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Poser des questions qui fâchent sur les APE UE-ACP

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Poser des questions qui fâchent sur les APE UE-ACP

GRAIN
Mai 2007 [*]

"Si vous ne savez pas quelles sont les intentions d’Unilever quant à ses investissements sur les trois prochaines années,
construire un plan national n’est qu’un exercice de style."

— JH Mensah, ex-ministre des Finances, Ghana [1]

Les débats autour des accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne (UE) et les 77 pays du groupe ACP --- pour la plupart des anciennes colonies européennes d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique — ont soulevé de nombreuses questions importantes. Ces APE diffèrent des accords de libre-échange européens car ils proviennent de l’histoire séquentielle des conventions précédentes, connues sous le nom des villes dans lesquelles ils ont été signés : Yaoundé (1959-1974), Lomé (1975-1995) et Cotonou (2000-). Ces traités établissaient, entre autres, des régimes commerciaux spéciaux pour les quelques denrées de base dans lesquelles les anciennes colonies de l’Europe se sont spécialisées : les bananes, le sucre, le coton, le cacao, le thé, etc. En tant que telles, elles ont perpétué une relation néocoloniale par le biais de laquelle les personnes pauvres du Sud continuent à produire des « matières premières » et les capitalistes riches du Nord continuent à les acheter, à un prix spécial garanti. Il s’agit d’une relation très paternaliste. Mais les vieux maîtres européens se sont servis de ce précieux instrument pour conserver un pied à l’intérieur des portes de leurs anciens empires. [2]

Et avec les nouveaux APE, 40 ans après, rien n’a changé. Bien sûr, le langage est différent et il y a de nombreux acteurs nouveaux sur scène. Mais si vous creusez un peu ce qui se trouve sur la table et ce qui fait l’objet du débat, les mêmes questions structurelles sont toujours là. Et elles sont terrifiantes.

Il n’y a pratiquement pas de discussion fondamentale sur ce que la relation avec l’Europe devrait être. Même s’il y a la liberté d’évoluer vers de nouvelles directions, personne ne semble se demander si les APE ne sont pas une phase nouvelle, encore plus outrancière, du néocolonialisme.

  • Le concept du « partenariat » est accepté, dans son ensemble, comme étant un but commun, malgré les inégalités flagrantes sur lesquelles la relation UE-ACP est fondée. Au lieu de cela, ce pourquoi l’on se bat est de savoir quel niveau d’asymétrie --- ou de déséquilibres — devrait être appliqué au sein de la relation, étant donné les inégalités sous-jacentes. Ceci perpétuera les inégalités, cela ne les changera pas.
  • L’argument selon lequel l’OMC exige de l’UE et de ses partenaires ACP qu’ils passent d’un plan de préférence unilatérale (selon lequel l’Europe diminue, elle seule, ses tarifs douaniers) à une préférence bilatérale (selon lequel les pays ACP diminuent également les leurs, détruisant par conséquent leurs économies) est également apparemment accepté et ce, malgré toutes les preuves qui le rendent difficile à avaler. Il y a plus d’une demi-douzaine de plans de préférences unilatérales semblables en application et aucun d’entre eux n’est contesté pour sa compatibilité avec l’OMC. [3] Il est vrai que l’Équateur et d’autres pays ont remporté des différends à l’OMC contre les préférences que l’UE donnait à ses anciennes colonies pour les bananes et le sucre. Mais, plutôt que de trouver un arrangement convenable pour les bananes et le sucre, l’UE utilise cela comme une excuse pour réviser la relation commerciale dans son ensemble et, se faisant, ajouter de nouvelles modalités (l’ouverture des investissements et des services). L’UE et les pays ACP pourraient également négocier une extension de dispense (pour permettre de poursuivre leur plan unilatéral, en tant qu’exception des règles de l’OMC) à la place. Pour aller encore plus loin, ni l’UE, ni les États-Unis ne font quoi que ce soit, la plupart du temps, lorsqu’ils perdent un différend à l’OMC. [4] Alors pourquoi agir sur celui-ci particulièrement ? Globalement, cette courbette devant « l’excuse de l’OMC » n’est pas nécessaire et étendra énormément la puissance de l’Europe dans les pays ACP. C’est donc véritablement délibéré.
  • Le débat sur les APE est myope en ce qui concerne l’UE et l’ACP. Dans le cas de l’Afrique par exemple, il paraîtrait impossible de négocier une relation commerciale avec l’Europe sans prendre en compte ce qui se passe avec d’autres pays comme la Chine, les États-Unis, l’Afrique du Sud, l’Inde et même le Brésil. Ces derniers sont des puissances majeures en termes d’investissement et de commerce, avec des intérêts réels et croissants dans toute l’Afrique. L’investissement chinois explose en Afrique, les États-Unis s’intéressent à leurs propres ALE avec différents pays africains, l’Inde mise gros sur ce continent ... Mais, d’une certaine façon, ces questions sont compartimentées et, par conséquent, elles désassocient la discussion d’une analyse « d’une vue plus large » cruciale. De même, la stratégie essayant de forcer une intégration régionale sine qua non à n’importe quelle APE avec l’Europe souffre d’une vue étroite. Elle est trop souvent focalisée sur l’intégration intérieure et ne considère pas les relations interrégionales (par ex. entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Nord).
  • Essayer d’orienter ces accords vers le « développement » sans considérer les réalités structurelles d’entreprise est un problème. L’accord de Cotonou autorise les parties à poursuivre un ordre du jour de « développement » dans l’ensemble de la coopération. Certains groupes sociaux ont fortement insisté pour que cet ordre du jour serve de tampon protégeant de la fonction de néolibéralisation des APE. Cet état de fait n’a pas rencontré de résistance de la part de Bruxelles, créant ainsi un fort sentiment de trahison (et donc, de crise) dans les pourparlers. Mais, étant donné le rôle des grandes entreprises transnationales dans les économies ACP — et plus particulièrement dans les secteurs d’exportation des ACP, puisque la véritable question ici est de réviser le régime commercial — il est difficile de poser une exigence de développement avec une réalité de contrôle par les entreprises étrangères. Cela nous conduit à la deuxième grande question structurelle.

