Accord de libre-échange: Méfions-nous du Canada, car le castor est fourbe

L’Humanité | le 27 Août 2013

Enquête
Accord de libre-échange: Méfions-nous du Canada, car le castor est fourbe

L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, négocié depuis 2008, fait peu de vagues en Europe, concentrée sur le partenariat avec les États-Unis. Pourtant, au Canada, la résistance à la doctrine néolibérale s’active contre ce traité. Un exemple à suivre pour les Européens, car l’accord UE-USA n’en sera qu’une copie.

Dans le plus grand secret, l’Union européenne et le Canada négocient un traité de libre-échange depuis 2008, l’Accord économique et commercial global (AECG, CETA en anglais, pour Comprehensive Economic and Trade Agreement). Le Canada réclame un accord avec l’UE, deuxième partenaire économique du Canada, depuis 2004. La signature était prévue pour fin 2011 mais les négociations ont pris du retard et les plus optimistes parlent maintenant de fin 2013.

« Indifférence générale »

Car depuis l’ouverture des discussions sur un accord de libre-échange avec les États-Unis d’Amérique (TAFTA, pour Transatlantic Free Trade Area, qui devrait voir le jour en 2015), l’UE traîne des pieds dans le dossier canadien. Le Canada n’est que le 12e partenaire économique de l’Union, ne représentant que 1,8 % des échanges commerciaux totaux, loin derrière Oncle Sam et ses 14 %. Une puissance commerciale de seconde zone donc pour l’Union européenne, qui toutefois teste pour la première fois son pouvoir de négociation avec un pays du G7. En effet, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, les accords de libre-échange sont conclus directement au niveau européen, par la Commission européenne, et l’AECG devrait être le premier partenariat signé.

Le premier mais pas le seul, car l’Union européenne noue des accords de libre-échange à la pelle : outre les USA, l’Union négocie sec avec l’Inde et la Corée du Sud. De quoi faire oublier le Canada. « Nous sommes moins importants au commerce européen que l’Inde ou la Corée du Sud. Et notre pays ne compte que 34 millions d’habitants, bien moins que les USA, qui seront un négociateur beaucoup plus coriace lors des discussions. », admet Stuart Trew, responsable du commerce au Conseil des Canadiens, une organisation militante canadienne créée en 1985 pour s’opposer à l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA). « C’est vrai que ce traité est négocié dans l’indifférence générale », déplore Marie-Christine Vergiat, eurodéputée Front de gauche. « Et le silence le plus total de la Commission européenne n’aide pas à sa médiatisation. »

Résistance canadienne

Si l’accord passe quelque peu inaperçu en Europe, il n’en va pas de même au Canada où militants de gauche, syndicats et ONG organisent la résistance contre le néolibéralisme. Pour Stuart Trew, « Les trente dernières années ont assez prouvé que le libre-échange enrichit les riches et appauvrit les pauvres, menace la santé publique et la défense de l’environnement et encourage à toujours plus de privatisations. »

À la demande du Canada, les négociations ont eu lieu sous le régime dit de la liste négative : tout service public qui n’est pas exclu nommément de l’accord est considéré comme automatiquement inclus, même s’il n’existait pas au moment de la signature. Une aberration pour Judith Kirton-Darling : « Pour nous, les services publics viennent du choix d’un peuple de ce qu’il veut mettre dedans, maintenant ou dans le futur. » La jeune femme est secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES), une organisation dont sont membres les principaux syndicats français. « Sur le principe, nous ne sommes pas opposés à un accord de libre-échange, mais nous souhaitons qu’il soit « gold standard », de la meilleure qualité possible. Il doit protéger le droit du travail, l’environnement et les services publics. », détaille-t-elle.

Outre-Atlantique, les propos sont plus virulents : « Avec cet accord, les grandes multinationales européennes auront accès aux marchés publics canadiens, ce à quoi nous nous opposons totalement. », explique Claude Vaillancourt, président d’Attac-Québec. L’association a contribué à créer le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), qui rassemble syndicats et associations québécoises contre l’AECG. « Par exemple, l’eau est une ressource publique au Canada. On craint qu’avec l’accord, des multinationales type Veolia débarquent. Regardez en Europe, les tarifs ont explosé quand les services de distribution ont été privatisés. »

Traité international, réforme intérieure

Puisqu’au Canada les services publics, ainsi que l’exploitation des ressources naturelles, relèvent de la compétence des provinces, les Canadiens craignent que le traité n’entraîne une perte d’autonomie. Ce sont les provinces qui gèrent les monopoles de service public, comme Hydro-Québec, l’équivalent québécois d’EDF, avant la libéralisation du secteur. « Tous les monopoles du monde entier agacent ceux qui négocient des accords de libre-échange », confesse Pierre-Marc Johnson, ancien Premier ministre du Québec, lors d’une audition devant le Parlement québécois en 2010.

