Professeur Abdoulaye Seck, économiste : «Surtout pas les APE !»

Ferloo | 2 mai 2016

Professeur Abdoulaye Seck, économiste : «Surtout pas les APE !»

par Abdoulaye SECK

Je suis aujourd’hui peiné d’entendre encore parler des accords de partenariats Economiques entre l’UE et les pays de la CEDEAO après les vaillants et brillants combats sur les plans physiques, intellectuels et patriotiques menés par les populations de la sous région avec en tête de file les sénégalais en 2007.

Cette situation du pourrissement qui consiste à laisser en suspens la question pendant presque une décennie pour revenir par la fenêtre ne passera pas. Notre ardeur et notre combativité doivent rester intactes quand il s’agit de protéger notre pays contre l’invasion par de néo-colonisateurs.

En effet, il est unanimement reconnu que l’APE ne contribuera pas au développement des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Au contraire, il sapera les bases économiques déjà fragiles de la plupart des pays, au nom d’un libre-échange faussement asymétrique et mettra en compétition la première puissance commerciale du monde et les pays les moins avancés (PMA).

Comment peut-on soumettre aux règles sauvages de la dérèglementation commerciale des zones aux niveaux de développement économique et social si disproportionnés ?

L’Ue est la première zone économique du monde et l’Afrique de l’Ouest l’une des dernières (sur les 16 Etats de la Cedeao, 12 sont des Pays les Moins Avancés (Pma)). Et ils veulent qu’on démantèle les tarifs douaniers, qu’on ouvre nos économies et qu’on expose nos différentes filières économiques balbutiantes à une concurrence féroce des grosses écuries européennes.

Pour rappel l’accord prévoit la libre circulation de nos biens, nos ressources naturelles, nos talents ; mais pas celle des hommes, trop encombrante pour leur «belle et évoluée civilisation». Entre les premières moutures et ce qui nous est proposé aujourd’hui, il y a une bonne évolution. Nos négociateurs se sont bien défendus en obtenant une libéralisation progressive et variable des produits des groupes A, B et C et l’exclusion totale des produits du groupe D. Mais les enjeux de cet accord sont ailleurs. D’abord, à travers la clause d’une autre époque, celle de la Nation la plus favorisée, l’Europe essaie de rattraper son manque de compétitivité mondiale en contrant l’avancée des pays émergents ( Inde, Chine, Turquie…)

Si cet accord est validé, nous devrons accorder systématiquement à l’Ue tout avantage qu’on aura consenti à l’un de ces pays. C’est inadmissible au 21ème siècle et attentatoire à notre souveraineté et notre droit légitime à choisir et diversifier nos partenaires.

Tout dans cet accord est basé sur une série de contrevérités pour faire passer la pilule amère contre laquelle de nombreux acteurs ouest africains se sont mobilisés depuis de nombreuses années :

L’Union européenne apportera les financements nécessaires pour compenser les pertes fiscales et financer les secteurs prioritaires :

Le programme de l’APE pour le développement (PAPED), tel qu’il a été adopté, ne contient aucun mécanisme financier différent de ce que l’UE accorde déjà aux pays de la région: les programmes indicatifs nationaux (PIN), les programmes indicatifs régionaux (PIR), les aides bilatérales des pays européens et les prêts de la Banque européenne d’investissement.

Où se trouve la nouveauté ?

Elle se trouve tout simplement dans le fait que, cette compensation soit assujettie à des conditionnalités qui permettront à l’Ue de nous dicter nos politiques et les réformes à faire.

D’après le South Centre, les pertes annuelles de recettes douanières seraient de 746 millions d’euros à partir de l’année 5 pour la CEDEAO, dont 90 millions pour le Sénégal (contre 48 millions pour la Côte d’Ivoire) et elles atteindraient 1,9 milliard d’euros à partir de l’année 20, dont 215 millions d’euros pour le Sénégal (115 millions pour la Côte d’Ivoire). Au contraire ne pas ratifier l’APE ne coûterait que les 149,7 millions d’euros que les exportateurs de Côte d’Ivoire (99 millions), du Ghana (39,4 millions) et du Nigéria (11,3 millions) auraient dû payer à l’entrée sur le marché de l’Union européenne sous le régime tarifaire du SPG qui prévaudra si l’APE régional n’est pas ratifié.

