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Tunisie-Union européenne : De bonnes raisons pour arrêter les négociations sur l’Aleca

Kapitalis | 25 mai 2019

Tunisie-Union européenne : De bonnes raisons pour arrêter les négociations sur l’Aleca

Dans cette «Lettre ouverte aux présidents de la Commission européenne et du G7, l’auteur plaide pour l’arrêt des négociations sur l’Accord de libre échange complet et approfondi entre (Aleca) entre la Tunisie et l’Union européenne (UE), jugé déséquilibré, nuisible aux intérêts supérieurs de la Tunisie et inadapté à ses spécificités économiques et à ses besoins en développement.

Par Ahmed Ben Mustapha, Chercheur en relations internationales et activiste de la société civile

Lors de la tenue du conseil d’association Tunisie-UE, en mai 2018, il avait été convenu d’activer les négociations au sujet de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) et du partenariat pour la mobilité élevés au rang de «priorités stratégiques» au titre de l’année 2019.

Et c’est dans ce cadre que s’est tenu à Tunis, dans l’opacité la plus totale, le quatrième round, dans un contexte de vives tensions internes suscitées par la persistance du gouvernement à poursuivre, sous couvert de fausses négociations, la mise en œuvre de l’accord par son insertion dans la législation tunisienne.

Le communiqué conjoint publié à l’issue du 15e conseil d’association qui vient de se tenir à Bruxelles réaffirme la poursuite des «négociations» sur l’Aleca dont il rappelle les effets bénéfiques sur la Tunisie. Il réaffirme aussi l’engagement de notre pays à mettre en œuvre le «partenariat pour la mobilité» et l’accord de «réadmission» des immigrés clandestins.

Pourtant, l’ambassadeur de France en Tunisie avait préalablement déclaré que la «belle histoire» entre la Tunisie et l’UE peut être «gâchée malgré les efforts de l’Europe», faisant ainsi allusion à des restrictions à l’importation qui auraient été prises par la Tunisie. Il a de nouveau exhorté la Tunisie à «accélérer son adhésion à l’Aleca» allant même jusqu’à lui reprocher de «se renfermer sur elle-même» alors qu’elle vient d’inclure l’essentiel des conditions requises par l’Aleca dans son nouveau code d’incitation aux investissements.

En vérité, la France et l’UE ne tolèrent pas la mise en application des clauses de sauvegarde prévue par l’OMC et l’accord de 1995 pour tenter de maîtriser le dérapage continue de la balance commerciale tunisienne qui a atteint des seuils intolérables. Pourtant, la Tunisie pourrait théoriquement activer son droit souverain de dénoncer cet accord afin de tenter de protéger ce qui reste de son tissu industriel décimé par l’échange inégal.

En effet, l’UE et les pays du G7 se permettent de multiplier les mesures protectionnistes tendant à préserver leurs secteurs sensibles et leurs intérêts commerciaux face à la crise de la mondialisation et à la concurrence. Parallèlement, ils multiplient leurs pressions pour nous imposer l’extension sans limite du commerce inégal en dépit de ses effets dévastateurs qui ne sont plus à démontrer.

En outre, l’ambassadeur français a qualifié d’«insupportables» les reproches faits à la politique d’ingérence ouvertement assumée par la France en Tunisie qui est jugée attentatoire à la souveraineté tunisienne et parfois assimilée à une nouvelle entreprise coloniale française en Tunisie.

Ce faisant, l’ambassadeur faisait allusion aux critiques des opposants à l’Aleca, qui soulignent les nombreuses similitudes entre le contenu de cet accord et le pacte fondamental imposé par la France au bey de Tunis en 1857. De même, ils assimilent la tutelle de fait exercée par le G7 sur la Banque centrale de Tunisie (BCT) à celle de la Commission financière internationale mise en place en 1869 pour gérer la dette tunisienne laquelle avait servi de prétexte à la mainmise coloniale française sur la Tunisie.

De plus, ils reprochent à l’UE d’être instrumentalisée essentiellement par la France, l’Italie et l’Allemagne, qui tirent le meilleur profit des échanges déséquilibrés avec la Tunisie. Au même titre que la CEE qui avait permis à la France de préserver les acquis de la colonisation et de reconduire sa politique hégémonique à l’égard de la Tunisie.

