(In)certitude juridique — Sur quoi, exactement ?
Margarita Flórez, ILSA [1]
Août 2007
Sommaire
L’(in)certitude juridique est, nous dit-on, la cause et l’objectif final des réformes réglementaires visant à protéger les intérêts des investisseurs. Ces réformes consistent en l’adoption de normes uniformes, durables et coercitives qui sont supposées assurer la transparence. Ceci est supposé rendre les lois fiables. En réalité, par ce biais, elles ne vont plus que dans une seule direction. Ces processus commencent par les traités bilatéraux d’investissement (TBI), étendent leur couverture par les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), puis se répandent par les accords de libre-échange (ALE). Dans un cas extrême, ils peuvent même garantir que la loi nationale ne doive se soumettre à aucune obligation bilatérale. La loi américaine règne en maître sur son propre accord de libre-échange avec l’Amérique centrale — l’article 102 de la législation d’exécution des États-Unis garantit qu’aucune des dispositions de le CAFTA ne puisse outrepasser une loi américaine. Ces dispositifs favorisent fortement les droits des investisseurs aux dépens des droits des citoyens. Les instruments légaux développés au travers des Nations Unis passent au second plan : les droits humains, la législation sur l’environnement et les réglementations sur le travail. Paradoxalement, la sécurité d’un certain type de législation se traduit par l’insécurité d’autres types de lois.
Les engagements multilatéraux en matière d’environnement et de droits humains se retrouvent affaiblis dans ce processus, et la qualité de vie des personnes en est menacée. La logique suit une spirale, en commençant par le besoin de créer un climat favorable à l’investissement qui, en retour, est supposé se traduire en croissance économique et, finalement, en amélioration du bien-être des personnes. Les objectifs de toute loi non commerciale sont bouleversés. Un libre échange hautement régulé porte en lui-même un mécanisme d’exécution complet — y compris un règlement des différends, qui est en train de devenir l’idéal de toute loi internationale. Sans ce mécanisme dans d’autres domaines, comme les droits humains, la loi sur l’environnement et le droit du travail, on peut parler de concurrence déloyale
Les droits humains
Les constitutions nationales en Amérique latine incluent des obligations collectives pour les droits humains, mais, le véritable exercice de ces droits est demeuré fragile et sa voix est maintenant étouffée par la signature des ALE.

Le droit à la santé est violé lorsque la définition des services dans un ALE inclut tous les droits fournis, y compris ceux qui sont obligatoires, comme ceux que l’État est dans l’obligation de fournir dans le cadre de ses obligations envers les droits humains. En effet, la notion selon laquelle la santé est un service que seules les entreprises peuvent fournir, dans une logique tournant autour du bénéfice, empêche ou retarde la réalisation de services de base, qui se réduisent déjà au minimum pour les plus défavorisés. Avec pratiquement la moitié de la population d’Amérique latine sous le seuil de pauvreté absolue, le fait de devoir payer pour recevoir des soins de santé minimaux se traduit, pour ces personnes, par un manque permanent de soins de santé. Les ALE empêchent ou retardent la capacité des gouvernements d’octroyer des licences obligatoires, niant véritablement l’accès aux traitements à bas prix pour les maladies graves. Soit l’utilisation de génériques est permise, puisque ce qui est consolidé est une durée plus longue de protection par brevet des médicaments, soit il devient impossible, pendant la durée de vie du brevet, de produire des génériques, rendant également impossible la création de médicaments pour des maladies mortelles comme le SIDA. Certains ALE rendent l’importation parallèle de médicaments brevetés illégale.
Il en va de même avec l’éducation. Les gouvernements du tiers-monde doivent fournir une éducation universelle de base à la majorité des personnes, y compris les adultes, les étudiants ayant des difficultés d’apprentissage et d’autres secteurs prioritaires. Mais, en acceptant la privatisation des services d’éducation, la couverture universelle est minimisée et les coûts éducationnels augmentent vertigineusement, rendant l’accès à l’éducation impossible. Par conséquent, dans un environnement économique précaire, le nombre relevé d’abandons scolaires augmente, parce que les parents ne peuvent pas subvenir aux coûts de nourriture et de transport dont les élèves doivent s’acquitter s’ils veulent poursuivre leurs études.
Les droits de l’environnement
Le champ des normes environnementales est en déclin à cause des décisions gouvernementales d’améliorer les conditions permettant d’attirer l’investissement étranger direct, et à cause de la pression du secteur privé. Ces dernières années, le nombre et le type d’activités pour lesquelles les gouvernements exigent des autorisations environnementales ou des évaluations des impacts sur l’environnement ont diminué. Ceci a une énorme importance en Amérique latine, particulièrement en Colombie, qui a l’un des plus hauts taux d’adhésion à des traités environnementaux. Une grande partie des lois et des politiques de Colombie sont adaptées pour qu’elles soient conformes aux dispositions de ces accords. [2] Les pays qui ont signé et ratifié la plupart des accords multilatéraux sur l’environnement ont une double face lorsqu’ils traitent avec des états non signataires, tels que les États-Unis : leur face multilatérale est large par nature, alors que l’autre face est restrictive. La conformité aux obligations d’un accord multilatéral se traduit par une non conformité à un accord bilatéral, ou vice-versa.
