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Pour d’autres échanges commerciaux

Campagnes Solidaires | Décembre 2020

Pour d’autres échanges commerciaux

par Claude Girod, paysanne en Saône-et-Loire, commission «international» de la Confédération paysanne

Le 16 juin, la Commission européenne a lancé une consultation publique en vue du réexamen de sa politique commerciale [1]. A cette fin, elle appelle à mener une réforme de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour que cette institution redevienne «un forum efficace dans l’élaboration de nouvelles règles commerciales, appropriées dans leur mise en œuvre et dans le règlement des différends».

En réponse aux questions de la Commission européenne, soucieuse de relégitimer l’OMC, la Coordination européenne Via Campesina (ECVC) ne peut que répéter son objectif fondamental: la souveraineté alimentaire. Pour nos organisations paysannes, membres de la Via Campesina, la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs Etats ou unions d’Etats, à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers.

L’OMC hors de l’agriculture

Au contraire l’OMC, dans ses dogmes etson fonctionnement, généralise un dumping tous azimuts au nom du commerce, sans s’occuper des droits fondamentaux –«droits de l’Homme», droits culturels et sociaux, droit du travail, droit à l’alimentation –ni même des conventions, chartes et accords,telle la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans [2] ou les accords sur le climat.

Alors que les échanges internationaux de matières premières agricoles concernent à peine 20% de la production mondiale, les principes du marché pour une concurrence «libre et non faussée» impactent la totalité des productions, partout sur la planète. La Politique agricole commune de l’Union européenne (Pac) a dû renoncer aux régulations des quotas laitiers, le Brésil devait réviser sa politique de «faim zéro», l’Inde renoncer à l’aide alimentaire pour les plus pauvres.

C’est une course effrénée sur les prix, indépendamment des réels coûts de production, qui donne priorité aux géants de l’agroalimentaire.

C’est aussi un dumping social et environnemental puisque les droits et salaires des travailleuses et travailleurs de la terre pèsent peu au regard des injonctions du marché qui ne s’embarrasse pas davantage de l’usage des pesticides, des engrais, de l’alimentation animale à base d’OGM ou des normes sanitaires des chaînes de fabrication.

Des accords de libre-échange toujours plus dangereux

Dans un premier temps, la Commission européenne a privilégié ce type d’accord avec les pays en voie de développement, loin du regard des citoyen-nes. Mais comment laTunisie peut-elle défendre ses intérêts face à la puissante Union européenne? Que devient l’industrie textile argentine dans les négociations du ou avec le Mercosur [3]?

L’OMC interdit de favoriser un pays ou groupe de pays dans les négociations commerciales et l’Union européenne doit se plier à ses règles (auxquelles elle n’a pas voulu ou su s’opposer). Elle a ainsi dû renoncer aux accords de Cotonou (qui adoptaient l’absence de droits de douane à l’entrée du marché européen), pour adopter une totale réciprocité dans les accords dits de
partenariat économique (APE) avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. De même, elle doit accorder des quotas d’importation équivalents à tous les pays, ce qui fait qu’un secteur comme la viande bovine est peu à peu grignoté par toutes sortes d’importations venues d’Amérique du Nord, d’Amérique latine, d’Australie ou de Nouvelle-Zélande.

L’OMC accordait une dérogation aux «pays les moins avancés», pays les plus pauvres, autorisés à maintenir des droits de douane, indispensables à leur trésorerie. Aujourd’hui, par un savant découpage de l’Afrique en «grandes régions», il n’en est plus question. L’Afrique du Sud dans la région «Sud» et le Nigéria dans la région «Ouest», locomotives du continent, annulent ces sauvegardes.

Désormais, dans ces accords de libre-échange, les importations sont quantifiées et parfois soumises à des volumesimportants (comme celles de viande bovine en Europe). La machine continue sa route puisque les accords sont en perpétuelle révisions, avec quotas obligés en hausse, droits de douane à la baisse et menaces ciblées contre les barrières non tarifaires.

Comme d’autres pays ou unions de pays, l’Union européenne a des règles propres en termes d’origine, de normes sanitaires et phytosanitaires. L’OMC ne pouvant pas les éradiquer multilatéralement, c’est maintenant chaque accord bilatéral ou ALE qui tente d’aplanir les derniers «obstacles», tels le principe de précaution ou le moratoire sur les cultures d’OGM.

