Barcelone, dix ans après

Le Nouvel Afrique-Asie - N° 189 - juin 2005

ANNIVERSAIRE/EURO-MÉDITERRANÉE

Les différentes dimensions du partenariat entre l’Europe et la rive sud de la Méditerranée ont été passées au crible lors du 8e Forum international de Réalités, qui a réuni à Tunis nombre d’acteurs ayant pris part aux négociations qui, il y a dix ans, avaient abouti à la Déclaration de Barcelone. Examen d’un bilan plus que mitigé en prévision du prochain sommet euro-méditerranéen, qui aura lieu en novembre à Barcelone.

Barcelone, dix ans après

PAR AUGUSTA CONCHIGLIA, DE TUNIS

Plaidant pour un “espace commun de paix et de stabilité”, une “zone de prospérité partagée” ou encore pour “un partenariat culturel (favorisant) la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles”, la Déclaration de Barcelone avait innové. Et engendré des attentes dans les pays du Sud, notamment ceux du Maghreb, qui par leur histoire sont sans doute les plus proches de l’Europe. Des attentes généralement déçues.

Les participants maghrébins à ce 8e Forum international de Réalités ont été unanimes à affirmer que la première cause de blocage des politiques prônées à Barcelone a été la reprise du conflit israélo-palestinien, Israël faisant partie des douze pays du Sud de la Méditerranée présents à Barcelone en 1995, à la faveur d’un contexte marqué à l’époque par les accords d’Oslo et les nouvelles perspectives de paix qu’il avait engendrées.

L’absence d’institutions communes afin d’assurer le suivi des politiques adoptées à la Conférence, mais également l’incohérence des pays du Sud qui n’ont pas su se concerter et encore moins formuler des projets communs, figurent aussi au titre des éléments expliquant l’impasse actuelle. L’incapacité de l’UMA à devenir un acteur régional, un interlocuteur valable du Nord, seize ans après sa création, en est une éloquente illustration.

Dix ans après cette déclaration, force est de constater que la région méditerranéenne est toujours caractérisée par l’asymétrie des réalités économiques, ont rappelé les participants. “L’écart des niveaux de développement entre les deux rives augmente, le déficit commercial est chronique et les échanges insuffisants : seuls 6 à 8 % des échanges de l’Europe s’effectuent avec les pays du Sud de la Méditerranée”, a affirmé le ministre tunisien du Commerce et de l’Artisanat, Mondher Zenaidi. Avec la fin des accords sectoriels, notamment l’accord “multifibre” et la création d’une vaste zone de libre-échange, la Tunisie aurait par exemple espéré un soutien plus significatif de la part de l’Europe.

Pour M. Hassen Abou Ayoub, ancien ministre du Commerce marocain, éminent spécialiste des relations euro-maghrébines, “le décalage entre les objectifs et les moyens mis en œuvre est flagrant”. Le processus de Barcelone, selon lui, est “défaillant”. Les engagements financiers du Meda, le principal instrument de coopération de l’UE, sont nettement plus élevés que les décaissements : de 1999 à 2003, le Meda a décaissé 1,5 milliard d’euros sur les 2,3 milliards promis. Certes, globalement, l’apport de l’Union européenne n’a pas été négligeable ; en 2002 il a été plus important que celui de la Banque mondiale. Mais est-ce suffisant pour réaliser les ambitieux objectifs de Barcelone ? La création d’une banque euro-méditerranéenne s’impose, a-t-on insisté, afin d’assurer le suivi matériel des politiques d’intégration régionale.

M. Abou Ayoub pointe aussi le doigt vers les pays du Sud qui se sont montrés velléitaires en ne respectant pas leurs propres objectifs, notamment au sujet de la bonne gouvernance. En soulignant le fait que “les flux de capitaux Sud-Nord sont de l’ordre de 100 millions d’euros par an”, M. Abou Ayoub invite les gouvernements de la région “à mobiliser l’épargne intérieure, à transformer cette masse financière en investissements, à songer à la refonte du système éducatif, aussi bien en termes de quantité que de qualité”.