En vérité la politique française à l’égard de la Tunisie, et plus globalement à l’égard des pays africains francophones, s’insère dans le cadre de la vision «France Afrique» des années 60 qui n’a jamais été remise en cause et qui considère implicitement que les pays nouvellement indépendants sont redevables d’une dette permanente envers la France.

Dès lors, elle impose le maintien obligé de relations privilégiées au bénéfice de l’ex-puissance occupante. Et ce à travers les accords inégaux, bilatéraux et multilatéraux, le contrôle des finances publiques et des politiques monétaires ainsi que le paiement d’une sorte de rente annuelle au bénéfice du trésor français.

Pour la Tunisie, cette politique s’est traduite par le maintien en vigueur de l’accord sur l’autonomie interne et les privilèges y associés accordés à la minorité européenne dans divers domaines, dont les concessions de longue durée portant sur l’exploitation à bas prix des richesses naturelles et énergétiques.

Et c’est dans ce cadre qu’il faut appréhender la déclaration finale du Conseil d’association qui vient de se tenir à Bruxelles, laquelle rejoint les propos de l’ambassadeur de France en ce qu’elle confirme que la Tunisie n’a pas d’alternative à l’Aleca et que l’UE n’a aucune autre vision d’avenir de ses relations avec la Tunisie.

Ainsi, ce sont les mêmes modes opératoires qui sont aujourd’hui instrumentalisés pour soumettre la Tunisie par le recours à l’endettement excessif associé aux nouvelles formes de domination incarnées par le système multilatéral européen et occidental dont notamment les accords déséquilibrés de libre échange imposés à la Tunisie depuis 1969 et les Plan d’ajustement structurels (PAS) du Fonds monétaire internationale (FMI) depuis 1986.

Tels sont les outils d’une politique impériale menée à l’encontre de la Tunisie depuis la révolution dans le seul but de garantir la reconduction des politiques économiques et les choix diplomatiques de l’ancien régime qui servent essentiellement les intérêts de la France et ses alliés du G7.

Prise de conscience en Tunisie des dangers de l’Aleca et la nécessité de s’y
opposer

Mais cette attitude ne fait que conforter les Tunisiens patriotes dans leurs convictions et leur détermination à redoubler de vigilance afin de faire face à ces menaces potentielles qui mettent en péril la transition démocratique et les attributs essentiels de notre indépendance.

Faut- il rappeler l’implication directe de la France dans l’élaboration de la «stratégie de reconstruction» de la Tunisie mise en œuvre depuis 2016 ainsi que le positionnement ouvertement assumé du G7 sur la scène politique tunisienne en faveur du chef de gouvernement actuel en prévision des prochaines échéances électorales en Tunisie?

En tout état de cause, les déclarations susmentionnées de l’ambassadeur de France, qui coïncident avec une conjoncture particulièrement difficile en Tunisie, confirment que les responsables français et européens demeurent avant tout soucieux de servir leurs intérêts en activant la conclusion de l’Aleca. Et ce indépendamment de l’effondrement économique et financier de la Tunisie, l’instabilité qui en découle et ses répercussions négatives sur les chances de survie du processus démocratique en Tunisie. Ce qui justifierait d’ailleurs l’arrêt des négociations sur la base des clauses de sauvegarde ainsi que l’échec du partenariat de Deauville.

En effet, le succès de la transition politique et économique était dès le départ intrinsèquement lié au respect des engagements d’ordre stratégique pris par le G7 et l’UE dans le cadre du processus de Barcelone puis lors du sommet de Deauville en 2011.
Présentée comme un acte fondateur dans les rapports Nord-Sud, cette initiative prétendait fournir un nouveau cadre global de partenariat privilégiant la démocratisation du monde arabe et l’instauration d’un espace méditerranéen de paix, de sécurité et de prospérité partagée.

À rappeler que ce «partenariat pour la démocratie» était censé traduire une nouvelle perception occidentale des relations Nord-Sud en rupture avec la politique de compromission occidentale avec les régimes despotiques arabes qui privilégiait les intérêts économiques et commerciaux au détriment des valeurs démocratiques et des droits de l’homme.

À cet effet, des engagements concrets avaient été pris à Deauville notamment l’octroi à la Tunisie d’aides financières massives à des conditions préférentielles et la restitution de ses «avoirs volés» afin d’y favoriser la stabilité politique et
les conditions propices à une transition politique et économique réussie.

