Ape : à problème idéologique, solution idéologique

Le Messager | le 10-01-2008

Ape (suite) : à problème idéologique, solution idéologique

Par Jean Baptiste SIPA

Que personne ne se trompe ! La série que je publie sur les Ape depuis le mois de décembre dernier est une incitation délibérée à la résistance camerounaise et africaine contre l’idéologie néo, ou ultralibérale que charrient les négociations en cours entre l’Union européenne et les Acp, en vue de l’objectif ultime qui est le libre-échange. Les conditions de la concurrence pour ce faire ne sont pas égales. Donc, lorsqu’une certaine classe dirigeante camerounaise, par exemple, est d’accord avec moi pour le reconnaître, et pour approuver l’Etat sénégalais où pouvoir et citoyens pensent qu’il ne saurait y avoir de libre-échange entre deux économies inégales, elle ne peut en même temps vouloir me persuader que la signature précipitée, fût-elle “ d’étape ”, est une bonne chose pour un ou des pays africains. Surtout si ce faisant, les pays signataires rompent la solidarité du front de libération que tente par ailleurs d’organiser le Malien Alpha Konaré, président de la Commission africaine.

Il m’a été reproché par des élites du pouvoir qui sympathisent avec ma vision des choses, d’avoir traité M. Biya de traître à la cause de la Cemac, lorsqu’il a écrit à l’Union européenne pour dire qu’il approuverait une “ signature d’étape ” des Ape au 31 décembre 2007. A cette occasion, j’ai entendu deux arguments. Le premier étant que le Cameroun ne souhaite pas que sa banane soit taxée à l’entrée sur le marché européen ; le second rappelant que les chefs d’Etat sont élus pour défendre les intérêts de leur peuple.

C’est un point de vue que je respecte parce qu’il relève de la “ real politics ”, mais que je ne saurais partager sans trahir ma vision, et probablement celle de beaucoup de mes lecteurs. Quand bien même le président de la République aurait des raisons de penser que le Cameroun a quelque chose d’original et de décisif à vendre en Europe, pour lequel il serait préjudiciable de payer la douane à l’entrée, on ne voit pas la perspective de quelle catastrophe le poussait à envoyer dans la précipitation une correspondance qui pourrait traduire à la fois un manque d’assurance de sa part, et un mépris pour ses collaborateurs. Lesquels collaborateurs se solidarisant comme il est souhaitable, avec leurs homologues de la Cemac, venaient tout juste de solliciter - à juste titre - le report du délai buttoir de la négociation.

Et si le président avait raison parce que défendant les intérêts des Camerounais, ceux-ci n’auraient-ils pas le droit d’être informés ? Ne méritions-nous pas qu’on nous explique pourquoi en notre nom, il faut signer une partie ou tout l’accord dont on affirme par ailleurs - officiellement - que nous en perdrons des centaines de milliards de recettes douaniers ?

Plus values de combien et où ?

Ceci étant, où sont les intérêts camerounais dans la banane française ou américaine produite par leurs transnationales au Cameroun ? Notre pays a cessé d’être propriétaire de sa banane depuis la privatisation de l’Organisation camerounaise de la banane (Ocb). Tout comme de son cacao et de son café depuis la liquidation de l’Oncpb. Les planteurs de banane qui étaient les seigneurs de la terre dans le Moungo sont devenus des ouvriers agricoles mal payés de la Spnp et autres...

Quelles plus-values rapporte au Cameroun l’entrée sans taxes en Europe d’une banane dont les recettes, dans le meilleur des cas pour nous, seraient déposées au Trésor français - dans ce fameux “ compte des opérations ” - plutôt que dans une banque commerciale ? Si plus-value il y avait, elle serait purement locale avec les emplois de misère que génèrent les exploitants étrangers et l’impôt sur les sociétés.

Aucun dirigeant camerounais, ni aucun opérateur économique n’a encore apporté démenti ou contredit à l’analyse présentée précédemment pour indiquer que les Camerounais, à part l’Etat en ce qui concerne sa part résiduelle du pétrole, cessaient d’être propriétaires de leur production dès le Port de Douala où elle est livrée aux négociants au prix Fob (Free on Board). L’accès au marché européen est donc l’affaire des négociants européens. Lesquels nous imposent d’ailleurs les normes de production en fonction de leur marché qui est garanti.

L’accès au marché européen cesserait d’être un prétexte pour ne pas rémunérer les paysans africains, si nous vendions nous-mêmes nos produits là-bas, et si nos offres étaient spécifiques ou dominantes. Et c’est ici que notre pays au potentiel dormant ne devrait pas vouloir mesurer son derrière à celui de l’éléphant ivoirien. Encore qu’une position dominante sur le marché international avec des produits dont on ne fixe pas les prix, et qui sont vendus dans une monnaie qu’on ne maîtrise pas, reste trop aléatoire pour justifier la signature d’un accord qui à terme, hypothèque l’avenir d’un peuple.

Quels intérêts de l’Etat ?

Et ceci nous ramène au second argument de mes contradicteurs : les intérêts de l’Etat. Il s’agit là d’une de ces expressions polysémiques et passe-partout, dont regorge la langue française, et qui permettent à chacun de jouer au chat et à la souris avec ses interlocuteurs.

Quand on dit que le chef de l’Etat est élu pour défendre les intérêts de l’Etat - de l’Etat nation, c’est-à-dire du peuple - c’est vrai en Occident, où l’on voit les dirigeants européens et américains se battre becs et ongles pour défendre leurs subventions agricoles par exemple, parce que c’est l’intérêt de leurs paysans électeurs. Ce n’est pas évident en Afrique où l’on voit plus souvent nos dirigeants prendre la défense des intérêts étrangers contre ceux des nationaux à tous les niveaux.

On a vu des autorités camerounaises arrêter et emprisonner des paysans qui, au plus fort de la détérioration des termes de l’échange, et après la dissolution de l’Oncpb, avaient arraché le café et le cacao produits exclusivement pour l’Europe, afin de cultiver le macabo et le plantain dont ils avaient un marché captif national et sous-régional. Est-ce que le libre-échange ne doit pas commencer par la libre production ? On a vu le gouvernement camerounais brader aux étrangers des entreprises d’Etat dont les nationaux étaient des acquéreurs potentiels, mais exclus du marché. Quels intérêts du peuple le président camerounais est-il censé défendre en signant des accords qui d’un côté ne favorisent que les exploitants et négociants étrangers, et de l’autre prive l’Etat de ses ressources budgétaires ? Lesquelles seront fatalement compensées par les impôts qui écrasent le peuple et entravent la production nationale.

On ne peut pas, des chefs d’Etat africains ne peuvent pas prendre prétexte des enjeux spécifiques non évidents - qui ne sont débattus ni par les peuples, ni par les parlements - pour signer des accords qui troquent quelques compensations budgétaires conjoncturelles contre l’avenir économique de leurs pays. Il y a un rapport de forces qui fragilise l’Afrique face à l’Occident, et l’Ue en particulier, alors qu’ils violent constamment le protocole de l’Omc qu’ils ont conçue pour nous piéger. Est-ce une raison pour que nous nous rendions sans combat ?

(à suivre)

source : Le Messager

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