibré».

«L’investisseur étranger pourrait porter plainte contre la Tunisie, par exemple si elle décidait d’adopter des mesures environnementales, sociales ou sur la santé plus contraignantes et jugées exagérées, explique Isolda Agazzi, d’Alliance Sud. A l’inverse, l’Etat n’a pas cette possibilité», ajoute-t-elle, même si, par exemple, l’entreprise ne respecte pas les objectifs fixés en échange d’incitations à l’investissement.

Un système «opaque»

La Suisse a conclu 130 accords de promotion et protection des investissements, uniquement avec des pays émergents et en développement. De tels traités bilatéraux existent entre de nombreux autres pays. Depuis une dizaine d’années, le nombre de plaintes, insignifiant jusque-là, a explosé, suivant notamment la tendance des pays à adapter certains standards en matière de développement durable: l’ONU estime les procédures à 450, 46 rien que pour 2011. L’Argentine est le pays le plus visé pour avoir délié le peso du dollar, totalisant 51 plaintes. L’Equateur a été condamné en 2010 à payer 700 millions de dollars à Chevron et 1,76 milliard en 2012 à Occidental Petroleum.

Dans l’Egypte post-Moubarak, sous la pression des revendications sociales, la justice égyptienne a dépouillé des sociétés étrangères de filiales autrefois en mains publiques. A l’instar de la branche égyptienne de la compagnie indonésienne Indorama, active dans le textile. Le prix de l’entreprise publique avait été sous-évalué et les licenciements de travailleurs ont été jugés abusifs. Mais ce cas et d’autres ont été portés devant le tribunal arbitral.

Un système «opaque», affirme Mme Agazzi, c’est pourquoi on ne connaît pas vraiment le nombre de procédures. Qui plus est, «les ONG n’ont pas le droit d’être entendues et l’Etat ne peut faire appel». Si le Venezuela ne reconnaît plus le tribunal arbitral, des pays riches, comme les Etats-Unis, sont en train de revoir leurs traités, car ils se sont retournés contre eux.

Pas de création d’emplois

«La Tunisie a déjà payé des millions de dollars et elle a fait l’objet de trois procédures depuis la révolution», informe Kinda Mohammediah, du Réseau d’ONG arabes. Au vu du traité projeté avec la Suisse, elle invite la Tunisie à ne pas sacrifier sa souveraineté en faveur d’une instance internationale qui, faisant fi de la législation nationale, décide du niveau de protection des investissements étrangers au détriment de la capacité de la Tunisie à réguler son économie.

La Suisse jamais inquiétée

Or le pays aurait justement intérêt à redéfinir le cadre des investissements étrangers, selon Mme Mohammediah. Car ceux-ci n’ont pas amélioré la capacité productive et industrielle du pays, tout en aggravant les conditions de travail. Professeur d’économie à l’université de Tunis, Abdel Jalil El Bedwi explique que ces investissements directs se sont trop concentrés sur les services et pas dans le secteur manufacturier. Sans compter qu’il s’est souvent agi de rachats de secteurs publics privatisés. Pas de création de valeur ajoutée ni d’emplois – au contraire. Au final, les incitations financières étatiques aux sociétés étrangères coûtent plus cher (avant tout en manque à gagner fiscal) qu’elles ne rapportent, affirme l’économiste. Il ne veut pas en plus d’un autre «accord de dupes» avec la Suisse.

Représentant patronal des secteurs du commerce et de l’artisanat, Abdelaziz Halleb informe qu’un nouveau code pour l’incitation à l’investissement est en discussion. «Nous voulons que les avantages donnés aux sociétés soient liés aux résultats attendus et à des priorités économiques déclarées.» Par ailleurs, patrons, gouvernement et syndicats viennent de signer un contrat social alliant protection des droits des employés et garantie de davantage de compétitivité, selon M. Halleb. Dans ce contexte, l’accord avec la Suisse «n’a rien d’exceptionnel, puisqu’il reprend la législation tunisienne». Attention à ne pas faire un procès d’intention à cet «outil de communication» envers les investisseurs. Un instrument qui, surtout, «protège aussi nos entreprises à l’étranger».

La Suisse n’a jamais été inquiétée, du moins à notre connaissance, rétorque Mme Agazzi: «Nul doute que si cela arrivait, notre pays reverrait ces traités.» I

Portes fermées

L’attention de la Tunisie à l’égard des sociétés étrangères contraste avec l’expérience d’Ismaïl Omrane. Dans le public, ce promoteur touristique dans la région de Sfax prend la parole. Il se décrit comme «un petit investisseur dans une zone défavorisée». Portant un fez et parlant à toute vitesse, il ajoute: «Je ne reçois que des coups de pied aux fesses. J’ai essayé d’investir dans cette région où il y a beaucoup de chômage, mais il y a trop d’obstacles. La Tunisie a trop de règlements et les responsables ne les connaissent pas.» C’est ainsi qu’il raconte n’avoir reçu qu’une petite partie de l’encouragement financier auquel il avait droit pour la «résidence et camping» qu’il a construite.

«Je n’ai pu honorer mes engagements envers la banque», reprend cet homme d’un certain âge, expliquant avoir frappé à toutes les portes: «Sous Ben Ali, on répondait ‘non’. La nouvelle politique, c’est qu’on ne répond pas!» Dans une ambiance détendue, la discussion tourne à l’aparté entre M. Omrane et Abdelaziz Halleb, qui invite le petit promoteur à une prochaine réunion de son association patronale. Si ce patron condamne l’excès de bureaucratie, le syndicaliste Sami Aouadi constate, amer: «Après vingt ans d’ajustements structurels, héritage des accords de libre-échange avec l’Union européenne, le recul de l’investissement public n’a pas été relayé par le privé.» RA

Le Courrier


 source: Le Courrier