En échange de ces promesses non suivies d’effet, la Tunisie a continué à honorer la dette largement toxique de l’ancien régime tout en s’engageant à poursuivre la politique économique de libre échange inégal initiée par l’accord de 1995 conclu avec l’UE. D’où la dégradation considérable de nos équilibres économiques et financiers qui ont été mis à profit pour soumettre la Tunisie depuis 2013 aux PAS du FMI.

Et c’est dans ses conditions d’extrême précarité que la Tunisie, croulant sous le poids d’un surendettement insoutenable, «négocie» depuis 2015, une intégration à l’UE par le biais de l’Aleca. Ce qui confine à une véritable annexion économique dépassant le cadre commercial car incluant la mainmise européenne sur toutes les activités économiques ainsi que les richesses matérielles et humaines de la Tunisie.

Mais, au-delà des rapports de force déséquilibrés et du bilan économique tragique de cette politique demeurée quasiment inchangée depuis l’indépendance, il importe de souligner les dangers cachés de l’UE associés au projet de société et au système de gouvernance mondiale qu’il véhicule.

Contradiction entre l’Aleca et la constitution tunisienne

En effet, l’UE incarne un projet d’Etat européen supranational souffrant de déficit démocratique et en totale contradiction avec notre mode de société et nos spécificités culturelles ainsi qu’avec le projet d’Etat national tunisien démocratique et souverain incarné par la nouvelle constitution tunisienne.

Celle-ci a en effet pour la première fois dotée la seconde république d’un projet global de société et de reconstruction économique orienté vers l’intérieur, basé sur le rôle économique et politique essentiel attribué à l’Etat et à la jeunesse tunisienne aux antipodes de la mondialisation.

L’objectif central de ces nouvelles orientations est de recentrer l’activité économique vers le développement durable et l’équilibre régional en faveur des régions défavorisées et de la jeunesse – élevée au rang d’acteur politique et économique principal – sur la base du principe de discrimination positive.

La finalité de ce redéploiement stratégique est de restituer au peuple tunisien marginalisé son indépendance de décision et son rôle central confisqué dans la vie économique ainsi que dans la détermination de ses priorités et des engagements internationaux qui engagent sa destinée.

À cette fin, les fonctions économiques et régulatrices assumées par l’Etat tunisien sont non seulement réhabilitées mais renforcées contrairement aux impératifs de la globalisation axée sur la marginalisation du rôle de l’Etat dans la vie économique au bénéfice du secteur privé et de l’investissement étranger.

Ainsi l’Etat doit veiller à réaliser «la justice sociale» et «assurer aux jeunes, en tant que force vive dans la construction de la nation, les conditions nécessaires au développement de leurs capacités, de leur prise de responsabilité, et généraliser leur participation à l’essor national, économique, culturel et politique.»

Pour réaliser ces objectifs l’Etat est tenu de veiller «à la bonne gestion des deniers publics et à l’exploitation rationnelle des richesses nationales humaines et matérielles pour les dépenser selon les priorités de l’économie nationale en œuvrant à la lutte contre la corruption et tout ce qui porte atteinte à la souveraineté nationale».

En outre, «les ressources naturelles sont la propriété du peuple tunisien, la souveraineté de l’Etat sur ces ressources est exercée en son nom».

Or, tous les gouvernements successifs ont ignoré les exigences souverainistes et démocratiques de la constitution et de la nouvelle politique économique qu’elle véhicule. À l’opposé, ils ont privilégié la reconduction de la politique d’insertion de la Tunisie, de ses richesses et de ses potentialités humaines dans une répartition injuste des rôles économiques à l’échelle planétaire imposée par le G7 et l’UE par le biais de la globalisation économique.

En outre, la Tunisie a été inondée de crédits toxiques alloués pour l’essentiel au remboursement d’une dette odieuse et au rapatriement des bénéfices au profit des investisseurs étrangers alors que notre pays est en quasi cessation de paiement.
Plus grave, les fausses négociations sur l’Aleca n’ont fait que servir de couverture à la mise en œuvre effective de l’accord à travers les multiples lois édictées depuis 2016 (investissements, partenariat public privé, indépendance de la Banque centrale...). Ainsi que les accords portant renouvellement, au mépris de la constitution, des concessions pétrolières ou cession des énergies renouvelables et des terres agricoles au profit d’entreprises étrangères travaillant pour l’exportation.