Tout en reconnaissant l’échec relatif du partenariat euro-méditerranéen, ainsi qu’il avait été formulé à Barcelone, l’universitaire français Jean Reiffers, de l’Institut de la Méditerranée, basé à Marseille, a rappelé les spécificités de ce partenariat, surtout si on le compare à ce qui se fait de l’autre côté de l’Atlantique, d’où la complexité de sa mise en œuvre. L’Europe, a-t-il dit en substance, tente de concilier les logiques marchandes avec plus de convergence économique, grâce aux fonds d’aide, aux compensations, etc. En revanche, le Nafta (entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique) c’est le libre-échange, le marché et rien d’autre, avec comme corollaire l’inévitable aggravation des inégalités.

Mais alors que l’Europe a mis en branle tout son dispositif pour faire progresser les niveaux de convergence des nouveaux pays membres de l’Est - la Pologne a reçu en 2004 plus d’investissements directs européens que l’ensemble des pays de la Méditerranée -, elle montre moins d’empressement envers les voisins du Sud, en négligeant par exemple leurs demandes d’inclusion des produits agricoles dans les négociations sur la zone de libre-échange, qui sera créée d’ici à 2010. Il est d’ailleurs significatif, notait M. Abou Ayoub, que les sujets se rapportant à la coopération avec le Sud ne sont pas “audibles dans le débat sur la Constitution européenne” en France.

Pour le Français Jean-Louis Guigou (président du Cadam) il y a de la part de l’Europe un manque de vision historique, d’ambition pour concevoir une “nouvelle communauté euro-méditerranéenne”. Et son épouse, l’ancien ministre de la Justice Elisabeth Guigou, de renchérir : “Le processus de Barcelone s’est polarisé sur la libéralisation des échanges, ce qui est fort insuffisant pour construire un partenariat entre pays qui ont un tel passé commun. On ne peut faire l’économie d’une réflexion en profondeur sur la colonisation, mais également sur la décolonisation, pour pouvoir bâtir notre avenir commun”, a-t-elle souligné en ajoutant que, dans ce processus, “on ne doit pas oublier l’Afrique”.

Parmi les pays du Sud de la Méditerranée, les Maghrébins se sont dit particulièrement surpris de noter que l’Europe se trouve plus d’affinités avec des pays tels que l’Ukraine, la Belarus ou la Moldavie, candidats probables à une future adhésion, mais également avec les pays du Sud du Caucase (Azerbaïdjan, Arménie et Géorgie) qu’avec les pays du Maghreb, pour lesquels il n’est envisagé, au mieux, qu’un accord d’association avec l’UE. Le fossé culturel et religieux a également fait l’objet de débats, généralement pour souligner qu’il s’agissait plutôt d’un prétexte : entre les deux rives - dont les populations respectives sont en contact depuis des millénaires - il y a plus de valeurs communes, d’affinités profondes que de différences.

Le président du patronat tunisien, Hédi Djilani, s’est fait l’écho des participants et du public en formulant le vœu que la synthèse du bilan du processus de Barcelone, tel qu’il apparaissait au sortir de ces débats, puisse influencer la prochaine réunion ministérielle qui se tiendra à Tunis et, enfin, le sommet lui-même de novembre prochain. “Réalités, a-t-il conclu, a confirmé sa vocation de laboratoires d’idées et de propositions sur les grandes questions internationales qui nous tiennent à cœur !”

