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L’Afrique face aux méga-ACR : le problème, la réponse et le défi

ICTSD | 29 avril 2016

L’Afrique face aux méga-ACR : le problème, la réponse et le défi

par Cheikh Tidiane Dieye

Le contexte économique global est marqué par des mutations rapides et profondes qui vont sans doute transformer les relations commerciales internationales telles qu’on les a connues jusqu’ici. Ces changements devraient déplacer durablement les lignes de démarcation traditionnelles entre Nord-Sud et Sud-Sud pour laisser place à de nouvelles configurations économiques, de nouvelles règles commerciales ainsi que de nouveaux acteurs plus ou moins interdépendants. Après avoir posé le débat, dans un numéro précédent de Passerelles, sur les enjeux auxquels l’Afrique fera face dans la gouvernance économique et commerciale en gestation, dont l’un des faits marquants est l’apparition des méga-accords régionaux, je reviens ici sur le même sujet en m’appuyant sur l’intéressant article de Simon Mevel récemment publié.

Face à ces nouveaux phénomènes, les pays africains devront adopter une posture stratégique qui pourrait se résumer au triptyque suivant : (1) analyser le problème que génère les méga-ACR pour bien en maitriser les manifestations et les impacts, (2) inventer des réponses appropriées pour atténuer leurs effets négatifs et maximiser leurs effets positifs, et enfin (3) endiguer les défis qui pourraient réduire leur espace politique et leurs possibilités d’intervention sur leurs politiques commerciales.

Maitriser les problèmes

Il est généralement admis que les méga-accords commerciaux régionaux devraient offrir des opportunités commerciales significatives à leurs membres. Le partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (PTCI, ou TTIP en anglais) entre les États-Unis et l’Union européenne, par exemple, devrait créer une zone de libre-échange couvrant près de 30 pourcent du commerce et près de la moitié du PIB mondial. S’il est mis en œuvre par ses membres, le Partenariat transpacifique (PTP, ou TPP en anglais) aura, pour sa part, une portée géographique sans précédent en ce sens que la zone de libre-échange qu’il met en place ira de l’Amérique du Nord et du Sud, jusqu’à l’Asie en passant par le Pacifique. Elle comptera pour au moins 40 pourcent du commerce mondial et 26 du PIB mondial. Une troisième initiative importante réside dans la zone de libre-échange de l’Asie Pacifique (ZLEAP, FTAAP en anglais). Elle regrouperait 16 pays d’Asie et du Pacifique dans un accord dont il est encore trop tôt pour mesurer la portée et la puissance transformationnelle sur l’économie et la géopolitique mondiales. Certains estiment que cette zone, lancée sous le leadership chinois, vise à dresser un rempart défensif pour contrer le TPP, lequel est également vu comme un instrument des États-Unis destiné à contrebalancer l’hégémonie chinoise en Asie.

De nombreux acteurs reconnaissent que la prolifération des méga-accords commerciaux régionaux s’explique en partie par les blocages à l’OMC et la perte de vitesse de multilatéralisme, pris au piège du basculement du pouvoir et des forces économiques mondiales. Mais ces méga-accords ne bouleverseront pas seulement l’équilibre des rapports de force à l’OMC. Ils auront une incidence décisive sur l’économie politique et la gouvernance du commerce mondial. Aucune région du monde ne sera épargnée par l’ampleur des effets positifs ou négatifs qui seront induis par ces accords. Comme je l’écrivais déjà en 2014, "les engagements que les parties à ces accords souscrivent et la portée des concessions qu’ils s’accordent mutuellement devraient être la base d’un système multipolaire qui se dessine et qui devrait être de loin plus ambitieux en terme de dérégulation et d’ouverture. Ces méga-accords commerciaux établiront de facto de nouveaux standards mondiaux et déplaceront les lignes des règles commerciales à des niveaux auxquels il faudra s’ajuster".

C’est un nouveau monde qui va naître et il faudra s’y préparer. Les deux premiers articles du dernier numéro de Passerelles nous renseignent sur la façon dont l’Afrique devrait être touchée, directement ou indirectement, par ces accords. Il est raisonnable de penser que certains avantages préférentiels dont bénéficient un certain nombre de pays africains sur ces marchés pourraient s’éroder. Il est aussi raisonnable de penser que les pays africains pourraient perdre des parts de marchés dans les pays membres de ces accords, notamment en Inde et en Chine dans le cas de la zone de libre-échange d’Asie-Pacifique, du fait de la concurrence accrue que d’autres parties à ces accords leur feront. Il est raisonnable enfin de penser que les pays africains pourraient faire face à un système normatif plus complexe et plus contraignant, dans le cas du PTCI par exemple, qui pourrait entraver les possibilités d’exportation africaines. Mais il est aussi possible que ces nouveaux accords ouvrent des boulevards d’opportunités aux pays africains en termes d’exportations, de gains en bien-être et de transformation économique.

Cependant, qu’ils soient positifs ou négatifs, les effets attendus de ces accords demandent à être documentés, suivis et évalués avec des outils de recherche rigoureux pouvant fournir aux décideurs africains des informations aptes à éclairer leurs choix politiques nationaux, régionaux ou continentaux.