Parallèlement, une récente loi complémentaire sur les incitations aux investissements, accorde aux investisseurs étrangers des exemptions et des avantages ainsi qu’une liberté d’action totale comparable au statut privilégié dont bénéficiaient les Européens avant l’indépendance.

Quant à nos richesses humaines, (jeunesse, compétences... ) elles sont marginalisées dans leur propre pays ou elles sont exclues des activités à haute valeur ajoutée en grande partie détournées au profit de l’étranger notamment par l’ouverture des secteurs de services à l’investissement privé étranger et les accords de «partenariat pour la jeunesse et la mobilité» conclus avec l’UE. Ceux-ci, associés aux systèmes d’enseignement francophones et étrangers mis en place en Tunisie, instaurent le principe des migrations sélectives à sens unique au seul bénéfice de la partie européenne.

D’où le fléau de la fuite massive des compétences et de la jeunesse tunisienne vers l’étranger, et en particulier vers l’Europe, dans un contexte de dégradation continue de l’enseignement et des services publics tunisiens. Au même titre que des conditions de vie de la majorité des Tunisiens ainsi que de tous nos indicateurs économiques et financiers.

Toutefois, les responsables tunisiens paraissent insouciants au regard des retombées économiques et sociales dévastatrices de l’échange inégal imposé par l’Europe à la Tunisie. Ils semblent aussi inconscients des dangers inhérents à la régression démocratique occidentale associée au rôle politique et économique majeur assumé par le système multilatéral incarné par le G7 et les ensembles y associés dont notamment la CEE puis l’UE.

En effet, ce déficit démocratique dans les pays occidentaux et au sein de ces institutions représentatives du capital mondialisé reflète l’influence grandissante sur la politique internationale des multinationales dont les capacités de surproduction d’échelle planétaire nécessitent l’ouverture totale et illimitée des marchés mondiaux.

D’où leur politique hégémonique qui dès le début des années 80 impose l’échange inégal comme unique forme de gestion des relations économiques et commerciales à l’échelle mondiale indépendamment des décalages et des disparités économiques.

Dès lors, la crédibilité du processus électoral et démocratique a été fortement atteinte du fait qu’il n’est plus en mesure d’assurer une alternance substantielle des politiques économiques même lorsqu’elles aboutissent à une impasse.

Et c’est sans doute l’un des handicaps majeurs qui a gravement impacté la transition politique en Tunisie, dans la mesure où il a empêché toute reconsidération, par la voie démocratique, de nos orientations économiques et des accords y associés en dépit de leur bilan manifestement négatif voire catastrophique.

En somme, l’un des enjeux principaux associés au dossier des relations Tunisie UE est le recouvrement par l’Etat tunisien des attributs de sa souveraineté confrontée, depuis l’indépendance, aux ambitions impériales du projet européen, qui a été instrumentalisé par la France pour maintenir son hégémonie politique et son statut économique et culturel privilégié en Tunisie et au niveau régional.

Toutefois, il importe de souligner que la politique suivie par le G7 et l’UE, depuis le déclenchement des révoltes arabes, a favorisé une prise de conscience de plus en plus large, des deux côtés de la Méditerranée, des dangers inhérents à cette extension indéfinie du libre échange inégal qui en définitive ne profite qu’à un nombre limité de pays post industriels et à leur multinationales. Et notamment à leurs multinationales qui ne peuvent survivre dans le cadre des frontières nationales ce qui explique leur engouement pour le libre-échange intégral basé sur l’élimination des frontières et de toutes entraves à l’extension indéfinie du commerce. D’où le système de gouvernance mondiale qu’elles ont institué en tant que substitut à l’Etat national et à ses attributs souverains considérés comme étant un handicap majeur à la globalisation.

Quant à la Tunisie à l’économie sous-développée et désarticulée, elle ne peut objectivement tirer aucun profit – compte tenu de son potentiel productif limité et de son sous-développement industriel – de ce faux partenariat et des multiples accords de libre-échange auxquels elle a souscrit qui lui ouvrent théoriquement le libre accès, tout à fait utopique, à des marchés avoisinant les deux milliards de consommateurs.

