Mouvement citoyens et pouvoirs locaux : quelle alliance pour construire les alternatives aux accords de libre-échange ?

Une Seule Planète | 15 février 2017

Mouvement citoyens et pouvoirs locaux : quelle alliance pour construire les alternatives aux accords de libre-échange ?

C’est désormais signé. Ce matin, le CETA, accord de libre échange entre l’Union Européenne et le Canada, a été voté par le parlement européen malgré de nombreuses manifestations à Strasbourg (siège du parlement) et dans toute l’Europe. Mais les résistances ne s’arrêtent pas là.

Dès les 17 et 18 février 2017, la Ville de Grenoble organise le 2e sommet paneuropéen « Les autorités locales et la nouvelle génération de traités de libre échange ». Cet événement rassemblera des élus locaux et internationaux afin de travailler à la création d’un réseau actif dans l’information et l’action autour du CETA (Accord Économique et Commercial Global entre l’UE et le Canada) et du TTIP (Traité transatlantique).
L’occasion pour Une Seule Planète d’interroger sur le monde dessiné par ces traités de libre échanges et les solutions alternatives Amélie Canonne, chargée de la campagne France CETA/TAFTA, Présidente de l’AITEC et coprésidente du CRID.

Une Seule Planète : Quelle vision du monde est dessinée par la logique des traités de libre-échange internationaux, comme le TAFTA ou le CETA ?

Amélie Canonne : La logique des accords de libre-échange, tels que ceux voulus par les 28 pays membres de l’Union Européenne et négociés par la Commission, est celle d’une croissance infinie des richesses, d’une nature inépuisable, d’une capacité exponentielle de l’Humanité à la fois à absorber/consommer des produits agroalimentaires, industriels ou dématérialisés (culture, services en ligne...) et à mobiliser le génie scientifique et technique nécessaire pour minimiser les externalités sociales ou environnementales [1].

La planète est ici considérée comme un immense marché, un système de chaînes de valeur emboîtées où il convient, pour optimiser les résultats économiques, d’articuler aux mieux les facteurs de production et d’analyser au mieux la demande, y compris si ça exige la mobilité des hommes, des capitaux, marchandises, matières premières... Dans cette logique l’économie est une fin en soi, et la redistribution s’opère naturellement, l’environnement n’est pas non plus un souci car c’est un facteur de compétitivité dont les acteurs économiques ont la rationalité suffisante pour le protéger.

A une autre échelle et avec une autre grille de lecture, la libéralisation des échanges et des investissements est la phase « externe » de l’austérité et de l’ajustement interne à l’UE, encore plus indispensable dans la mesure où les entreprises ont construit leur modèle économique sur la sur-spécialisation et la massification de la production. En somme quand on produit toujours plus en quantité et en diversité de produits, et que par ailleurs on assèche totalement la demande intérieure par des politiques d’austérité qui jouent à la fois sur les ménages et sur la puissance publique (qui est aussi acheteur de biens, services, prestations...), alors il faut ouvrir des marchés ailleurs pour continuer à vendre.

USP : En quoi cette vision est incompatible avec l’urgence des transitions économiques, écologiques et démocratique ?

AC : Les problèmes que cela pose sont multiples : philosophiques, politiques, opérationnels... - Plus de commerce mondial c’est toujours plus de production, d’extraction, de transport international donc d’émissions associées, de déchets produits... dans le domaine de l’alimentation par exemple les ALE [2] supposent l’expansion des modes intensifs et climaticides de production, et tuent l’agriculture paysanne.

L’idée de ces traités, c’est que tout obstacle au commerce doit être éradiqué, à la fois les droits de douane mais également les normes sanitaires, techniques, environnementales, les règles sur les opérateurs financiers ou de service... Mais ces règles sont nos choix collectifs, ceux qui protègent les citoyens des maladies, des risques industriels, des chocs financiers, des catastrophes écologiques... elles sont déterminantes pour l’avenir de nos sociétés, ce ne sont pas des facteurs de compétitivité parmi d’autres...

Sur le papier la hiérarchie internationale des normes juridiques est claire, mais les accords de commerce de l’UE ne la respectent pas, et rendent le droit des investisseurs opératoire et contraignant alors que les dispositions sur la fiscalité, le travail ou l’environnement sont purement optionnelles. En somme le droit du commerce créé par la multiplication des ALE anéantit progressivement la perspective de construire un droit international des hommes et de la planète qui surplombe et contraigne vraiment tous les autres systèmes de normes.