La confidentialité des négociations permet d’instaurer des garanties de retour sur investissements étrangers par la menace des juridictions commerciales et privées –dites de règlement des différends –qui condamneront toute velléité nationale ou citoyenne: une aubaine pour tous les accapareurs de terres, d’eau, de semences ou autres ressources naturelles.

Non seulement les accords de libre-échange que négocie l’Union européenne sont prisonniers d’un carcan réglementaire inflexible, mais souveraineté et démocratie sont exclues de toute négociation. Difficile et illusoire dans cette perspective de définir des priorités en réponse aux questions formulées en ce sens par l’Union européenne dans sa consultation sur sa politique commerciale.

PME ou agriculture?

Paradoxalement, il n’est pas fait mention de l’agriculture dans la batterie des questions de la Commission. L’OMC prétend réduire et englober les questions agricoles sous le registre des petites et moyennes entreprises. L’évitement renforce la conviction des organisations paysannes européennes de La Via Campesina du peu de cas que la Commission européenne nous accorde comme productrices et producteurs, aménageurs de l’espace et des territoires, pourvoyeurs d’emplois, gardiens de la biodiversité, de l’environnement et du climat.

Les fermes disparaissent rapidement dans tous les Etats membres de l’Union européenne. Un plan de croissance sur l’emploi passe nécessairement par des politiques volontaires d’installation et de soutien dans l’agriculture (question 7). Le modèle d’agriculture familiale est tellement fragilisé que la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, ouvre une réflexion de dix ans à ce sujet.

Par contre, de plus en plus de migrant-es sont exploité-es en Europe dans des conditions de travail indignes, notamment dans le secteur des fruits et légumes, au nom d’une concurrence soi-disant inévitable. ECVC dénonce les circulaires européennes sur ces «travailleurs détachés», les discriminations à l’embauche, l’existence d’entreprises de main-d’œuvre dans ce créneau, la criminalisation des mouvements de soutien aux migrant-es en recherche de travail et/ou derefuge.

Aujourd’hui, l’OMC semble penser que des résultats intéressants en termes de croissance pourraient être apportés par les nouvelles technologies et le commerce par internet (e-commerce). De même que nous revendiquons la souveraineté alimentaire, il est grand temps de construire une authentique souveraineté numérique pour l’Europe. Dans la mesure où les attaques contre nos règles et nos normes sont quotidiennes, le développement d’un commerce virtuel, sans autorité de contrôle indépendante et fiable, ne peut que jouer contre les agricultrices et agriculteurs européens. C’est une question de cohérence puisque la Pac impose traçabilité et transparence sur son territoire (question 9).

Un nouveau paradigme pour l’Europe

Le changement climatique rend indispensable une totale refonte des règles commerciales. Alors que tout le monde vante la nécessaire relocalisation des productions, il convient de faire le bilan des choix politiques basés sur la croissance des échanges internationaux. Les «accords de Paris» de fin 2015 sur le climat veulent réduire les transports, évoquant des taxes. ECVC donne un éventail de propositions qui vont dans ce sens pour une révision de la Pac.

La crise sanitaire a provoqué toutes sortes de déclarations allant dans le même sens, pour un «monde d’après», et des velléités d’indépendance, voire de souveraineté de nos approvisionnements. Pourquoi ne pas franchir le pas, en commençant par l’agriculture, capitale à nos vies?

Bilans et études d’impact font cruellement défaut enpréalable aux négociations commerciales. Ceux qui sont publiés dressent un bilan catastrophique dans leurs résultats. C’est le cas pour le traité de libre-échange de l’Amérique du Nord (Alena) en termes d’emplois et de croissance. De plus en plus de voix,dont des prix Nobel d’économie, dénoncent aujourd’hui la frénésie libérale des dernières décennies. Nous savons aujourd’hui que les résultats attendus ne sont pas là, que les inégalités se creusent, que les campagnes se vident, que les personnes souffrantde malnutrition sont toujours plus nombreuses.

Plutôt que de tenter une réforme superficielle de l’existant, en sachant pertinemment que c’est illusoire, ne serait-il pas temps pour l’Union européenne de porter les bases d’un tout autre commerce?

Footnotes:

[1Présentation et documents: urlz.fr/e25F

[2Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 17 décembre 2018: viacampesina.org/fr/illustrations-droitspaysans

[3Le Marché commun duSud, abrégé Mercosur, est une communauté économique qui regroupe l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay.


 source: Confédération Paysanne