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UE-Chine : les dessous d’un accord commercial controversé

Mediapart | 18 février 2021

UE-Chine : les dessous d’un accord commercial controversé

Par François Bougon et Ludovic Lamant

À l’annonce fin 2020 d’un accord de principe sino-européen sur les investissements, certains ont dénoncé l’allégeance de l’Union européenne à Pékin. D’autres ont loué la volonté des Européens de marquer leur autonomie stratégique face aux États-Unis. Tous ont relevé une victoire symbolique de la Chine, alors que Joe Biden n’était pas encore à la Maison Blanche.

En tout cas, cette entente intervenue sur un texte très technique – le « CAI » (Compréhensive Agreement on Investment) qui doit être soumis au vote des eurodéputés, sans doute début 2022 – n’en finit pas de provoquer des remous et de nourrir l’éternel débat sur le type de relation que Bruxelles doit entretenir avec Pékin.

Négocié depuis sept ans, il devait bien aboutir à un moment ou un autre, mais la volonté de conclure à tout prix un accord avant la fin de l’année 2020 a soulevé des accusations de précipitation. D’autant que l’Union européenne a expliqué à plusieurs reprises ces dernières années vouloir être moins naïve vis-à-vis du géant asiatique et que ce dernier est critiqué pour sa répression au Xinjiang et à Hong Kong.

De plus, cette annonce en pleine transition politique à Washington a été moyennement appréciée par l’équipe du président Joe Biden, qui avait expliqué vouloir associer les alliés européens dans sa réflexion pour faire face aux ambitions chinoises, jugées de plus en plus agressives.

Les regards se sont braqués vers l’Allemagne. Depuis qu’il a été annoncé, tout à la fin de la présidence allemande de l’UE (juillet-décembre 2020), le CAI porte la signature de Berlin, car beaucoup sont persuadés que le gouvernement d’Angela Merkel voulait le boucler à tout prix.

Il fallait en effet soutenir l’industrie automobile allemande, et Volkswagen en particulier, au risque de bâcler la négociation avec Pékin sur certains points stratégiques. Comme le rappelle Agatha Kratz, directrice associée de Rhodium Group, une société de recherches et de consulting, « si l’on reprend les investissements européens en Chine sur les vingt dernières années, entre 25 et 35 % sont allemands, 50 % sur les trois, quatre dernières années. Et ces investissements allemands sont dominés par le secteur automobile ».

La publication d’une partie de l’accord, le 22 janvier, n’a pas dissipé ces doutes, alors que les annexes, décisives pour l’analyse de ce type de texte très technique, ne sont pas encore publiques (elles devraient l’être d’ici fin février-début mars, ici).

Du côté de la Commission, on réfute tout emballement sous la pression de Berlin, rappelant que l’objectif d’un « deal » fin 2020 avait été rendu public lors d’un sommet UE-Chine en avril 2019. « Ce fut un processus long et douloureux au départ. Les négociations sont entrées dans une nouvelle phase, plus constructive, en 2019 », raconte-t-on du côté de la Commission.

Même s’il ne s’agit pas d’un texte aussi transversal qu’un traité de libre-échange (un « FTA », dans le jargon bruxellois), il a tout de même fallu sept ans, et 35 sessions de négociations, pour aboutir. « Le CAI n’est pas un instrument pour transformer la Chine en une économie de marché, et nous comprenons bien que cela n’est pas faisable, tempère-t-on au sein de l’exécutif bruxellois. C’est d’abord un instrument qui vise à rééquilibrer des effets de distorsion que l’on constate dans l’accès aux marchés chinois. »

L’impact des discussions complexes sur le Brexit, dans les tout derniers mois de 2020, a sans doute compliqué les visées de Berlin sur le front chinois. « Les Allemands nous avaient prévenus que la Chine serait un gros morceau de leur présidence, raconte une source à la Commission. Mais, en vérité, ils ont très peu investi le sujet, en bilatéral avec les États-membres, pour construire une position politique solide, unifiée, vis-à-vis de Pékin. Si le CAI avait été une partie d’un grand tout, sous leur présidence, ça aurait eu une autre gueule. »

