Terre & dignité
Collectif Halfa | 3 juin 2025
Terre & dignité
10 ans d’enquêtes sur les multinationales en Tunisie
... en quelques mots
Terre & dignité est d’abord le fruit d’un travail d’enquête collectif. C’est un document
ressource bilingue, en arabe et en français, sur le néocolonialisme en Tunisie à destination
des publics tunisiens et français, mais aussi de tous les publics arabophones et
francophones. Nous avons travaillé sur l’histoire, sur des archives coloniales, et sur des
images d’actualités récentes concernant les mouvements sociaux en Tunisie. En suivant la
méthode d’Assia Djebar dans « La Zerda ou les chants de l’oubli », nous donnons une
autre vie à ces archives avec notre (ré)interprétation, notre imaginaire, nos références. Et
nous avons réalisé des entretiens avec des acteurs.trices des luttes sociales. Au coeur de
ces luttes nous avons isolé un sujet : la dépendance de la Tunisie vis-à-vis d’intérêts
économiques européens, et français en particulier. La Françafrique, ou l’Europafrique en
Tunisie, est le sujet de ce documentaire.
3 multinationales sont les objets de nos enquêtes: une allemande : Steiff, qui fabrique des
jouets dans la ville de Sidi Bouzid, et deux françaises : Danone et Roullier, mastodontes
de l’agro-industrie, présentes dans plusieurs régions tunisiennes. Chacune dans un
domaine : Steiff dans la confection, Danone dans l’agriculture, Roullier dans les mines de
phosphates, elles sont représentatives du rôle subalterne imposé à la Tunisie à la
périphérie du marché mondial.
La période coloniale est le point de départ de Terre & dignité, mais le point de rencontre
entre les membres du collectif Halfa, qui ont fait le film, c’est l’intifada du 17 décembre
2010, prélude à d’autres révoltes dans le monde arabe. Cette révolte a mis à nu, d’après
nous, autant l’autoritarisme d’un régime que l’impasse d’un système économique. Le
chômage de masse, l’appauvrissement de l’État, la crise de l’eau ou les pollutions
industrielles sont des conséquences de ce système. Et c’est parce que ce système
économique néocolonial s’accroche à ses privilèges que la crise économique perdure.
C’est ce système qui doit tomber. Nous nous sommes rencontrés en nous mobilisant
contre lui parce que nous croyons en un autre monde possible.
Et aussi parce que, comme l’écrivait le poète de Sidi Bouzid Mohamed Sghaier Ouled
Ahmed, ce pays, nous l’aimons.
Plonger dans le gouffre du passé, une condition pour comprendre la Françafrique
En suivant le conseil de Frantz Fanon, ce documentaire s’ouvre avec une « plongée dans
le gouffre du passé », les archives de la Tunisie coloniale, avant de remonter jusqu’à la
surface de l’actualité, et des luttes sociales. Les images de la lutte armée de libération
nationale, préalable à l’indépendance politique du pays en 1956, sont mises en rapport
avec « l’intifada du 17 décembre 2010 », qui chassa Ben Ali. Relire Frantz Fanon, en
filmant la Françafrique en Tunisie, c’est refaire son constat initial sur la situation politique
qui caractérisa la plupart des indépendances africaines : « la bourgeoisie nationale va
assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son
pays en lupanar de l’Europe. » Pour assurer la pérennité de ce système honteux, l’Europe
a besoin de régimes qui étouffent les contestations, et les rendent invisibles, elle a besoin :
« d’un leader populaire auquel reviendra le double rôle de stabiliser le régime et de
perpétuer sa domination. »2 C’est ce « système » que le peuple tunisien a pris d’assaut
dans l’hiver arabe des mois de décembre 2010, janvier et février 2011. Mais si le leader
de l’époque est tombé d’une façon spectaculaire, le néocolonialisme, lui, n’a pas relâché
un instant ses privilèges.
Le sujet central de Terre&dignité, ce sont donc les filiales des multinationales
européennes, avatars du néocolonialisme en Tunisie. Avec l’accord d’association de 1995
entre l’Europe et la Tunisie, les lois néo-libérales qui l’accompagnent (comme la
symbolique « loi 72 »), et avec la corruption qu’elles exercent, elles bénéficient de
privilèges dignes d’un paradis fiscal : exonération d’impôts, suppression des charges
sociales, ou rapatriement à l’étranger de tous les bénéfices réalisés en Tunisie. Et elles
exploitent une main d’oeuvre qui touche des salaires bloqués depuis des décennies par
les multiples dévaluation du dinar à un niveau oscillant entre 150 et 200 euros par mois.