Union Africaine et Accord-cadre de libre-échange : Pas décisif ou pas de Sisyphe ?

Le Faso | 5 avril 2018

Union Africaine et Accord-cadre de libre-échange : Pas décisif ou pas de Sisyphe ?

Par Aubin DASSI NDE

44 États africains ont signé le 21 mars dernier l’Accord-cadre de la Zone de libre-échange continental (ZLECA), à l’issue du 10ème Sommet extraordinaire de l’Union Africaine (UA), tenu du 17 au 21 mars à Kigali, au Rwanda. 5 autres Etats se sont disposés à le faire après des amendements de leurs lois internes. La création de la ZLECA est formellement l’aboutissement d’une vision énoncée il y a près de 40 ans dans le Plan d’action de Lagos, adoptée par les dirigeants africains en 1980, passant par l’adoption du Traité d’Abuja instituant la Communauté économique africaine en 1991, entre autres étapes. Fruit de deux ans de consultations menées sous l’égide du Président du Niger Mahamadou Issoufou, une mission que lui a assignée l’UA depuis janvier 2016, ce texte ambitieux, qui promeut le commerce intra-africain avant l’industrialisation et le développement des infrastructures de transport en Afrique, suscite quelques préoccupations quant à ses chances d’effectivité.

Une avancée louable

Comptant parmi les projections motrices de l’Agenda 2063 de l’UA (un programme de développement à long terme qui prévoit, entre autres, de faciliter les flux de marchandises et de personnes sur le continent), ce projet est en discussion depuis 2012. Il envisage d’intégrer les 55 pays membres de l’UA dans une zone de libre-échange commerciale et, à terme, regrouper les zones régionales commerciales : l’UA estime que la mise en œuvre de la ZLECA permettra d’augmenter de près de 60 % d’ici à 2022 le niveau de commerce intra-africain. Si les 55 pays membres de l’UA ratifient le document, la ZLECA ouvrirait l’accès à un marché de 1,2 milliard de personnes, pour un PIB cumulé de plus de 2.500 milliards de dollars. Une fois concrétisée, la ZLECA sera la plus vaste au monde en nombre de pays membres.

* Une dynamique de réception massive. Au-delà de l’avantage comparatif sus-évoqué, l’un des atouts majeurs de la ZLECA réside dans le nombre (44) et surtout le poids économique des Etats signataires, à l’exemple de l’Afrique du Sud, du Maroc, de la RDC, de l’Égypte, du Kenya, de la Côte d’Ivoire ou encore de l’Algérie, pourtant généralement présentée comme très protectionniste. Ce poids économique tranche net avec celui de la poignée des rares Etats encore réticents, le Nigeria en moins : Bénin, Namibie, Burundi, Erythrée, Sierra Leone.

* Une bouffée d’espérances nourries. La réalisation d’une telle ambition semble d’autant plus importante que seulement 16% du commerce des pays africains avec d’autres pays du continent, loin derrière l’Asie (autour de 50 %) et l’Europe (près de 70 %). Loin d’être une fin en soi, la promotion du commerce intra-africain contribuera nécessairement à l’intégration du continent, ce d’autant que 27 pays africains ont signé le même jour un Protocole sur la libre circulation, le droit de résidence et le droit d’établissement des personnes sur leurs territoires.

Une lueur aux bonnes senteurs de leurre

Accord de libre-échange en Afrique ou pour l’Afrique ? Accord pour autrui ou Accord pour les Africains ? Accords des Africains ou Accord d’autrui sous mains africaines ? Accord entre pourvoyeurs de matières premières pour vendre et acheter quoi ? L’engouement avec lequel les Etats africains, généralement plus enclins à s’accorder à ne pas s’entendre, ont signé cet Accord à Kigali, ne manque pas de susciter suspicions et circonspection. Il fut signé dans une ambiance de réceptions paradoxales, de réticences multiformes et de volte-face habituelle, nuée de challenges ne facilitant pas son effectivité.