L’accord a été annoncé le 30 décembre lors d’une rencontre, en visioconférence, entre le numéro un chinois Xi Jinping, Angela Merkel (au titre de la présidence tournante de l’UE), le président du Conseil européen Charles Michel, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, mais aussi Emmanuel Macron (sans que personne, à Bruxelles, ait compris la raison de sa présence officielle sur la photo finale, sans logique institutionnelle). M. Xi l’a qualifié d’« équilibré, de haut niveau et de mutuellement bénéfique ». « L’accord offrira un meilleur accès au marché, un environnement commercial de plus haut niveau, des garanties institutionnelles plus solides et de meilleures perspectives de coopération pour les investissements mutuels », a-t-il dit.

L’impression que les Chinois ont recherché avant tout un gain politique est renforcée par le fait qu’ils ont réalisé l’essentiel des concessions, en particulier dans le secteur manufacturier, les marchés européens étant déjà très ouverts, selon l’analyse d’Agatha Kratz. « Pour la Chine, l’intérêt est 100 % politique. Elle ouvre plus que l’Europe, les concessions que cette dernière accorde sont presque nulles. » La prudence reste toutefois de mise, tant que les annexes – et les listes d’exceptions de produits – n’ont pas été rendues publiques.

La précipitation allemande sur le CAI et la satisfaction de Pékin expliquent en partie pourquoi tant de députés se sont bruyamment braqués. Leur position est loin d’être anecdotique : c’est à eux qu’il reviendra de valider le texte, lors d’un vote en plénière. Il devrait se dérouler à quelques semaines de la présidentielle française. À l’inverse d’un traité de libre-échange, à l’instar du Ceta avec le Canada, le CAI n’aura pas besoin d’être ratifié par les parlements nationaux.

Dès le 21 janvier, les eurodéputés ont fait savoir, dans une résolution adoptée à une large majorité sur la situation à Hong Kong (597 voix pour), leur malaise : ils « déplorent qu’en se hâtant de conclure cet accord sans prendre de mesures concrètes contre les graves violations des droits de l’homme qui perdurent […], l’Union risque de nuire à sa crédibilité en tant qu’acteur mondial des droits de l’homme ».

Symbole du scepticisme ambiant, l’écologiste allemand Reinhard Bütikofer, qui préside la délégation pour les relations avec la Chine au sein du Parlement, et se révèle d’ordinaire plutôt pragmatique en matière de libre-échange, s’est lancé dans une énergique campagne contre le CAI (lire ici son analyse – en allemand –, où il s’en prend à des garanties « trop faibles pour être acceptables » en matière sociale et à l’illusion d’une fausse réciprocité dans l’accès aux marchés).

Bon nombre d’élus français, à l’instar des Français Bernard Guetta (LREM-Renew) ou Raphaël Glucksmann (PS-Place publique), dénoncent avant tout une manière de sacrifier le sort de la minorité ouïghoure, comme celui des opposants à Hong Kong, au nom des intérêts économiques de l’Europe. « Il est toujours dangereux de laisser croire à une dictature qu’elle peut faire n’importe quoi et ne pas en être sanctionnée mais récompensée. C’est encore plus dangereux lorsqu’il s’agit de la plus puissante et de la plus peuplée des dictatures du monde », écrit ainsi Guetta.

Sur ce front, le texte précise que la Chine s’engage à ratifier deux conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (dites C29 et C105). Mais la formulation fait tiquer beaucoup d’élus, qui la jugent floue et trop peu contraignante : Pékin s’engage à « faire des efforts continus et soutenus, de sa propre initiative », vers la signature des deux conventions. Le sinologue François Godement, interrogé par Libération, a résumé le sentiment des sceptiques : « Les Européens ont choisi de se satisfaire d’une promesse dérisoire. »

Aux députés qui dénoncent un laxisme des négociateurs vis-à-vis de Pékin, la Commission assure que l’expression « de sa propre initiative » avait déjà été utilisée dans l’accord de libre-échange conclu avec le Japon.