Il serait dans l’intérêt évident des 15 Etats membres de la CEDEAO de rembourser ces 150 millions d’euros aux exportateurs, ce qui équivaudrait sur 5 ans aux 746 millions d’euros de pertes de recettes douanières à partir de l’année 5 de mise en œuvre de l’APE.

Le remboursement des pertes auxquelles les exportateurs ivoiriens ou Ghanéens pourraient faire face est une alternative non seulement crédible mais possible. Il suffit de mettre en place un Fonds régional de solidarité (FRS) alimenté à partir du prélèvement communautaire (PCIR) qui sera collecté sur les importations à l’entrée en vigueur du TEC CEDEAO. Ces prélèvements seront reversés à la CEDEAO et à l’UEMOA pour financer leurs activités. Mais on sait qu’une bonne partie de cet argent sera gaspillé dans le financement de réunions aussi nombreuses qu’inutiles ou les participants se partageront des perdiems généreux sans le moindre résultat pour les citoyens de nos pays.

L’APE va accroitre la compétitivité des entreprises sénégalaises

Cette affirmation n’est statistiquement pas vérifiable. La compétitivité des entreprises sénégalaises dépend des politiques d’incitation mises en place par l’Etat et des coûts des facteurs de production comme l’électricité, l’eau, le carburant, la main d’œuvre, la terre, le capital, etc. Ceci relève plus des plans et des stratégies de l’Etat que d’une quelconque ouverture au marché européen. Et d’ailleurs à quoi servirait donc le Plan Sénégal Emergent (PSE) qui est un outil de pilotage du développement du Sénégal sur l’horizon 2025 ?

Un pays qui peine à fournir l’électricité et l’eau convenablement à ces populations peut-il objectivement être compétitif ?

De plus, l’argument selon lequel la suppression des droits de douane sur les intrants et matières premières importées d’Europe est le meilleur moyen pour accroitre la compétitivité des entreprises sénégalaises est aussi faux. Ce que l’APE peut faire dans ce domaine, le Tarif extérieur régional (TEC) que l’Afrique de l’ouest a adopté en 2013 peut aussi le faire. Et mieux! Le TEC a inscrit à taux 0%, 5% ou 10% tous les biens intermédiaires et les intrants indispensables aux industries.

La vérité est que l’UE qui est déjà le premier fournisseur du Sénégal avec 41% des importations de notre pays devrait accroitre sa prépondérance avec l’APE. Les simulations effectuées en 2012 sur la base d’une ouverture de 70% du commerce par la Direction de la prévision et des enquêtes économiques (DPEE) montrent une augmentation croissante et régulière des importations en provenance de l’UE. Or on sait que cette ouverture sera maintenant officiellement de 75% sur 20 ans, mais le South Centre a montré que ces 75% correspondent au pourcentage des lignes tarifaires alors que le pourcentage de la valeur des importations libéralisées sera en moyenne de 82%, dont 86,1% pour le Sénégal, ce qui est infiniment plus grave, un paradoxe puisque l’ouverture se limitera à 75,3% pour la Côte d’Ivoire et à 80,4% pour le Ghana. Cette hausse des importations devrait s’élever à 1,55% en 4 ans et atteindre 2,67% à la fin du processus de libéralisation selon la DPEE. Ce démantèlement tarifaire en faveur des produits provenant de l’UE s’effectuerait au détriment des autres partenaires commerciaux du Sénégal. Ce qui est en contradiction avec la politique actuelle du gouvernement consistant à diversifier ses partenaires commerciaux et à encourager le commerce Sud-Sud.

source : Ferloo

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