Les économies ACP demeurent encore enfoncé dans une incroyable dépendance sur quelques exportations primaires. Malgré tous les pourparlers en matière d’agriculture dans ces accords — question cruciale s’il en est, puisque la subsistance de tant de personnes dans ces pays dépendent de cette question — le commerce agricole entre les pays de l’ACP et l’UE est une affaire extrêmement étroite, concentrée sur quelques pays et sur quelques types de cultures. L’ensemble de la relation avec l’Europe, toutes ces années durant, n’est tout simplement pas vraiment pensée en terme de diversification, et encore moins en termes de « grimper à la chaîne de la valeur ajoutée » à partir de la production de matières premières.

Selon les réseaux d’agriculteurs de l’ACP, seulement quatre des 77 pays constituent plus de 66% de tout le commerce agricole de l’ACP avec l’Europe. [5] Du côté des exportations, ils vendent principalement du cacao (surtout de Côte d’Ivoire et du Ghana), du poisson (la Namibie est aux premiers rangs), ledu sucre (l’île Maurice en est la première source), du café (l’Éthiopie, le Kenya et la Tanzanie) et des bananes (le Cameroun et la République dominicaine sont les plus concernés). Presqu’aucune transformation n’est faite de ces récoltes avant qu’elles ne partent en Europe, les revenus nationaux qui en proviennent sont donc limités.

Pire encore, grâce aux réformes du marché instiguées par la Banque mondiale et par le Fonds monétaire international au cours des années 1980, le marché de nombre de ces denrées est désormais strictement contrôlé par quelques grandes entreprises transnationales.

  • Quatre entreprises — Barry Callebaut de Suisse, Hosta d’Allemagne et Cargill et Arthur Daniel Midland des États-Unis — dominent le commerce mondial du cacao. Ces négociants fournissent un secteur de transformation hautement concentré, dans lequel Cargill, ADM et Barry Callebaut contrôlent 45% du concassage. Au bout de la ligne, seulement six fabricants sont responsables de la moitié de la production mondiale de chocolat, principalement consommé en Europe, et ils sont actuellement en conflit avec les détaillants quant à toute marge qui pourrait encore être réduite. Les cultivateurs africains de cacao et leur gouvernement n’ont virtuellement aucun pouvoir sur la fixation des prix et ce, même si une part plus importante du concassage se déplace vers leur territoire.
  • Quatre entreprises — NK d’Allemagne, Volcafe de Suisse, le groupe hispano-suisse Ecom et Dreyfus de France — contrôlent 40% du commerce mondial du café. Ces sociétés fournissent un secteur de la torréfaction encore plus concentré : Nestlé de Suisse, ainsi que Kraft, Procter & Gamble et Sara Lee des États-Unis contrôlent 45 % de la transformation.
  • Cinq entreprises — Dole, Chiquita et Del Monte des États-Unis, Fyffes d’Irlande et Noboa d’Équateur — contrôlent 80 % du commerce mondial de la banane.
  • Dans le secteur de la pêche, la plupart des gains reviennent à de grandes sociétés transnationales lourdement subventionnées, telles que l’européenne Pescanova.
  • Même l’industrie d’exportation de légumes au Kenya, souvent présentée comme un succès national, est contrôlée par pas plus de cinq grandes entreprises (comprenant Sunripe Ltd, détenue par la famille Shah, et Homegrown Kenya, maintenant propriété de Flamingo Holdings au R.U.). Cela signifie qu’une grande partie de la valeur générée par le commerce agricole est délibérément capté et contrôlé par quelques intérêts agro-industriels, principalement aux États-Unis et en Europe.

