Accord de libre-échange transatlantique : « Les normes européennes risquent d’être plus laxistes »

Terra Eco | 10 décembre 2013

Accord de libre-échange transatlantique : « Les normes européennes risquent d’être plus laxistes »

Interview - Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement en cours de négociation pourrait nuire aux règles européennes en termes de santé et d’environnement, s’alarme l’économiste Benjamin Coriat.

Depuis mai, la Commission européenne négocie au nom des 28 Etats membres de l’Union européenne un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PCTI) avec les Etats-Unis, dont le but est d’instaurer une zone de libre-échange entre les deux puissances. Alors qu’un troisième cycle de négociations va avoir lieu ce mois-ci, l’économiste Benjamin Coriat, qui co-préside les Economistes atterrés, estime que cet accord pourrait raboter les règlementations européennes en termes de santé et d’environnement notamment. Il en appelle à la société civile pour se mobiliser contre cet accord « mortifère ».

Terra eco : Qu’est-ce qui est en jeu à travers ce partenariat ? L’abolition des tarifs douaniers ? Notre mode de vie ?
Benjamin Coriat : Les droits de douane entre les Etats-Unis et l’Union européenne sont déjà très faibles, de l’ordre de 4%, et le volume de transactions est très élevé. Le vrai enjeu n’est donc pas là. Il concerne le modèle de société qui va déboucher de cet accord. Les sociétés des Etats membres de l’UE, prises ensemble comme individuellement, sont beaucoup plus protectrices et adoptent des normes plus restrictives que la société américaine, qui prône l’initiative privée, le libéralisme déréglementé. Cela se traduit, outre-Atlantique, par des normes financières plus laxistes, mais aussi par le fait, par exemple, que les Américains mangent du bœuf boosté aux hormones, des volailles chlorées interdites dans l’UE et des OGM. Dans l’UE aussi on trouve des OGM, mais le nombre de variétés autorisées est bien moindre qu’aux Etats-Unis. De même, l’UE a adopté l’accord Reach sur les produits chimiques qui, bien qu’étant jugées largement insuffisantes par beaucoup d’associations, sont encore bien plus contraignantes que les normes américaines.

Et en quoi ces normes pourraient-elles être menacées par le partenariat ?
Car le cœur des négociations concerne la réglementation. On peut craindre que les normes en vigueur en Europe soient revues à la baisse. Et donc qu’on autorise l’importation de bœuf aux hormones et de produits chimiques interdits aujourd’hui. Mais la disposition la plus inquiétante qui pourrait figurer dans cet accord – elle figure bien dans un traité commercial signé entre le Canada et l’UE – concerne la protection des investisseurs.

De quoi s’agit-il ?
Au nom d’un « traitement juste et équitable » des entreprises des deux parties signataires, les entreprises américaines auraient le droit de s’opposer aux Etats ou aux collectivités locales dont les réglementations lèseraient leurs intérêts. Et ce non devant une juridiction étatique mais devant des arbitres internationaux dont on ne sait pas comment ils seraient formés ni comment ils fonctionneraient. Ce qui s’est passé au Québec – une compagnie américaine qui exploite du gaz de schiste a obtenu 151 millions d’euros parce que l’Etat québécois avait instauré un moratoire sur son exploration –, pourrait se passer dans l’UE. De même, Philip Morris, un géant du tabac, attaque les Etats uruguayen et australien parce qu’ils prennent des mesures anti-tabac, alors même que des milliers d’études scientifiques démontrent la nocivité du produit. Si cet accord était signé, la multinationale américaine pourrait très bien attaquer des Etats membres de l’UE.

Une municipalité française qui, dans un appel d’offres pour sa cantine scolaire, exigerait que la nourriture soit bio, pourrait donc être poursuivie par une entreprise américaine qui projetait de lui vendre du poulet chloré ?
On ne peut pas encore savoir comment l’accord va fonctionner mais, oui, les dispositions prises par les Etats ou les collectivités visant par exemple à protéger la santé des enfants pourraient être considérées comme discriminantes ! L’accord vise à faire entrer dans l’UE des produits qui y sont pour le moment interdits...

Mais quel est l’intérêt de l’UE dans tout cela ?
Ce qu’espère l’UE, c’est assouplir le Buy American Act qui oblige les agences et administrations publiques américaines, et ce à tous les échelons, à n’employer que des entreprises américaines dans leurs appels d’offres pour protéger l’emploi national. Nous n’avons pas un tel dispositif en Europe, ce qui explique pourquoi Ford peut sans problème emporter un marché dans un pays de l’UE. Donc voilà pourquoi l’UE, poussée par les lobbies industriels, est entrée dans les négociations. Et les Américains ont beau jeu de dire « Et vous, vous nous lâchez quoi ? ». Ces négociations, c’est un marchandage, et la marge de manœuvre laissée au commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, est très large. Une fois de plus, l’histoire se répète. Chaque fois que l’UE a été confrontée à un euroscepticisme croissant, elle a répondu par une extension du marché. C’était le cas en 1986 avec l’acte unique et en 1990, après la chute du mur de Berlin, avec l’extension du marché à l’Europe de l’Est. Mais qui dit extension du marché dit extension du pouvoir des grandes entreprises et on voit bien, à travers l’Espagne, le Portugal ou la Grèce, que cette logique est mortifère.

Se pourrait-il que ce partenariat transatlantique n’aboutisse pas ?
Oui, on n’a pas perdu d’office ! Il y a des exemples d’accords, comme l’Accord multilatéral sur l’investissement, à la fin des années 1990, et plus récemment l’accord Acta sur la propriété intellectuelle et la contrefaçon qui allait bloquer la possibilité pour les pays du sud de se fournir en génériques, qui ont suscité une très forte opposition citoyenne. Ils ont été abandonnés ou retoqués par le Parlement européen. Parlement qui a par ailleurs voté pour Reach et contre certains OGM. Donc, il revient aux parlementaires de refuser d’annuler à travers ce partenariat transatlantique ce qu’ils ont précédemment voté. Et à la société civile de se manifester pour le leur rappeler. Car ce n’est pas sur la Commission européenne qu’il faut compter...

Pourtant, sur son site, la Commission européenne écrit des propos rassurants sur la sauvegarde des normes protectrices de l’environnement et de la santé...
Les négociations débutent, et la Commission sait qu’elle va devoir lâcher du lest face aux Etats-Unis. Ecrire, cela ne l’engage à rien. Et puis souvenez-vous, quand la France a obtenu que le secteur audiovisuel soit retiré du mandat de négociations commerciales avec les Etats-Unis, au nom de son exception culturelle, la première chose que Barroso, le président de la Commission européenne, a faite, c’est écrire dans un journal américain que ce « programme antimondialisation » [était] « totalement réactionnaire »... On voit bien vers où il penche.

source : Terra Eco

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