« Certains nous ont dit : mais la liberté syndicale, vous vous en foutez ? »

D’autres critiques relèvent que le traité fait l’impasse sur d’autres conventions, par exemple celle sur la liberté syndicale (pourtant mentionnée, par exemple, dans l’accord validé début 2020 avec le Vietnam). « Certains nous ont dit : mais la liberté syndicale, vous vous en foutez ? Non, ce n’est pas le cas, mais il se trouve que Pékin était disposé à prendre des engagements sur le travail forcé. Cela nous semble déjà mieux que l’existant… », se défend une source au sein de l’exécutif bruxellois.

La publication en janvier d’un rapport sur le bilan de l’accord de libre-échange conclu entre l’UE et la Corée du Sud, mis en œuvre depuis 2011, a valeur d’avertissement. Ces experts indépendants notent que Séoul n’a pas tenu ses engagements, concernant la ratification qu’il avait promise, de quatre conventions fondamentales de l’OIT.

Pourquoi, dès lors, Pékin se montrerait-il plus coopératif ? D’autant que la formulation semble encore plus floue, dans le cas du CAI, insistent d’autres experts. La Commission a tout de même trouvé matière à se réjouir dans ce rapport, les experts ayant conclu que les engagements pris par la Corée en matière de ratification de ces conventions étaient bien juridiquement contraignants. Nombre d’ONG et d’eurodéputés continuent de réfuter cette analyse.

Au gouvernement français, on défend une démarche par étapes : « Il ne faut pas voir cet accord comme l’alpha et l’oméga de nos relations avec la Chine, affirme Clément Beaune, secrétaire d’État aux affaires européennes. Il ne doit pas être vu de manière isolée, il ne marque pas la fin de l’histoire de nos relations économiques avec la Chine. Les Ouïghours, c’est un combat qui va continuer. » À l’Élysée, on évoque « une brique parmi d’autres, mais une brique importante et surtout qui tire dans la bonne direction ». « C’est un accord qui renforce les règles et non pas un accord qui dérègle ou qui libéralise le commerce », ajoute-t-on.

La France, qui doit présider l’UE au premier semestre 2022, promet un point d’étape avec Pékin sur ces questions hautement sensibles. Pour l’heure, les Français jugent prématuré d’évoquer les sanctions possibles en cas de non-respect des engagements. « On n’en est pas là, indique-t-on à l’Élysée. La première étape, c’est de mettre en œuvre un calendrier ; deux d’avancer sur le sujet, de voir ensuite entre Européens. » Mais des divisions se font jour dans l’exécutif français, comme le montre une tribune récente de Stéphane Séjourné, eurodéputé LREM et proche d’Emmanuel Macron, affirmant qu’il ne votera pas le CAI en l’état. À Strasbourg, les élus pourraient exiger de la Chine qu’elle adopte ces deux conventions, avant de procéder au vote sur l’accord à Strasbourg.

La question des droits humains n’est pas le seul point dur du texte. Les garanties obtenues par les entreprises européennes en Chine sont loin de convaincre tout le monde. La Commission met en avant un accès renforcé au secteur manufacturier (voitures électriques), aux services privés de santé ou encore à une partie des services financiers.

« Cet accord prévoit des concessions pour sécuriser les entreprises européennes établies en Chine. Ainsi, celles-ci ne seront plus obligées de céder 50 % de leur capital ou de transférer leurs technologies aux Chinois, écrit l’eurodéputé Emmanuel Maurel. Mais ces “avancées” reposent sur le présupposé que Pékin respectera ses engagements ! Or Pékin ne respecte pas ses engagements, y compris économiques. Chacun sait que malgré son appartenance à l’OMC, la Chine est devenue maîtresse en espionnage industriel et en contrefaçon, dont elle produit 90 % des 500 milliards du chiffre d’affaires annuel. » L’élu prédit une vague de délocalisations vers la Chine et s’inquiète d’une « agression contre l’emploi européen ».