De façon encore plus globale, ces accords de nouvelle génération opèrent un pas de plus dans la confiscation des capacités politiques des États et des collectivités locales à agir pour organiser les territoires, dynamiser l’emploi local, protéger l’environnement ou la santé publique... ces acteurs se voient dépossédés de leurs moyens et répertoires d’action par l’obligation de soumettre tous leurs choix aux règles de la concurrence, sous peine de contentieux. C’est le cas dans le domaine des marchés publics, des services publics, des réglementations multiples quant à l’action des entreprises privées sur leur sol, aux subventions publiques... On ne peut pas organiser la transition sans moyens politiques et financiers. Mais les ALE les font disparaître.

USP : En quoi les alternatives locales peuvent-elles constituer un contre-modèle ? Comment construire du sens autour des ces milliers d’initiatives indépendantes sans réinventer des dogmes ?

AC : Oui bien sur les alternatives portées dans les territoires et les communautés sont une forme de résistance à cette logique, car le plan local est déterminant, de facto, pour la cohésion sociale et territoriale, pour l’emploi ou pour la protection de l’environnement. Le soutien à l’agriculture paysanne ou l’économie sociale et solidaire, la réorganisation et la gestion communautaire de services locaux montrent bien souvent la capacité collective de résister au rouleau-compresseur de la libéralisation et d’inventer de nouvelles formes d’être et de construire ensemble, inclusives, conviviales...

Mais pour qu’elles fassent système, l’État doit impulser, coordonner, débloquer ou redistribuer, tout comme les collectivités locales. Il faut notamment travailler la levée d’obstacles politiques, techniques ou réglementaires qui contraignent ou empêchent le changement d’échelle et les font demeurer des cas particuliers. On voit la différence entre la coexistence d’initiatives communautaires et les situations où les pouvoirs locaux s’engagent dans une vraie transition avec leurs habitants, qui suppose un engagement sur les objectifs autant que sur la méthode, et en somme une rupture complète avec les habitudes de gestion des administrations locales.

Cela exige que soient repensés la politique foncière, la fiscalité locale, tous les contrats de délégation de service, la gestion des infrastructures locales, tous les instruments délibératifs... Cela exige aussi, pour les territoires concernés, de reconstruire un rapport de force avec les acteurs économiques qu’on pourrait appeler « prédateurs », des ressources naturelles, humaines ou financières locales. Face à des entreprises qui évitent l’impôt dès qu’elles le peuvent, qui monnayent leur implantation contre des cadeaux fiscaux et des infrastructures inutiles aux citoyens, et qui délocalisent sans état d’âme à la première occasion, quel est le pouvoir d’un maire et de son équipe municipale ?

Les alternatives peuvent également se trouver dans l’économie locale, les PME, les services publics... mais pour ça il faut dompter l’économie traditionnelle et la remettre à sa place. C’est un peu le sens de notre travail en réseau collectivités locales/mouvements citoyens autour des questions de libéralisation et de marchandisation : identifier les questions que nous devons nous poser et imaginer non seulement des réponses mais également des formes de coopération et de solidarité pour les diffuser !

USP : Où en est la lutte contre ces traités aujourd’hui, avant la 2e rencontre européenne des villes et des territoires hors TAFTA ?

AC : Le CETA vient malheureusement d’être ratifié par le Parlement européen. Pour autant nous avons fait trois ans de campagne intense, dans toute l’Europe et au Canada qui nous ont permis de remettre la question du commerce, et du libre-échange, en haut de l’agenda politique et du débat public. Et la bataille n’est pas perdue car le traité est considéré comme « mixte », c’est à dire de compétences partagées entre l’UE et les États. Il devra donc être ratifié dans presque 40 parlements d’Europe, et il y a des chances que l’un d’eux ne l’accepte pas. Par exemple en Autriche, en Slovénieou en Wallonie, qui a compétence sur les questions internationales, les parlements actuels n’accepteront pas de ratifier ce traité. Et dans ce cas il y a de bonnes chances qu’il devienne tout simplement caduc, et qu’il doive être modifié en profondeur pour être un jour accepté.

Nous sommes présents nombreux à Strasbourg, mais nous devrons aussi nous mobiliser quand viendra la ratification en France et dans ces pays « clés ». Le rôle des élus locaux et des municipalités, pour nous, c’est à la fois un rôle d’amplification et de localisation de cette résistance, car les communes facilitent le débat sur les traités et ses implications. Mais c’est aussi, bien sur, d’abord, un rôle de porte-voix politique dans le cas des plus grandes villes et ensuite, un rôle de laboratoire des voies alternatives à cette libéralisation mortifère.