Après plus de 15 ans de la Convention sur la Diversité Biologique de l’ONU, l’intention des pays en développement d’obtenir des bénéfices par la valorisation propre de leurs ressources génétiques a été considérablement affaiblie par la primauté des notions commerciales, comme les droits de propriété intellectuelle (DPI). Ceci soit parce que le droit commercial — surtout les ALE — a redéfini la bioprospection comme un service transfrontalier, [3] ou soit parce que le DPI a été étendu aux formes de vie se produisant naturellement. Toute soi-disant souveraineté sur ces ressources a été véritablement ébranlée, si non éliminée. Un aspect crucial de la discussion est celui des aspects du droit de propriété intellectuelle liés au commerce, et la souveraineté sur les ressources génétiques qui est exprimée dans les mécanismes d’accès nationaux. Il est certain que les ressources biologiques et génétiques dans leur état naturel ne peuvent être protégées par le DPI, puisqu’il n’est question d’aucune innovation. Mais, aux États-Unis, le matériel biologique qui n’a pas été modifié, tel que la séquence naturelle d’un gène qui a simplement fait l’objet d’une description, peut satisfaire aux exigences de base de la protection par brevet. [4] Dans les pays andins, cela n’est pas autorisé. Et le dilemme est : devez-vous abroger vos propres lois lorsqu’elles sont contraires à un ALE ? Le CAFTA empire la situation. [5] Désormais, les ALE remplacent presque les parlements parce que les traités internationaux et les accords sur les DPI doivent être directement adoptés, sans besoin de recourir à la ratification nationale. [6] [7] [8] [9] [10]
Un autre exemple concret de l’application des concepts d’une loi environnementale internationale devant prévaloir sur les ALE est le principe de précaution : les pays devraient pouvoir exercer des exceptions nationales pour des raisons environnementales sans être accusés de restreindre le commerce et sans être forcés de fournir des preuves scientifiques complètes au sujet de leur préoccupation, comme le requièrent les règles commerciales. [11] La précaution est un principe fondamental du droit environnemental colombien. Mais le droit commercial exige soit que le pays en question utilise le principe de précaution tel qu’il est fondé dans le GATT, qui stipule qu’une certitude absolue est requise pour que ce principe soit appliqué, soit que ce pays n’invoque plus ce principe.
Les ALE peuvent stipuler que chaque partie peut élaborer ses propres lois environnementales et être souverain etc., mais ces accords redéfinissent la notion même de la loi environnementale. [12] Pour la Colombie, [13] il a été dit que l’exploitation commerciale des ressources naturelles peut être exclue de la définition de la législation environnementale (c’est nous qui soulignons). Ceci mettrait l’utilisation et le développement des ressources naturelles renouvelables, et l’utilisation durable des ressources naturelles non-renouvelables, y compris le code minier et la loi sur les hydrocarbures, hors de la sphère de la loi environnementale. [14] Par conséquent, tous les secteurs en Colombie seraient dépouillés de tout pouvoir leur permettant de travailler aux objectifs du « développement durable ».
D’autres implications émergent et ce, avant même de signer l’ALE, telles que l’obligation d’abroger ou d’amender les lois existantes ou d’en décréter de nouvelles. Des lois ont été adoptées pour renforcer la protection des investisseurs sans même signer d’ALE. Même les possibilités de modifier les lois sont devenues restreintes, puisque le parlement n’est pas en mesure de changer quoi que ce soit qui n’ait un certain degré de conformité avec les obligations comprises dans l’ALE. [15] Ainsi, une loi ne peut être amendée que si elle n’est pas compatible avec l’ALE, mais le contraire n’est pas vrai. Toute réforme dans l’autre direction, selon la théorie de la « certitude juridique », pourrait être considérée comme une violation des obligations de l’ALE. [16]
Les droits des investisseurs
Le chapitre 11 de l’ALENA, sur lequel sont construits de nombreux ALE, endosse le droit pour les investisseurs de rechercher l’arbitrage international s’ils considèrent qu’une partie de l’état, quelle qu’elle soit, ignore leurs droits. Ceci remplace la relation état-état, qui est propre au droit international, par une relation investisseur-état, qui permet à un individu de déposer une plainte directement contre un état, sans nécessité de la formalité des notes diplomatiques et autres accessoires qui accompagnaient les désaccords entre les pays et ceci facilite une avalanche de procès concernant de futures obligations, c’est-à-dire sans qu’aucun dommage n’ait même encore été causé. Un concept large de l’investissement — lié à l’acquisition, la propriété et l’activité — a été établi.
Ces procédures d’arbitrage investisseur-état sont secrètes, sans aucune participation publique. Pour peu que les procédures émanent d’un intérêt d’entreprise privée et traite de lois et de politiques publiques, la procédure étend généralement les règles de l’arbitrage de litiges privés à des conflits devant être traités dans la sphère publique. Les intérêts des entreprises privées sont placés au-dessus de la souveraineté et de l’indépendance nationales.