Le véritable problème réside dans ce problème structurel lui-même. En termes de commerce agricole, les pays ACP sont trop dépendants d’un trop petit nombre de produits qui sont contrôlés par un trop petit nombre de firmes américaines et européennes. Les agriculteurs n’obtiendront pas de meilleures conditions avec les accords commerciaux — et par conséquent, il n’y aura guère de soi-disant « développement » — jusqu’à ce que cette structure, dans laquelle de grands conglomérats contrôlent le marché, soit transformée. Alors que les prix et le revenu capturés par différents segments de la chaîne de valeur totale peuvent augmenter et baisser pour une myriade de raisons, le point de blocage à long terme est que, dans cette structure, les agriculteurs n’ont pas de pouvoir de négociation. C’est la raison pour laquelle il est si essentiel de s’occuper de la structure de ces industries, et de leur concentration sans cesse plus profonde, plutôt que de se focaliser sur les tarifs douaniers, la technologie ou la compétitivité, dont la plupart des bénéfices finiront dans les poches d’une poignée d’entreprises.

Le besoin d’attaquer la structure industrielle derrière les exportations agricoles et les exportations de la pêche est urgent car les APE servent essentiellement à accroître l’accès au marché pour l’Europe, et non pour les pays ACP. Les pays ACP ont eu plus ou moins une franchise de droits de douane sur les marchés européens depuis 40 ans. Les APE sont dorénavant supposés créer une situation de réciprocité et mettre fin aux tarifs douaniers du côté des ACP. Mais ils introduiront également la libéralisation de l’investissement qui est la clé d’or des sociétés transnationales pour obtenir davantage des marchés ACP, tout en enfermant les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique encore plus étroitement dans une version corrigée de l’exploitation coloniale.

Notes:

[*Vers septembre 2007, et particulièrement apres la précipitation pour signer ou ne pas signer les APE avant le 31 decembre 2007, un nombre de points soulevées dans ce commentaire ont commencé à se faire sentir avec plus de poids dans les discussions.

[1BBC World Service, "Inside the global giants", non daté mais vers janvier/février 2003, http://www.bbc.co.uk/worldservice/specials/151_globalgiants/page3.shtml.

[2Les Français, en particulier, ont largement utilisé cette relation à leur avantage, et notamment en Afrique de l’Ouest. Ils conservent une énorme influence — un jeu qui va dans les deux sens, avec les élites africaines jouant leur rôle — et même un contrôle économique sur la région. En guise d’exemple, Dagris, une société de holding du gouvernement français, a acheté des parts des entreprises commerciales de coton anciennement publiques de la région. En février 2007, Dagris lui-même fut vendu à deux entreprises françaises : Sofiproteol, un groupe financier qui est un acteur majeur de l’industrie des huiles alimentaires (ils possèdent Lesieur, par ex.), ainsi que de l’alimentation animale, des semences, et avec Bunge, des biocarburants ; et IDI, une maison d’investissement spécialisée dans le développement des entreprises de taille moyenne.

[3L’Initiative pour le bassin des Caraïbes entre les États-Unis et les pays des Caraïbes ; le système de préférences généralisées des États-Unis ; la loi sur la croissance et les opportunités africaines des États-Unis (African Growth and Opportunities Act), qui a été révisé en 2005 ; la loi sur le commerce andin et les préférences de développement (Andean Trade and Development Preferences Act), renouvelé en décembre 2006 ; l’accord commercial Caraïbes-Canada, CARIBCAN ; l’accord de coopération économique et commerciale de la région Pacifique sud entre la Nouvelle-Zélande et l’Australie.

[4Le bœuf aux hormones, Boeing, les OGM, les paradis fiscaux, les jeux de hasard sur Internet ... le nombre des différends de l’OMC que les États-Unis ou l’UE ontperdus sans prendre la moindre action correctriceest substantiel.

[5EAFF, PROPAC, ROPPA, SACAU et WINFA, "Midterm review of the Economic Partnership Agreements : Independent contribution of the regional networks of farmers’ organisations", synthèse d’évaluations régionales, document de travail, 10 décembre 2006, p. 17.


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