* Des logiques de réceptions paradoxales. La signature de l’Accord-cadre de Kigali laisse transparaître au moins un double ordre de paradoxes dont le premier est relatif à la circulation des personnes : tandis que la ZLECA a étrangement drainé 49 signatures dont 44 sur-le-champ et 5 différées, le second accord sur la libre circulation et le libre établissement des personnes n’a recueilli que 27 signatures. La résurgence du terrorisme, les irrédentismes nationaux et la criminalité transfrontalière y ont probablement pesé de leurs poids : peut-on faciliter la circulation des biens dans une zone intégrée sans y faciliter celles des personnes, actrices économiques ?
Le second ordre de paradoxes est lié à la libre circulation des biens. L’on comprend d’emblée difficilement comment des Etats africains parviendraient à s’intégrer dans des espaces commerciaux à 49 là où ils ont éprouvé toutes les difficultés du monde à le faire à 10 ou 15 : au sein du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), de la Communauté d’Afrique de l’est (CAE), de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), de la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest(CEDEAO), encore moins au sein de la léthargique Union du Maghreb arabe (UMA).

Outre ces difficiles intégrations sous-régionales, la ZLECA fait vibrer une énorme incompatibilité avec la réticence de nombreux Etats africains à ratifier les Accords de partenariat économique avec l’Union Européenne (APE). Quelques Etats signataires de la ZLECA ont ratifié les APE, faisant de la ZLECA une espèce de raccourci pour les APE en Afrique. Il suffirait qu’un seul Etat africain soit à la fois membre de la ZLECA et partie aux APE pour qu’en pratique les APE s’appliquent à toute la zone, surtout dans un contexte où les délocalisations rendent difficile l’application de la règle d’origine.
L’on note enfin un défaut palpable d’infrastructures de transports reliant les différents Etats signataires, faisant de la ZLECA une sorte d’accord-cadre de libre-échange entre des ilots claquemurés voire des tours de Babel. A l’issue du Sommet de Kigali le 21 mars dernier, Souef Mohamed El-Amine, le Ministre des Affaires Etrangères des Comores, a décrié sans équivoque ce défaut en ces termes : « […] si nous voulons importer du continent africain, l’important c’est la fluidité de ces échanges. Là se pose le problème des infrastructures que nous avons déjà soulevé lors du sommet de janvier à Addis-Abeba.

Lors des discussions, on a parlé de grand chantier, de train à grande vitesse… Mais dans le dictionnaire des petits États, cette notion n’existe pas. Il faut prendre en compte les spécificités de nos pays insulaires pour que cette zone de libre-échange puisse aussi nous profiter […] Nous avons des produits à exporter, notamment le girofle, qui représente 45 % du volume de nos exportations, la vanille, et aussi la matière grise pour la parfumerie pour laquelle il y a un vrai marché en Afrique du Sud. » La piètre qualité des infrastructures de transport et le manque de complémentarité entre les économies africaines sont un frein au développement du commerce intra-africain.

* Des réticences multiformes. L’on observe d’une part des réticences liées aux accords bilatéraux ou sous-régionaux, et d’autre part celles d’ordre étatique, lesquelles ne faciliteraient pas l’effectivité de la ZLECA.

En ce qui concerne tout d’abord les accords bilatéraux ou sous-régionaux, d’aucuns au sein de la SADC, à propos de la ZLECA, reprochent au Président rwandais Paul Kagame, Président en exercice de l’UA, de « mener ses réformes en adoptant constamment la stratégie d’un passage en force », tandis que d’autres voix discordantes, parmi les plus audibles de surcroît, s’élèvent également de la CEDEAO pour relativiser cet Accord-cadre de libre échange.

À la tête de la Commission de la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) depuis début 2016, Marcel Alain de Souza, l’ancien Ministre béninois du Développement, ne trouve pas opportune cette CER intégrant des Etats tels le Maroc et la Tunisie (ce sur quoi déboucherait en pratique la ZLECA). Il estime que ces deux Etats pourraient être des partenaires privilégiés de cette CER sans en devenir pour autant membres à part entière. Plutôt que d’une zone de libre échange commercial à l’échelle continentale, estime-t-il, « l’idéal serait de créer une zone de libre-échange entre blocs régionaux ».

Souef Mohamed El-Amine, le Ministre des Affaires Etrangères des Comores, exprime également ces réticences en ces termes : « Certains pays et certaines régions ont des accords préférentiels et pour eux ce sont des acquis qu’il faut essayer de préserver. Au niveau de notre sous-région, nous avons la Commission de l’océan Indien – qui regroupe quatre États africains Madagascar, les Comores, Maurice, Seychelles – qui a un partenariat avec l’Union européenne, qui finance la quasi-totalité des projets de cette organisation. Ce sont des acquis qu’il faut préserver, tout comme les accords bilatéraux, parce qu’il y a des résultats concrets sur le terrain. »

Quant aux réticences étatiques, six Etats au moins dont le Nigeria, première puissance économique du continent, les ont manifestées explicitement en s’abstenant de signer l’accord de Kigali. L’un des plus grands syndicats du Nigeria, le Nigeria Labour Congress (NLC), dit craindre les effets négatifs de la ZLECA pour l‘économie nationale.

