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Bolivie : une autre politique commerciale

RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine | 14 décembre 2006

Entretien avec Pablo Solón

Bolivie : une autre politique commerciale

Entretien avec Pablo Solón, représentant plénipotentiaire du gouvernement de la Bolivie avec rang d’ambassadeur pour les questions commerciales. Dans cette interview, M. Solón explique la nouvelle philosophie de la politique commerciale de la Bolivie d’Evo Morales. Il aborde notamment la question des relations commerciales avec l’Union européenne et explique la position du gouvernement par rapport à l’Accord général sur le commerce de services (GATS, sigles en anglais).

par Braulio Moro

Le président Evo Morales développe une politique commerciale très active. Il a pris l’initiative du Traité de Commerce entre les Peuples (TCP), en s’appuyant sur la présidence rotative de la Communauté Andine de Nations (CAN) il a formulé une proposition d’accord de coopération avec l’Union Européenne (UE). Comment définir cette nouvelle politique commerciale du gouvernement bolivien ?

L’objectif du gouvernement de la Bolivie est d’obtenir une politique commerciale qui profite d’abord aux peuples et après seulement aux entreprises transnationales. Durant les dix dernières années il y a eu un très grand nombre d’accords commerciaux dans le monde et la pauvreté a partout augmenté. Cela veut dire que les transnationales en ont été les bénéficiaires, mais pas les gens. C’est l’analyse du gouvernement ; c’est pourquoi dans ce qui a été appelé Traité de Commerce entre les Peuples et dans notre proposition d’association avec l’UE nous proposons une série de mécanismes qui accordent des avantages commerciaux aux petits producteurs ; et qui, deuxièmement, renforcent la participation de l’État dans les processus commerciaux.

Un exemple : dans le TCP signé avec le Venezuela on a décidé non seulement l’ouverture du marché vénézuélien, mais encore que le Venezuela va acheter la production de soja à la Bolivie en privilégiant les petits producteurs, alors que l’État bolivien aura la responsabilité de recueillir la production ; ce commerce sera fondé sur un mécanisme de troc avec du diesel qui sera la forme de paiement par le Venezuela. C’est effectivement une conception différente du commerce : il y a une participation de l’État et un rôle des petits producteurs. On prend en considération non seulement l’échange commercial monétaire, mais les surplus de la production dont la Bolivie et le Venezuela disposent. C’est un des points essentiels que nous mettons en avant.

Nous avons signalé à l’UE qu’il n’est pas suffisant de baisser les tarifs pour un pays comme la Bolivie. Ce dont nous avons besoin ce sont des marchés sûrs. C’est pourquoi nous voulons alors que dans les achats gouvernementaux des différents organismes de l’UE on ouvre des espaces et qu’on garantisse des secteurs et des produits pour leur acquisition en Bolivie. Ce serait un changement qualitatif. Car mettre en concurrence la Bolivie avec plus de cent autres pays sur le marché européen c’est quelque chose qui, en dernier ressort, ne favorise ni les petits producteurs ni l’industrie nationale.

C’est le principal changement introduit par le TCP, mais il y en a d’autres, sur différents aspects.

En ce qui concerne la propriété intellectuelle, nous avions clairement dit à l’UE que nous voulons un accord qui nous garantit l’accès aux médicaments génériques ; qu’on nous garantisse que nous pourrons disposer de licences obligatoires pour la fabrication de médicaments, même ceux qui sont brevetés, quand il s’agit de la santé publique ; qu’il n’y aura pas de brevetage des plantes, des animaux, ni de la matière vivante ; qu’on reconnaîtra les savoirs traditionnels et que nous ouvrirons une discussion sur la logique du régime de brevetage, qui, de notre point de vue, conduit actuellement à une privatisation de la connaissance.

Dans le domaine des services, nous avons dit que nous n’acceptons pas une politique de libéralisation des services. Ce que nous cherchons plutôt, c’est que l’accord renforce la participation de notre État dans la prestation des services, et qu’il garantisse qu’en tant qu’État nous pourrons être des partenaires majoritaires dans la prestation des différents services. Et nous ne parlons pas seulement des services essentiels comme l’éducation, la santé ou l’eau. Nous parlons aussi de la distribution du gaz et de l’électricité, des chemins de fer, des secteurs qui ont été privatisés dans notre pays et que nous cherchons aujourd’hui à placer à nouveau sous le contrôle de l’État.

