Le nouveau visage du libre-échange

Alternatives Economiques - 18 février 2016

Le nouveau visage du libre-échange

par Jacques Adda

Les multinationales sont les grandes bénéficiaires des accords commerciaux « mégarégionaux ».

TAFTA, TPP, RCEP, CETA…, la liste des accords économiques régionaux ou plurilatéraux s’allonge inexorablement, signant l’éclipse du multilatéralisme et de son enseigne depuis une vingtaine d’années, l’Organisation mondiale du commerce (OMC). On aurait tort cependant de croire que les derniers accords signés (mais non ratifiés), tel le Trans-Pacific Partnership, ne sont que de nouvelles manifestations de la tendance à la prolifération des accords préférentiels de libre-échange observée depuis le début des années 2000. Tandis que ces derniers visent généralement à approfondir l’intégration économique entre des pays voisins ou entre un bloc commercial (Union européenne, Alena, Asean…) et des pays tiers, les projets d’accords récents, dont le Traité de libre-échange transatlantique, expriment une tendance nouvelle à l’intégration bilatérale de blocs régionaux existants ou entre acteurs majeurs de l’économie mondiale.

Ce « mégarégionalisme » est empreint d’une coloration nettement géopolitique, aucun des nouveaux ensembles économiques en gestation n’incluant à la fois les Etats-Unis et la Chine. Ainsi dans la zone Pacifique, le TPP laisse sciemment la Chine à l’écart, tandis que les Etats-Unis ne sont pas conviés aux négociations du Regional Comprehensive Economic Partnership, qui veut promouvoir une intégration essentiellement asiatique. En poursuivant un second accord d’intégration mégarégionale avec l’Union européenne (le Tafta), les Etats- Unis semblent confirmer leur intention de redéfinir les axes de projection de leur puissance économique en isolant la Chine, principale menace à leur hégémonie mondiale.

UNE INTÉGRATION PROFONDE

S’ils impressionnent par le gigantisme des espaces économiques qu’ils cherchent à intégrer, ces accords se distinguent surtout par leurs contenus. Ils dépassent en effet largement le champ traditionnel de la libéralisation des échanges centré sur l’abaissement des barrières douanières. Leur objectif est la formation de marchés uniques sur lesquels les firmes des pays participants pourraient déployer librement leurs activités, ce qui suppose d’harmoniser les règles concernant l’investissement, l’accès aux marchés publics, la protection de la propriété intellectuelle, les normes techniques, la protection de l’environnement et des consommateurs, etc. Une problématique qualifiée « d’intégration profonde », qui rappelle celle du grand marché européen, à ceci près que les institutions visant à assurer la transparence et le caractère démocratique des décisions prises n’existent pas.

L’émergence de ce mégarégionalisme constitue l’aboutissement logique des deux décennies d’hyperglobalisation qui ont précédé la crise financière mondiale de 2008. L’intensification des échanges internationaux, qui a caractérisé cette période, est en effet le résultat de l’envolée des investissements directs, dont les flux annuels ont été multipliés par vingt en vingt ans. Facilitée par l’essor des nouvelles technologies de l’information et l’apparition des porte-conteneurs géants, la segmentation des activités productives à l’échelle mondiale s’est accélérée, poussant à l’extrême la spécialisation géographique des activités le long des chaînes de valeur globales.

UN DÉNI DÉMOCRATIQUE

Pour mieux faire pencher en leur faveur les décisions de localisation des firmes multinationales, les économies en développement ont dû garantir non seulement la libre circulation des biens et des services internationalisés transitant par leurs territoires, mais aussi le libre mouvement de l’information et la protection des droits de propriété, physiques ou intellectuels. Ceci explique le nombre record d’accords dits de commerce préférentiel signés dans un cadre bilatéral ou régional (350 accords étaient en vigueur en 2015, contre une cinquantaine il y a quinze ans). Dont la motivation réelle n’est pas tant le libre-échange que la liberté de déploiement des activités des firmes multinationales.

Faute d’avoir pu généraliser ces accords dans le cadre de l’OMC (voir encadré), les Etats-Unis s’emploient à les consolider au sein du bassin Pacifique et des relations transatlantiques. Exposée à l’hostilité des syndicats à l’intérieur du pays et au projet concurrent de la Chine à l’extérieur (avec le RCEP), cette politique se heurte en outre à une opposition marquée de l’opinion, sur place et en Europe. Menées dans le plus grand secret, les négociations font en effet la part belle aux intérêts des firmes multinationales et semblent dépouiller un peu plus les parlements de leurs prérogatives législatives. Ainsi, le mécanisme de résolution des litiges, typique de ce genre d’accords, donne aux multinationales le droit d’exiger des Etats des indemnités en cas d’adoption de mesures susceptibles de réduire leurs profits, une option qui pourrait peser sur les politiques publiques, tant la force de frappe juridique de certaines firmes est grande.

Par ailleurs, une clause de coopération en matière législative introduite dans le Tafta octroie à un organisme composé de représentants de l’Union européenne et des Etats-Unis le pouvoir de vérifier que les projets de lois sont conformes au traité avant d’être soumis aux parlements nationaux. Enfin, l’harmonisation des règles et des normes en matière de production et de consommation pose des questions délicates lorsqu’il s’agit de produits alimentaires (boeuf aux hormones, par exemple), de protection des données personnelles ou de respect de l’environnement. Autant de nuages qui s’accumulent sur la démocratie au nom d’une mondialisation dont les effets en termes de croissance et d’emplois sont de plus en plus difficiles à discerner.

source : Alternatives Economiques

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