La France a été le théâtre d’un mouvement de remunicipalisation de l’eau face à la gabegie de la gestion privée, à la fois vecteur de corruption et incapable d’assurer un service juste et de qualité. Les élus locaux sont indispensables pour changer de cap ; il ne s’agit pas de les héroïser, car les citoyens ont une capacité d’organisation collective déterminante. Mais nous devons travailler ensemble, de concert, en sortant de nos rôles historiques, pour l’un de « contre-pouvoir » aiguillon, critique etc et pour l’autre d’instance douée de la quintessence de l’intérêt général et de la capacité de gestion.

USP : Au-delà de l’Europe, quels liens sont créés avec les collectivités et mouvements des pays concernés en premier chef par ces traités (USA, Canada), mais également avec les luttes contre d’autres accords (APE [3]...) ?

AC : Depuis son lancement, il y a 4 ans, nous avons eu la préoccupation de construire cette campagne avec eux, comme une campagne de solidarité internationale. C’était important pour nous d’amener, aux fondements de notre démarche, le fait qu’elle n’était pas anti-américaine, comme peut l’être celle des populistes d’extrême-droite par exemple. Il en est allé de même avec les Canadiens, d’autant que nous suivons le processus de négociation avec eux depuis 2010 et que nous partageons toutes nos informations.

S’agissant des collectivités locales de ces pays c’est un peu différent car le cadre de décentralisation n’a rien à voir. Les provinces canadiennes et les États fédérés américains ont des compétences beaucoup plus étendues et une véritable autonomie juridique sur un certain nombre de sujets, qui fait que pour une part, aux USA notamment, ils peuvent échapper à certaines dispositions du traité ne s’appliquant potentiellement qu’au niveau fédéral, par exemple sur les marchés publics.

Mais un certain nombre de villes ont rejoint cette dynamique, par exemple la ville de Seattle. Ce qui fut forcément très symbolique pour nous compte tenu de l’histoire de la résistance à la mondialisation néo-libérale [4].

Une mobilisation de solidarité internationale [...] à élargir à l’ensemble des traités déséquilibrés.

En revanche il est difficile de transposer, pour le moment, la campagne sur le TAFTA et le CETA aux négociations commerciales qui concernent des pays du Sud. Pour diverses raisons. Dans le cas des APE, les négociations sont finies là où il y avait des chances d’arriver à un accord, et la balle est maintenant dans le camp de nos partenaires d’Afrique subsaharienne, et dans celle de leurs parlements, nous n’avons plus aucune opportunité politique côté européen puisque toutes les étapes institutionnelles sont satisfaites. Nous essayons de les soutenir bien entendu, mais c’est une autre démarche que celle d’une mobilisation dans nos territoires.

D’autre part c’est un contenu très différent, qui ne comprend pas les dimensions du TAFTA ou CETA qui ont le plus scandalisé les citoyens ici, notamment l’arbitrage, la coopération réglementaire. Ils sont dramatiques pour les pays africains, mais il faut l’avouer, nous n’avons pas réussi à mobiliser largement sur ce dossier, et c’est pourtant un dossier que nous suivons depuis les origines, en 2006-2007. Nous avons amené des dizaines de partenaires en France pour rencontrer la presse, les associations... On a vu la même chose avec les accords UE-Pérou/Colombie.

Nous réfléchissons actuellement à la façon de transférer cette énergie sur les prochaines batailles : des accords sont en négociation avec les Philippines, l’Indonésie, la Tunisie, le Maroc, et ils sont très déséquilibrés, conçus là aussi pour satisfaire aux demandes des grandes entreprises européennes.

Footnotes

[1L’externalité caractérise le fait qu’un agent économique crée, par son activité, un effet externe en procurant à autrui, sans contrepartie monétaire, une utilité ou un avantage de façon gratuite, ou au contraire une nuisance, un dommage sans compensation (source : Wikipedia).

[2Accords de libre-échange

[3Les Accords de partenariats économiques (APE) sont des accords commerciaux visant à développer le libre échange entre l’Union européenne et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ACP. Pour plus d’informations

[4La ville de Seattle fut le théâtre d’importantes manifestations contre un sommet de l’Organisation Mondiale du commerce (OMC) fin novembre 1999. L’événement reste un symbole fort marquant l’émergence du mouvement altermondialiste

source : Une Seule Planète

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