C’est un changement radical par rapport à la politique des gouvernements précédents en Bolivie. Qu’est-ce qui vous fait penser que l’UE pourrait y apporter éventuellement une réponse satisfaisante et que, de plus, vous pourriez bénéficier d’un appui des autres pays du CAN ?

Nous croyons que c’est la réalité qui conduira l’UE à prendre en compte nos propositions. D’abord, parce que la Bolivie a été un des pays où les prescriptions néolibérales ont été le plus appliquées, et les résultats ont été catastrophiques. Il est évident que nous ne pouvons pas poursuivre sur cette voie et que, par conséquent, nous ne pouvons pas approfondir des accords commerciaux qui ont cette orientation. Deuxièmement, nous posons clairement à l’UE le problème de la migration. Ce problème ne va pas être réglé par des mesures policières ou administratives dans l’UE, mais en attaquant les causes structurelles qui provoquent la migration de nos pays et qui sont fondamentalement associées au chômage et à la crise de l’appareil productif.

Le président Evo Morales a dit clairement au Parlement européen qu’un accord d’association doit reposer sur l’entraide mutuelle. Nous ne demandons pas l’aumône à l’UE. Notre point de vue est que nous vivons dans un monde unique où la situation de l’autre est la seule qui puisse aider à améliorer sa propre situation ; nous devons travailler de cette façon, de manière conjointe et solidaire entre l’UE et la région andine.

Dans la région andine aussi, il existe des situations difficiles. Nous avons une région divisée pratiquement en deux après la sortie du Venezuela de la CAN : la Colombie et le Pérou ont déjà presque conclu un Traité de libre commerce (TLC) avec les États-Unis (bien que la Colombie n’ait pas fini de le négocier) ; l’Équateur au contraire a été récemment mis en marge du processus de négociation du TLC, pour avoir adopté une mesure, juridiquement correcte selon sa législation, mettant fin à la concession qui avait été accordée à la transnationale états-unienne Occidental-Oxy.

Il y a donc deux orientations dans la CAN. Nous avons dit aux autres pays de la CAN que si nous voulons négocier en bloc avec l’UE nous devons chercher ce qui est commun à tous. Nous ne pouvons pas faire des traités de libre-échange (TLC, sigles en espagnol) un principe de base, parce que nous serions automatiquement hors du coup, avec l’Equateur. Nous avons donc besoin d’un dénominateur commun aux quatre pays. Et si nous regardons les négociations des TLC de la Colombie et du Pérou, nous observons que des sujets comme la propriété intellectuelle ont été très débattus, non seulement au sein de la société civile mais aussi au niveau des gouvernements. Dans le cas de la Colombie, le ministre de Santé, qui était le négociateur du thème de la propriété intellectuelle, a dû renoncer à cause de la gravité de ce que ceci impliquait.

C’est pourquoi notre proposition envers les pays andins est de négocier avec l’UE en commençant par les questions sur lesquelles nous partageons une même sensibilité.

Allons plus loin. Les débats de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) se concentrent actuellement sur les négociations de l’Accord général sur le commerce de services (GATS, sigles en anglais). Tant l’UE que les États-Unis ont fait une série de propositions aux autres pays afin de négocier la libéralisation d’une série de secteurs : 150 dans le cas de l’UE, 115 dans celui des États-Unis. Quelle est la politique du gouvernement bolivien sur ce point ?

Le gouvernement bolivien a envoyé au mois de mars [2006] une note officielle à l’OMC, pour retirer toute offre qui aurait été faite par le gouvernement de la Bolivie pour ce nouveau processus de libéralisation des services. En tant que pays, nous ne sommes en condition de libéraliser aucun secteur supplémentaire. Au contraire, nous voulons réviser les secteurs qui ont précédemment été inclus dans le cadre de l’OMC.