Une étude de 2005 sur les cas ayant été portés devant le tribunal de l’ALENA [17] démontre que parmi ces 45 cas, certains manquent d’information à cause du secret de la procédure. Les gouvernements ont été forcés de payer des pénalités à hauteur de 35 millions de dollars, dans la plupart des cas pour des motifs qui n’auraient pas été acceptés sous le droit international. Les réclamations en instance s’élevaient à près 28 milliards de dollars, auxquels devront venir s’ajouter les frais d’avocat, qui incombent aux états, c’est-à-dire aux contribuables/citoyens.
Parmi les caractéristiques des réclamations, et des procès, on peut voir :
- la perte de l’immunité souveraine des états, c’est-à-dire que tout investisseur privé peut en appeler à un arbitrage et exiger le versement de compensation de par le simple fait qu’un état ait décrété une loi ou décidé d’une politique qui, selon l’investisseur, compromet ses droits. Lorsque le Canada, agissant dans le cadre de la convention de Bâle, a émis un règlement interdisant l’importation d’une substance toxique, son gouvernement a été poursuivi par un investisseur privé qui, selon la décision du panel d’arbitrage, « aurait pu souffrir de la perte d’une opportunité commerciale, » c’est-à-dire probable et future incertitude. Dans un autre cas, des agriculteurs canadiens ont invoqué le fait qu’une mesure américaine de fermeture de la frontière pour cause de maladie de la vache folle aurait pu porter préjudice à leurs investissements au Canada parce qu’ils seraient trouvés dans l’impossibilité de vendre leur bétail.
- L’utilisation d’une notion élargie des droits de propriété, liés à la possibilité d’expropriation. À ce titre, les politiques et les lois émises par un état peuvent violer ce « droit » et une compensation peut être réclamée pour « prise de risque », « bénéfices prévus » etc.
- Un autre aspect est le champ d’application élargi donné à l’expropriation, allant au-delà de ce qui est permis par la législation nationale, y compris aux États-Unis. L’ALENA considère que l’impact d’une mesure décrite en tant qu’expropriation doit être « substantiel » et « significatif ». Selon la loi américaine, une expropriation doit affecter 100% de la valeur du bien.
- Il n’existe pas de protection des normes environnementales dans le cadre du mécanisme de règlement des différends investisseur-état. Dans de nombreux cas, bien que de telles mesures existaient et furent examinées, on a finalement statué en faveur de l’investisseur.
La prétendue certitude juridique générée par les ALE et les TBI crée une incertitude juridique pour les autres types de normes, celles relatives aux droits humains et à l’environnement.
Bibliographie
- "A positive agenda for sustainable development", document préparé pour la 12e réunion des ministres de l’environnement d’Amérique latine et des Caraïbes, ministère brésilien de l’environnement, 2002
- Article 20 du GATT ; Accords de l’OMC sur les « entraves techniques au commerce », les « mesures sanitaires et phytosanitaires », les « subventions à l’agriculture et les mesures compensatoires », les « droits de propriété intellectuelle » ; article 14 de l’accord général sur le commerce des services. Site institutionnel : http://www.wto.org
- Conférence ministérielle de l’OMC (Doha, 2001) « Déclaration ministérielle », WT/MIN(01)/DEC/1 du 20 novembre 2001 et « Déclaration ministérielle » adoptée le 14 novembre 2001, point 31. Site institutionnel : http://www.wto.org
- Commission de coopération environnementale de l’Amérique du Nord, 2002, « Libre-échange et environnement : un tableau plus précis de la situation ». Revue des prévisions sur l’environnement et le commerce, site institutionnel : http://www.cec.org.
- Sites Internet : http://www.twnside.org.pe, http://www.grain.org, http://www.etc.org, http://www.biodiversidadla.org et http://www.ilsa.org.co.
- Commission des droits de propriété intellectuelle du ministère britannique du développement international (Department for International Development, DFID), 2002. « Intégrer les droits de propriété intellectuelle et la politique de développement. » Site institutionnel : http://www.iprcommission.org
- Mary Bottari et Lori Wallach, "NAFTA Chapter 11 Investor-State Disputes: Lessons for the Central America Free Trade Agreement", Public Citizen, octobre 2005, http://www.issuelab.com/browse/browse_pub.php?pub_id=249
- Silvia Rodriguez et Camila Montecinos (GRAIN). "Reflections on the free trade agreement between the United States and Central America (US-CAFTA): The case of Costa Rica." Chapitre 6. Documents recueillis par Pensamiento Solidario. Février 2004
- ALEAC, sec. 15.2, Sec. 15.3, Sec. 15.4, Sec. 15.5. ANNEXE I. Avenant sur le Costa Rica Annexe I, avenant sur le Costa Rica. I-CR-29; art. 19.11 art. 15.1.7 art.17.1.5, http://www.comex.go.cr/agreements/commercial/CAFTA/default.htm.
- Principe 10, accès à Information Initiative, http://:wwww.inicitivaacceso.org