Et c’est ce qui explique la forte mobilisation critique suscitée en Tunisie par le dossier de l’Aleca qui s’est accentuée en raison de l’attitude du gouvernement et de l’UE qui semblent insensibles aux craintes exprimées par de larges franges de la société civile ainsi que par les organisations syndicales et les secteurs économiques concernés.
En effet, ceux-ci redoutent les effets néfastes et dévastateurs prévisibles de cet accord jugé déséquilibré, nuisible aux intérêts supérieurs de la Tunisie et inadapté à ses spécificités économiques ainsi qu’à ses besoins en développement.

Sans compter la menace qu’il représente pour la démocratie ainsi que l’identité nationale et culturelle tunisienne qui risque d’être diluée au sein de l’ensemble européen perçu d’ailleurs comme une menace identitaire par de nombreux pays européens ce qui explique la vague d’euroscepticisme à l’égard du projet européen.

La société civile tunisienne reproche également à l’UE sa position figée et son empressement à boucler le dossier voire à activer la signature de l’accord sur la base du projet européen avant les prochaines élections prévues fin 2019 en Tunisie.

Pourtant, nul n’ignore que les conditions minimales requises pour de vraies négociations avec l’UE ne sont pas réunies du fait des disparités considérables entre les deux parties en termes de poids politique, économique et financier, de développement technologique et scientifique, de potentiel productif industriel, agricole et de service ainsi que de capacités à l’exportation.

Il est aussi reproché à l’UE de contribuer à l’accentuation des difficultés économiques et financières considérables de la Tunisie par le biais des PAS et des crédits conditionnés du FMI et des institutions financières internationales qui ont dépouillé la Tunisie de sa souveraineté décisionnelle dans la définition de ses choix économiques.

D’où l’alourdissement considérable du fardeau de la dette, devenue insoutenable et ingérable. Ce qui limite considérablement la marge de manœuvre des négociateurs tunisiens face aux pressions de l’UE qui les pousse à engager le destin de la Tunisie sur des dossiers majeurs en dehors de tout débat public et sans en référer au peuple tunisien lors des échéances électorales.

Quant au gouvernement tunisien, il semble dépourvu de toute vision d’avenir des relations tuniso-européennes, adhérant sans conditions au projet européen. Ce qui explique l’absence de contre-projet tunisien après plus de trois années de prétendues «négociations» souvent considérées comme étant une simple couverture à une politique du fait accompli consistant à introduire les principales composantes de l’Aleca dans la législation tunisienne.

Pourtant, il est évident qu’il n’y a aucune base objective pour l’établissement de relations économiques et commerciales mutuellement bénéfiques entre les deux parties tant les rapports de force sont défaillants du fait des politiques hégémoniques adoptées par la France et l’UE à l’égard de la Tunisie et de la rive sud au lendemain des indépendances.

En effet, la Tunisie avait été prématurément contrainte de privilégier son insertion dans l’échange inégal avec l’ensemble européen à travers l’accord de libre-échange de 1969. Et ce au détriment de son projet de décolonisation économique
basé sur l’édification d’un Etat national indépendant fondé sur une économie productive associée à la liquidation du legs
colonial et au rééquilibrage de ses relations internationales.

Les conditions d’un vrai partenariat entre la Tunisie et l’UE

Mais la Tunisie, qui était alors dotée d’une stratégie et d’une vision diplomatique d’avenir de sa coopération avec l’Europe avait œuvré en vue de rééquilibrer ces relations ce qui s’est traduit par l’accord de coopération globale de 1976 qui a été le fruit d’une véritable négociation favorisée par une conjoncture internationale favorable.

Certes cet accord n’a pas eu les résultats escomptés dans la mesure où il n’a pas été suivi d’effet du fait du non-respect de ses orientations stratégiques basées sur des engagements de long terme pris par la CEE d’aider la Tunisie à s’industrialiser et à moderniser ses secteurs productifs afin de tirer profit du commerce international.

Toutefois, cet accord revêt une importance capitale dans la mesure où il est adossé à une échelle de valeurs et à des principes fondateurs qui auraient révolutionné les rapports entre pays développés et sous-développés s’ils avaient été mis en œuvre. Car tenant compte des écarts de développement et incluant des engagements concrets dans le sens de l’édification de relations et de rapports d’échanges plus équitables en faveur de la Tunisie.

C’est pourquoi, il convient d’en rappeler les principales dispositions qui demeurent d’une grande actualité et pourraient contribuer à enrichir le dialogue national interne ainsi que les consultations en cours avec l’UE sur l’avenir des relations tuniso-européennes.
Ainsi, il est spécifié dans le préambule qui définit les orientations stratégiques de l’accord, que les deux parties sont «décidés à promouvoir, compte tenu de leurs niveaux de développement respectifs, la coopération économique et commerciale entre la Tunisie et la communauté et à lui garantir un fondement sûr conformément à leurs obligations internationales».