Nous ne comprenons pas, par exemple, comment les autres gouvernements ont pu y intégrer le secteur hospitalier. C’est un sujet très sensible et si de nos jours on faisait une consultation de la population bolivienne, elle dirait clairement qu’elle est contre sa libéralisation. Et pourtant ce secteur a été intégré dans le cadre de l’OMC. Alors, notre politique est celle de ne pas avancer vers de nouvelles compromissions. Nous ne sommes pas obligés de le faire et avons dit clairement que nous n’allons plus libéraliser aucun secteur.

Nous avons déclaré de manière expresse que dans le cas des services de l’eau potable nous proposons que cette négociation n’avance plus, non seulement pour la Bolivie mais aussi pour aucun autre pays ; et nous avons dit en outre que les 155 catégories de services qui ont été créées, soient revues, et que certains des services essentiels - par exemple celui de l’eau - soient retirés pour qu’ils ne reviennent plus régulièrement sur la table de négociations. Car qui sait si d’ici quelques décennies n’arrivera pas un autre gouvernement qui cherchera à les libéraliser.

Quelle a été la réponse de l’OMC ?

L’OMC doit accepter ce qui est la position souveraine de notre pays. Dans les négociations du GATS, un pays a le droit de dire : stop ! Je n’irai pas plus loin dans l’OMC ; et c’est encore plus vrai s’il s’agit d’un pays peu développé comme la Bolivie. Nous avons exercé notre droit légitime et il n’y a aucune disposition qui nous force à faire le contraire ; ce qui montre aussi à d’autres pays qu’ils peuvent en faire autant. Pourvu qu’ils soient nombreux à rejoindre des initiatives comme celle de retirer l’eau de l’OMC comme la Bolivie l’a fait de manière explicite !

La Bolivie a signé plusieurs accords bilatéraux de protection des investissements et, en même temps, elle suit une politique de nationalisations, c’est-à-dire de réappropriation de ressources et de biens qui retournent sous le contrôle de l’État. Quels en sont les risques ? Quels conflits internationaux pourraient apparaître ? Car en règle générale de tels accords sont plutôt contraignants ?

Nous voulons renégocier tous les accords sur les investissements. Tous. Nous jugeons que ces traités ne sont pas équitables pour notre pays ni pour beaucoup de pays de la planète. Pour ne donner qu’un exemple : devoir seulement assister à un conseil d’arbitrage international implique des frais d’avocats de trois millions de dollars. Pour la Bolivie, cela représente cinq fois le budget du ministère de l’eau, qui partirait pour payer un cabinet d’avocats.

Il s’agit d’un système réservé aux pays les plus riches et c’est surtout un système qui sert à garantir les profits du capital étranger et non les intérêts d’un pays. Et nous voyons souvent des entreprises transnationales qui sont cent, deux cent, mille fois plus grandes que l’économie d’un pays. Alors un conseil d’arbitrage de ce type qui va intervenir pour défendre les entreprises transnationales ne nous paraît ni juste, ni équitable. En outre, le paradoxe dans le cas bolivien, c’est que nous avons un article de la Constitution qui établit que toutes les entreprises sont soumises aux lois et aux autorités nationales. Et les conseils d’arbitrage ne sont pas des autorités nationales.

Alors ce que nous voulons faire c’est renégocier ces traités bilatéraux dans le cadre du respect de notre législation nationale. Nous envisageons un mécanisme de recours en seconde instance, après qu’on ait épuisé toutes les instances nationales, pour résoudre les controverses. Mais il ne doit pas s’agir d’un mécanisme privé, il faut un mécanisme public, au niveau international, et qui n’implique pas de frais exorbitants pour seulement s’asseoir à la table.

C’est donc un autre thème que nous mettons en avant. Nous savons que ce n’est pas facile, mais nous savons aussi que les conseils d’arbitrage international ont échoué. Si l’Argentine perdait tous ses procès en cours au Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), pourrait-elle payer ? Non, elle ne le pourrait pas. Cela représente plus de 20 milliards de dollars. Et l’Équateur, avec toutes les plaintes dont il fait l’objet ! Ce système est décidément indéfendable, il ne fonctionne pas et nous disons qu’il doit être réellement modifié.

La Paz, 20 juin 2006.

Propos recueillis par Braulio Moro.

RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/

Source : Inprecor (www.inprecor.org), n°521-22, novembre 2006.


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