« Du point de vue du Canada, l’AECG relève plus de la réforme intérieure que du commerce. », explique Stuart Trew. Un avis partagé par la Commission européenne qui se félicite des concessions canadiennes. Ainsi, dans une note d’octobre 2012, elle note que : « L’offre canadienne d’accès aux marchés publics est la plus complète et ambitieuse jamais faite par le Canada et ses provinces à un partenaire commercial, y compris les États-Unis. L’offre dépasse même les accords mutuels entre les différentes provinces canadiennes. De cette façon, l’AECG ouvre la voie à une importante réforme intra-canadienne. »

Les entreprises contre la société

Si l’AECG entraînera une privatisation à tout va, il conduira aussi à une possible contestation des lois sociales et environnementales, à cause de la mise en place de mécanismes d’arbitrage investisseur-État (ISDS en anglais, pour Investor-State Dispute Settlement). « Ces mécanismes sont notre plus grande crainte », admet Judith Kirton-Darling. Sous leur nom barbare, ces mécanismes d’arbitrage, hérités de l’accord de libre-échange entre le Canada, les USA et le Mexique (ALENA), permettent à une entreprise privée de poursuivre, devant un tribunal spécial, un gouvernement étranger si une réglementation la prive de profits anticipés. « L’AECG est le premier accord négocié par l’UE où un mécanisme d’arbitrage investisseur-État est intégré. », rappelle la syndicaliste.

Une nouveauté pour l’UE mais pas pour le Canada, déjà confronté depuis de nombreuses années à ce système. À cause des nombreuses lois de protection de l’environnement que le pays a votées, le Canada a été poursuivi 28 fois par des entreprises privées, entre 1994 et 2011, pour un total de cinq milliards de dollars (3,7 milliards d’euros). Dernier exemple en date, le Québec a récemment interdit la fracturation hydraulique, utilisée pour extraire le gaz de schiste. La société canadienne d’exploitation de gaz de schiste Lone Pine Resources, grâce à une filiale aux USA, menace de poursuivre le gouvernement du Québec et lui réclame 250 millions de dollars canadiens (environ 180 millions d’euros) pour profits non-réalisés.

Une plaie pour les citoyens. Selon Claude Vaillancourt, « Les tribunaux spéciaux sont coûteux, antidémocratiques et penchent souvent en faveur des entreprises. Les nombreux exemples issus de l’ALENA en attestent. » Un avis partagé par Judith Kirton-Darling : « Le Canada et l’UE ont les systèmes juridiques parmi les plus développés du monde, il n’y a aucun besoin de ces arbitrages supplémentaires. »

Le Parlement européen, par la voie de sa résolution du 8 juin 2011, s’oppose à la mise en place de ces arbitrages. Et le groupe d’experts mandaté par la Commission européenne pour étudier l’impact de l’accord est lui aussi sceptique. Dans son rapport adressé à la Commission, rendu en juin 2011, il stipule que « l’intégration des mécanismes d’arbitrages investisseur-État dans l’AECG aura un effet bénéfique réduit, tant au niveau économique que social et environnemental. » Mais la Commission européenne et les lobbies économiques ne sont pas près de lâcher le morceau.

Gentil Canada contre Europe libérale ?

Surtout que l’accord offre plus de libéralisation pour un gain économique au final assez faible. En 2011, le groupe d’experts mandatés par la Commission européenne a évalué ce profit à quatre milliards de dollars en moyenne, tant pour l’Union que pour le Canada, soit une hausse respective du PIB de 0,025 % et 0,27 %.

Originellement, la signature aurait dû avoir lieu fin 2011, mais elle a été maintes fois repoussée depuis. Principale pierre d’achoppement, les quotas d’importation dans l’agriculture. « L’accord permettra aux Canadiens d’exporter leurs bœufs aux hormones, dont se méfient les Européens, et aux Européens d’exporter leurs fromages, qui menacent la multitude de fromageries locales au Canada. », expose Claude Vaillancourt.