Ils se déclarent «résolus à instaurer un nouveau modèle de relations entre Etats développés et Etats en voie de développement, compatible avec les aspirations de la communauté internationale vers un ordre économique plus juste et plus équilibré».

Pour concrétiser ses engagements, la CEE s’était engagée à promouvoir une coopération globale et multidimensionnelle avec la Tunisie non réduite aux échanges commerciaux mais incluant «la coopération économique, technique, scientifique et financière ainsi que le domaine social». Avec pour objectif de contribuer au développement industriel et la modernisation du secteur agricole tunisien dans le cadre «des objectifs et des priorités des plans et programmes de développement de la Tunisie».

Il convient de souligner qu’au nombre des actions prioritaires prévues à l’époque par les plans de développement tunisiens et reprises par l’accord de 1976, l’initiation d’une coopération industrielle, technologique et scientifique destinée à permettre à la Tunisie de valoriser sur place ses richesses naturelles, agricoles et énergétiques.

Cette option stratégique visait à récupérer les activités à haute valeur ajoutée et les chaînes de valeur associées à l’exploitation du pétrole, de l’huile d’olive... Qui étaient et demeurent jusqu’à ce jour bradées et détournées au profit de l’étranger et notamment vers la France, l’Italie et l’Allemagne.

Pour l’agriculture, l’objectif était d’atteindre une plus grande autosuffisance alimentaire par l’augmentation des productions de céréales, sucres et de produits protéiniques.
Dans le domaine commercial, l’accord visait à «promouvoir les échanges entre les parties contractantes, en tenant compte de leurs niveaux de développement respectifs et de la nécessité d’assurer un meilleur équilibre de leurs échanges commerciaux en vue d’accélérer le rythme de croissance du commerce de la Tunisie et d’améliorer les conditions d’accès de ses produits au marché de la communauté».

Le rappel des dispositions de cet accord prouve qu’une vraie négociation et qu’une véritable coopération mutuellement bénéfique entre la Tunisie et l’ensemble européen sont théoriquement possibles. Si elles prennent en compte les disparités économiques entre les deux parties et si elles se basent sur les choix et les priorités définies par la Tunisie dans le cadre du développement stratégiquement planifié.

Mais l’accord de 1976, qui aurait pu constituer un nouveau départ dans les relations tuniso-européennes, ne sera jamais mis en œuvre du fait que la CEE n’a pas honoré les engagements y associés qui nécessitaient des réformes étalées sur toute une génération. À rappeler que le même scénario s’est répété après la révolution en relation avec les engagements non tenus du partenariat de Deauville.

En vérité, il est maintenant établi que le système multilatéral occidental et les organisations y associées (dont le G7 et l’UE) n’étaient pas conçus pour aider les pays du tiers-monde à s’affranchir du sous-développement et de la dépendance générés par la colonisation. Leur finalité profonde est de pérenniser un système de distribution injuste et inéquitable des rôles économiques permettant à l’Occident dominateur de monopoliser à son seul profit les richesses mondiales par la mondialisation des chaînes de valeurs et des activités à haute valeur ajoutée y associées.

Et c’est ainsi que la Tunisie a été dès le début des années 70 dépouillée de ses richesses et de ses potentialités humaines et matérielles ce qui l’a confinée dans la sous-traitance de bas de gamme essentiellement au profit de l’Europe par le biais des accords injustes qui lui ont été imposés depuis l’indépendance.

Cette orientation a été consolidée dans les années 80 et 90 par le PAS du FMI et l’adhésion à l’OMC ainsi que la conclusion de l’accord de 1995 qui a fragilisé considérablement l’Etat tunisien en le dépouillant des attributs essentiels de son indépendance de décision et de son autonomie financière.

En effet, la perte des ressources générées par les droits de douane et le tourisme associée à la mainmise étrangère sur
nos ressources pétrolières et énergétiques a transformé l’économie tunisienne en une économie d’endettement et de
dépendance accrue à l’égard du système financier international.

Dès lors, le rôle économique régulateur de l’Etat et du secteur public a été affaibli face à la montée fracassante du secteur privé rentier tunisien et surtout étranger notamment avec le code de promotion des investissements de 1993 qui a ouvert tous les secteurs d’activité à l’investissement étranger.