Mais à y regarder de plus près l’on dénote également des réticences implicites de la part de certains Etats signataires dont l’Afrique du Sud, deuxième puissance économique du continent : pour entrer en vigueur le texte devra être ratifié par un minimum de 22 Etats. Ce chiffre a fait l’objet de moult conciliabules en amont de la signature, certains Etats, comme l’Afrique du Sud, étant réticents à un taux de ratification trop bas et privilégiant une exigence minimale de ratifications par deux tiers des États avant l’entrée en vigueur de l’Accord. Souef Mohamed El-Amine, le Ministre des Affaires Etrangères des Comores, une fois encore, semble traduire le mieux cette réticence sud-africaine en ces termes : « Les réserves tiennent beaucoup plus à la forme qu’au contenu. Il y a notamment débat autour du nombre de ratifications nécessaires à la mise en place de l’accord. Certains pays sont partisans d’un nombre minimum de 15, d’autres comme l’Afrique du Sud, militent pour un seuil de deux-tiers.

Le compromis établi se situe autour de 20-22 pays. »

L’objectif établi pour une entrée en vigueur de l’accord est fixé à janvier 2019, un souhait ardent du Président du Niger Mahamadou Issoufou. Mais ce timing, plusieurs pays, à commencer par l’Afrique du Sud une fois encore, jugent trop juste pour accomplir le processus de ratification, régler les questions juridiques en interne tout en préparant l’élection prévue pour 2019.

L’Allemagne se battrait de toute son énergie pour booster une zone de libre-échange commerciale en Europe de l’Ouest, la Russie en Europe de l’est, le Brésil en Amérique du Sud, l’Australie en Océanie, la Chine et l’Inde en Asie, etc. Mais voici qu’en Afrique ce sont précisément les têtes de proue de notre économie (Nigeria et Afrique du Sud) qui manifestent des réticences vis-à-vis d’une telle ouverture, ce qui n’augure guère une suite radieuse pour la concrétisation de cet Accord ; des attitudes qui, plutôt que de susciter des critiques hâtives, devraient appeler à prendre du recul pour mieux réfléchir sur les enjeux profonds d’un tel instrument.

« Ce jour est historique. Après Addis-Abeba en 1963, Abuja en 1991, Durban en 2002, Kigali marque une nouvelle étape dans notre marche vers plus d’intégration », déclarait avec tout l’optimisme du monde Moussa Faki, le Président de la Commission de l’Union Africaine, le 21 mars dernier lors de la cérémonie de clôture du Sommet à Kigali au Rwanda.

Soit. Sauf que l’Union Africaine brille par l’habitude des édictions normatives trompettes aux lèvres, suivies de volte-face tant formelles (à l’exemple du Protocole de Malabo adopté en juin 2014 et demeuré sans suites faute de ratifications suffisantes) ou fonctionnelles (à l’exemple de la décision d’une intervention armée au Burundi, prise à Addis-Abeba le 18 décembre 2015 et demeurée au stade du verbe).
Une fois entrée en vigueur au bout de 22 ratifications, quels mécanismes pourront sanctionner efficacement les abus du système, mécanismes dont le défaut d’efficacité a lourdement plombé une CER comme la CEDEAO ?

Tout compte fait, il est toujours permis de croire au miracle. Le coup de bâton frappé à Kigali peut toujours fendre la Mer Rouge et permettre aux Africains d’accéder à la Terre promise du développement commercial intra-africain et du bonheur des Africains.

Ce bâton dégage néanmoins un doux parfum de mort-né, un mort-né aux mains de mille sages-femmes le réanimant, chacune à sa manière et suivant ses propres intérêts. Sorte de deuil bamiléké (ouest-Cameroun) où tout le monde se lamente autour du mort, mais chacun pleurant les morts de sa propre famille, se souvenant d’eux et citant pathétiquement leurs noms.

source : Le Faso

Printed from: https://www.bilaterals.org/./?union-africaine-et-accord-cadre-de