Tunisie, la mieux lotie
Avec le revenu par tête d’habitant supérieur aux autres pays de la région, la stabilisation macroéconomique et des investissements directs étrangers les plus élevés (même s’ils sont en baisse depuis 2002), la Tunisie est mieux placée aujourd’hui pour faire face aux chocs extérieurs, affirmait Jean Reiffers. Une mauvaise récolte, voire la hausse de la facture pétrolière, peuvent être supportées par l’économie tunisienne sans entraîner de crises économiques. On ne peut être aussi affirmatif en ce qui concerne les défis que constituent l’expiration de l’accord multifibre et la libéralisation des échanges.
Alors que des voix se sont élevées à la conférence pour que la Tunisie prenne des mesures visant à la protection de son industrie face à la concurrence sauvage, notamment asiatique, Reiffers considère que la Tunisie a des atouts qui lui sont propres et qui pourraient lui permettre d’accélérer la courbe de la croissance économique, qui a été plombée en 2004 à 2,8 % - soit moins que l’indice d’augmentation de la population. Du fait de son taux de scolarisation très élevé (plus de 90%) et de l’expérience accumulée dans le domaine des petites et moyennes entreprises, après moult reconversions et mises à niveaux, la Tunisie pourrait accéder à ce que Reiffers appelle “l’économie de la connaissance”. Il s’agirait en effet de multiplier les initiatives économiques à plusieurs niveaux, sans recourir à une forte injection de capitaux, tel que pourrait l’exiger l’apport de hautes technologies, à l’instar de certaines (heureuses) expériences du sous-continent indien. Basée sur la “connaissance”, concept pris ici comme un ensemble de facteurs individuels et collectifs, parmi lesquels bien entendu, la formation professionnelle, cette économie nouvelle pourrait notamment résorber un nombre important de jeunes diplômés (trente mille nouveaux tous les ans) dont les débouchés tendent à diminuer. La création d’emplois qualifiés à un moindre coût, voilà le véritable défi !

Pas de sécurité sans justice
Le volet sécuritaire dans les rapports avec le Sud, mais également avec les nouveaux voisins de l’Est, demeure au cœur des préoccupations de l’Europe, qui a engagé une réflexion stratégique sur un concept de sécurité basé sur la prévention des conflits. Après avoir endossé en décembre 2003 la notion de “sécurité compréhensive” qui se fonde sur l’interdépendance des facteurs économique, politique, social, écologique et militaire, l’Europe a mis au point en juin 2004 un Partenariat stratégique avec la Méditerranée et le Moyen-Orient qui précise, dans ses objectifs et sa démarche, la Politique de voisinage telle qu’elle est conçue par l’Europe. Cette politique, note le Tunisien Ahmed Ounaïes, met en avant d’abord les impératifs européens propres qui s’appliquent à l’ensemble des voisins - lutte contre le terrorisme et contre le crime organisé, non-prolifération, contrôle des flux migratoires, etc. Il fixe, d’autre part, des objectifs pour chaque partenaire en fonction du bilan des dix années du processus de Barcelone, y compris les questions attenantes aux réformes politiques et de bonne gouvernance. En décembre 2004, les premiers Plans d’action pour sept pays voisins sont adoptés, il s’agit de l’Ukraine et de la Moldavie d’une part, du Maroc, de la Tunisie, de la Jordanie, d’Israël et de l’Autorité palestinienne d’autre part. En ce qui concerne les pays du Maghreb, des projets établis dans ce cadre et portant sur la réforme de la justice et la modernisation de la police pour un montant de 127 millions d’euros, sont déjà en cours d’exécution. Encore faut-il que de tels programmes soient insérés dans un contexte plus vaste de renforcement de la coopération et de l’intégration économique. Mais également, ont souligné d’autres participants, d’une plus grande implication de la société civile pour la mise sur pied d’un véritable partenariat entre les deux rives.

Après avoir critiqué certains blocages des pays arabes, Ounaïes a vigoureusement insisté sur les réticences coupables de l’Union européenne au sujet du conflit du Proche-Orient. “Bien que soucieuse de paix et de stabilité, l’UE se refuse toujours à reconnaître les causes profondes de l’instabilité et de la violence dans la région : aucune étude de la Commission européenne ne désigne l’occupation militaire, l’expansion coloniale, la politique de discrimination et la violation de la légalité internationale comme les facteurs réels de la perpétuation de la violence. [...] L’Europe nie le lien entre ces facteurs et la résistance des peuples qui en sont les victimes. Cette distorsion est malsaine, elle provoque des incompréhensions et des malentendus tenaces”, expliqua-t-il.

Au prochain sommet, où le Sud ne sera représenté que par neuf pays - Chypre et Malte ont adhéré à l’Union et la Turquie a formellement accédé au statut de candidat -, la question d’un règlement équitable du conflit israélo-palestinien devrait, en tout état de cause, figurer en tête des priorités des pays arabes méditerranéens. A l’Europe de jouer pleinement son rôle de puissance de paix.

A.C.

source : Nouvel Afrique-Asie

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