Formuler les réponses

Le lancement des négociations en vue de la création de la zone de libre-échange continentale (ZLEC) est l’une des meilleures nouvelles de ces dernières années sur le continent africain. Même si nul ne peut encore présager de la nature de ces négociations ou de la date de leur conclusion, on peut aisément imaginer le poids que représente un marché de plus d’un milliard de personnes, dont les barrières tarifaires sont supprimées et la plupart des entraves non-tarifaires réduites, sur le développement des capacités productives et les possibilités d’exportation des pays qui en sont membres.

J’ai souvent déploré le fait que les pays africains n’aient pas une bonne lecture des transformations du monde et qu’ils ne puissent pas adopter les réponses appropriées pour y faire face. Plus de cinquante ans après l’indépendance de la majorité des pays, leur manque de vision et l’inefficacité de leurs stratégies n’ont pas permis au continent de résoudre ses défis économiques. Il est plus facile de commercer avec les pays d’Europe, d’Asie ou d’Amérique qu’avec les pays africains, qui partagent pourtant quelques fois la même frontière, tant les coûts liés aux échanges sont anormalement élevés. Plus grave encore, des produits importés de l’extérieur du continent ont généralement plus facilement accès aux marchés du continent que les produits africains eux-mêmes.

C’est à ces contraintes intérieures que la ZLEC devrait s’attaquer. Même s’il faut s’attendre à des négociations longues et difficiles, et probablement à un long moment avant que les bienfaits de la zone ne se ressentent dans la vie des populations, on peut prendre pour exemple les promesses de la zone de libre-échange tripartite entre trois régions africaines pour tenter d’entrevoir les retombées potentielles d’une ZLE africaine plus large. La "Tripartite" réunit le COMESA, la SADC et la CAE dans une zone de libre-échange qui s’étend du Caire au Cap. Même si ces régions n’ont pas encore achevé leur processus d’intégration régionale, les 26 pays qui les composent constituent un ensemble de 625 millions d’habitants, avec un PIB global de près de 900 milliards d’euros. L’élimination des barrières tarifaires et non-tarifaires dans la zone devrait permettre d’harmoniser les politiques commerciales dans cet espace et amener à une hausse de 20 à 30 pourcent des échanges commerciaux entre pays membres.

Ainsi, la ZLEC pourrait bien constituer l’une des meilleures réponses que l’Afrique puisse apporter face aux méga-ACR. Certes la ZLEC ne suffira pas à elle seule à servir à la fois rempart pour réduire les risques et de catalyseur pour multiplier les bienfaits de ces ACR. Et son efficacité dépendra de la façon dont elle sera négociée. À ce titre, il faudra certainement rectifier le tir car ce qui se dessine actuellement, c’est un processus de négociation porté par les pays, de manière individuelle. Une telle approche est sans doute mauvaise, car si on tient compte des progrès réalisés par les communautés économiques régionales (CERs) ces dernières années et de l’expérience qu’elles ont accumulée dans la négociation des APE, il me parait plus efficace de leur confier la négociation de la ZLEC.

Tous admettent que l’Afrique n’a pas d’autre choix que de marcher dans cette direction pour rattraper son retard. Pour y parvenir, il lui faudra cependant endiguer certains risquent qui peuvent contrarier ses efforts.

Endiguer les risques

Il ressort de certaines analyses que la ZLEC devrait permettre d’atténuer les effets négatifs induits par les méga-ACR. Il semblerait en effet que les toutes les économies africaines, même de petite taille, devraient tirer profit de la libéralisation du marché africain en accroissant leurs exportations vers les pays ou régions voisins. Ces gains devraient booster les secteurs industriels des pays africains et impacter aussi positivement l’emploi, la consommation et la croissance de manière générale.

Mais un point sombre apparait sur ce tableau et pourrait contrecarrer les progrès attendus dans le cadre de la ZLEC. En effet, selon des études effectuées par la Commission économique pour l’Afrique, dans un contexte où cinq régions africaines sont sur le point de signer et mettre en œuvre des Accords de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne (UE), il y a à craindre que les effets positifs attendus de la ZLEC ne soient pas au rendez-vous du fait des concessions que chacune des régions africaines va accorder à l’UE. En termes simples, si les APE sont mis en œuvre avant la ZLEC, cette dernière ne pourra pas réaliser son potentiel. Face à la simplicité d’une telle équation, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les dirigeants africains choisissent la réponse qui coule de source : préférer la mise en œuvre de la ZLEC à la signature des APE.

Il leur suffirait seulement de s’entendre pour suspendre le processus de signature et de ratification des APE en attendant d’achever la négociation de la ZLEC et de la mettre en œuvre. Cela parait simple mais ce n’est pas gagné d’avance lorsqu’on entend les appels répétés de ces mêmes dirigeants à signer et mettre en œuvre les APE. Le dernier de ces appels est celui du Président Macky Sall lors de la cérémonie d’ouverture du Conseil conjoint ACP-UE, qui s’est tenu à Dakar du 28 au 29 avril.


 Fuente: ICTSD