Cet affaiblissement des structures de l’Etat et du secteur public tunisien a coïncidé, au plan international, avec la stratégie du chaos initiée par la guerre de recolonisation de l’Irak suivie d’une entreprise programmée de déstabilisation et d’affaiblissement généralisée du monde arabe au bénéfice de la politique expansionniste d’Israël.

Au lendemain de la révolution, l’objectif stratégique majeur du G7 et de l’UE a été de reconduire ce système et d’empêcher la Tunisie de reconsidérer ses choix économiques et diplomatiques en dépit de leur lourd bilan. Et c’est ainsi qu’a été confisqué le droit du peuple tunisien de procéder à une évaluation des politiques qui ont été à l’origine de sa révolte et de les soumettre au verdict des urnes à l’occasion des échéances électorales.
Parallèlement, les pays occidentaux ont profité des révoltes arabes pour déclencher de nouvelles entreprises guerrières – essentiellement en Libye, en Syrie et au Yémen – qui ont accéléré le processus de la fragilisation de l’Etat-nation dans la région arabe tout en portant un coup fatal aux aspirations des peuples arabes à la démocratie et à l’indépendance.

La «transaction du siècle» en cours s’insère dans ce processus qui aboutit à la négation du droit du peuple palestinien à l’existence et à l’édification d’un Etat national dans des frontières sûres et reconnues. En revanche, le droit des Israéliens à un «Etat national juif» est non seulement reconnu mais il est consolidé par la reconnaissance américaine de la souveraineté israélienne sur Al-Qods (Jérusalem) et les territoires arabes occupés.
À l’opposé le droit des Palestiniens et des peuples arabes à la résistance et à la lutte contre les occupants et les envahisseurs, pourtant reconnus par l’Onu, sont méconnus voire criminalisés.

Tel est le contexte global dans lequel se situent les relations Tunisie-UE-G7 à la veille des élections législatives européennes qui seront suivies, dans quelques mois, des élections législatives et présidentielles en Tunisie. Nécessité de mettre fin aux ingérences de l’UE et de permettre au peuple tunisien de déterminer son avenir.

Depuis plus d’une année, le G7 et l’UE se sont ouvertement positionnés sur la scène électorale tunisienne en faveur du chef de gouvernement en échange de ses engagements à prioriser les dossiers de l’Aleca et le partenariat pour la mobilité et de les boucler en 2019.

Cet engagement hypothèque considérablement les futures élections déjà fortement entachées du fait du non-respect par les pouvoirs publics des exigences de la constitution pour ce qui a trait à la mise en place du tribunal constitutionnel et des autres institutions garantes d’un processus électoral sain et démocratique.

Nous vous demandons de cesser ces ingérences qui portent un coup fatal à la crédibilité du G7 et l’UE et à leurs engagements de favoriser les conditions propices à la réussite de la transition politique et économique en Tunisie.

A ce propos, il importe qu’il soit mis un terme aux pressions incessantes exercées sur la Tunisie pour accélérer les prétendues négociations sur l’Aleca en période électorale et priver ainsi le peuple tunisien de trancher par la voie démocratique sur les dossiers qui engagent son avenir.

Et de lui imposer la reproduction du même schéma de relations déséquilibrées et des mêmes politiques nuisibles à ses intérêts vitaux qui doivent au contraire être soumises au verdict des urnes en prévision des prochaines échéances électorales.

En effet, aucune des conditions minimales requises pour de véritables négociations avec l’UE n’est réunie en l’état actuel des rapports de force et en l’absence d’un consensus national et d’une vision tunisienne unifiée sur l’avenir des relations tuniso-européennes.
Dès lors, il importe que la France, le G7 et l’UE reconsidèrent leur politique à l’égard de la Tunisie et respectent la volonté des tunisiens d’accéder à une vraie démocratie et de déterminer leur destin en toute indépendance à l’abri des ingérences, des convoitises et des politiques hégémonistes.

Et les prochaines élections en Tunisie constituent la dernière opportunité de sauver la démocratie en Tunisie et de favoriser une alternance pacifique au sommet du pouvoir loin des convulsions et de l’instabilité qui ont caractérisé la scène politique en Tunisie et au plan régional depuis la révolution.


 source: Kapitalis