Avec une population quinze fois inférieure et un PIB égal au douzième de celui de l’UE, le Canada paraît en position de faiblesse dans ces négociations. D’ailleurs la Commission européenne note qu’« un point clé est que la liste des intérêts que l’Europe a à gagner avec ce traité est beaucoup plus longue que celle du Canada. » « Je ne vois pas bien l’intérêt du Canada dans cette affaire. », renchérit Marie-Christine Vergiat. Les seuls gains pour le Canada seraient une ouverture du marché du bœuf, de certains éléments d’automobile et peut-être du poisson.

TAFTA, récidive de l’AECG

Un constat que ne partage pas Claude Vaillancourt : « Dans les négociations de libre-échange, c’est souvent le pays le plus néolibéral, en l’occurrence le Canada, qui impose son point de vue, car c’est lui qui pousse le libre-échange le plus loin. C’est le Canada qui a réclamé l’instauration des mécanismes d’arbitrage, c’est le Canada qui a forcé l’UE à avoir recours à la liste négative. Dans les deux cas, l’UE a fini par accepter. » Au détriment des populations, tant canadienne qu’européenne.

Surtout que l’Union européenne joue plus qu’un accord entre deux zones économiques. « Quand l’UE signera l’AECG, cela bloquera sa position pour les accords futurs. », explique Judith Kirton-Darling. En clair, les prochains pays qui négocieront avec l’UE, en particulier les USA, « réclameront les mêmes avantages que le Canada », annonce Claude Vaillancourt. Pour Marie-Christine Vergiat, les Européens devraient s’élever contre l’AECG : « C’est sûr, on mobilise davantage avec les USA, parce qu’ils font plus peur. Mais les dangers sont aussi importants avec le Canada. »

La hausse du prix des médicaments, symbole de la lutte

Ces derniers mois, au Canada, une partie de la campagne anti-AECG s’est portée sur les médicaments. Un médicament sur deux vendus au Canada est un générique. Là-bas, les données d’un médicament sont actuellement protégées durant six ans, pendant lesquels toute recherche d’un médicament générique est impossible. Les laboratoires pharmaceutiques disposent en outre d’une exclusivité de marché pendant deux années supplémentaires, portant à huit ans le temps minimum entre la commercialisation d’un médicament breveté et celle de son générique.

L’Union européenne voudrait augmenter cette durée à huit ans plus deux ans d’exclusivité, soit 10 ans au total, retardant l’arrivée des génériques et obligeant les Canadiens à se tourner vers les médicaments brevetés, plus chers. Un allongement de durée soutenu par les labos européens, qui ne veulent surtout pas perdre une énorme manne financière : chaque année, l’UE vend pour quatre milliards d’euros de produits pharmaceutiques au Canada, soit 12 % de ses exportations vers ce pays. Selon Stuart Trew, cet allongement coûterait aux Canadiens près de trois milliards de dollars canadiens par an (2,2 milliards d’euros).

L’AECG, resucée d’ACTA

En France, une des rares organisations à maintenir la pression est La Quadrature du Net. En analysant un document de travail qui a fuité sur Internet, La Quadrature a découvert que plusieurs mesures de l’AECG concernant les droits de propriété intellectuelle (DPI) sont un copié-collé de celles de feu l’accord anti-contrefaçon ACTA, rejeté par le Parlement européen en juillet 2012. De son côté, la Commission européenne assure que le document est une ancienne version de l’accord, datant de février 2012. « Comme tant l’UE que le Canada étaient alors engagés dans le processus de ratification d’ACTA, il n’est pas étonnant que certaines dispositions de cette version contenaient des formulations qui se trouvaient aussi dans ACTA », déclare ainsi Karel De Gucht, le commissaire européen au Commerce, dans une réponse écrite au Parlement européen, en août 2012. Il précise par la suite que « le chapitre de l’AECG sur les DPI est en cours de révision pour tenir compte de la position exprimée par le Parlement européen sur ACTA. »

Mais la Commission peine à faire passer le message que CETA n’est pas ACTA, allant jusqu’à publier en février 2013 une mise au point… tout en justifiant certaines mesures anti-copyright. Les défenseurs des libertés sur Internet ont de quoi être inquiets, car Karel De Gucht est un vigoureux promoteur d’ACTA. En juillet 2012, la veille du vote devant le Parlement, il déclarait : « Ma position, en tant qu’ardent défenseur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, est qu’il n’y a rien à craindre d’ACTA. » En voilà un que l’hypocrisie n’étouffe pas.

source : L’Humanité

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