« L’examen préliminaire des textes livre une photographe inédite : le produit d’une négociation lorsque l’UE n’est pas en position de force. Les documents écartent toute contrainte potentielle sur la souveraineté de la Chine », écrivent les auteurs d’une note au sein de plusieurs ONG (Attac, Aitec, Amis de la Terre, etc.), qui critiquent notamment la faiblesse des dispositions relatives au climat et à l’environnement : « Incontestablement la Chine ne craint rien ni personne. »

« La Commission communique beaucoup sur l’ouverture de nouveaux marchés, avance Maxime Combes (Aitec). Mais d’après les éléments dont nous disposons, ce traité international entre l’UE et la Chine rassemble avant tout des engagements que la Chine a déjà pris, soit au niveau multilatéral, soit au niveau unilatéral, en ouvrant progressivement certains marchés où elle se sent suffisamment solide. L’enjeu de ce texte est donc d’abord géopolitique. »

La note des ONG introduit une nuance sur un seul point : « La concession la plus marquante pour Pékin concerne visiblement les “transferts technologiques” (licences ou brevets propriétaires) : le traité interdit la subordination d’un investissement européen à l’obligation de transfert à une entreprise locale, et prohibe tout transfert contraint. » Sans surprise, c’est l’un des points mis en avant côté français, pour le service après-vente du texte. « Le volet accès au marché lève ces dispositions discriminatoires », dit-on à l’Élysée.

Autre dossier sensible : l’absence de mécanisme dit de protection des investissements, qui doit permettre à une entreprise, en cas de désaccord, de faire valoir ses droits devant la justice. Bruxelles et Pékin ont prévu deux années supplémentaires de négociations pour aboutir sur ce dossier complexe, qui touche de plein fouet à la souveraineté des États. En l’absence d’accord, ce sont les mécanismes déjà en vigueur, dans les 25 accords bilatéraux qui lient la Chine aux États membres de l’UE, qui restent en vigueur.

« Je n’ai aucun problème à dire qu’il n’y a rien de révolutionnaire dans cet accord, insiste une source au sein de la Direction générale du commerce de la Commission. On ne prétend pas que cela va changer la face du monde. On dit simplement : à notre avis, on sera mieux avec cet accord que sans. Le projet chinois est clair : ils veulent être les meilleurs dans tout, dans ce que fait le Mittelstand allemand, les PME italiennes, le luxe français. Absolument tout. Et quand on négocie le CAI, on est bien au courant de ça. On est sans illusion sur le fait que cela ne va pas faire dévier la trajectoire chinoise. »

Toutes les controverses autour du CAI révèlent surtout la difficulté de mettre en pratique la stratégie adoptée en 2019 et qui fait de la Chine à la fois un « partenaire », un « concurrent » et un « rival systémique » (lire cette analyse de novembre 2020 publiée par l’Ifri). Alors que les États-Unis ont opté pour une stratégie beaucoup plus claire, dans laquelle la Chine est désignée comme le rival de la « compétition » du futur, pour reprendre le mot du nouveau président Joe Biden. « Cela nécessiterait d’avoir une vraie réflexion de la part des États européens sur ce que nous voulons faire de notre relation avec la Chine. Les États-Unis ont défini un principe directeur, nous ne l’avons pas encore », juge Agatha Kratz.

Emmanuel Macron, pour sa part, a déjà mis en garde Joe Biden. Pas question, a-t-il expliqué dans une intervention lors d’un forum organisé par un think tank américain, de constituer un front commun « Tous contre la Chine » : « Pour moi, ce scénario est contre-productif car il poussera la Chine à renforcer sa stratégie régionale, ce qui la poussera précisément à réduire sa coopération dans les différents domaines. Et je pense que cela est préjudiciable pour nous tous. » Le débat n’a pas fini de se poursuivre. Et les polémiques qui vont avec aussi.


 source: Mediapart