L’accord de libre-échange UE-Tunisie «est un projet colonialiste»
Lors de la manifestation du 1er mai à Tunis (Source: Compte Facebook #BlockAleca)

Mediapart | 17 juin 2019

L’accord de libre-échange UE-Tunisie «est un projet colonialiste»

Par Rachida El Azzouzi

L’économiste tunisien Mustapha Jouili s’alarme des dangers de l’Aleca, le traité de libre-échange actuellement en cours de négociation entre l’Union européenne et la Tunisie. Il dénonce un texte qui va faire de la Tunisie « un atelier de sous-traitance au profit des multinationales européennes ».

ALECA. Cinq lettres, pour « Accord de libre-échange complet et approfondi ». Cinq lettres qui portent un projet « destructeur pour la Tunisie », selon l’économiste tunisien Mustapha Jouili. Pour ce membre de l’ARES, une association à la pointe de la recherche économique et sociale créée par des militants de gauche, l’Aleca, qui doit être signé entre l’Union européenne (UE) et la Tunisie en 2019, est l’une des pires perspectives pour la Tunisie, déjà prisonnière d’une grave crise économique et sociale.

Perte de souveraineté économique, effets sociaux dévastateurs, normes impossibles, concurrence inégale… Les conséquences de ce texte grandement asymétrique, qui favorise le géant européen et ses multinationales au détriment de la petite et fragile démocratie tunisienne, sont multiples ; notamment dans les domaines de l’agriculture, des services mais aussi de la santé, de l’énergie, etc.

Négocié dans l’opacité depuis 2016 et quasiment avec un couteau de Bruxelles sous la gorge de la Tunisie, dépendante de financements européens, ce traité ultralibéral et marchand vise à remplacer l’accord d’association, plus modeste mais non sans dégâts, qui libéralise les droits de douane pour certaines industries, en vigueur depuis 1995.

« Ce texte est colonialiste, il ne diffère pas du pacte colonial de 1881 », explique à Mediapart Mustapha Jouili. Entretien.

Commençons par une présentation de l’économie tunisienne. Quelles sont ses particularités ? Ses points forts ?

Mustapha Jouili : Les statistiques de la comptabilité nationale donnent la répartition suivante du PIB : 10 % pour l’agriculture, 35 % pour l’industrie et 55 % pour les services. Mais ces chiffres cachent l’essentiel. L’industrie est dans sa majorité cantonnée dans la sous-traitance pour le compte de multinationales. Elle se positionne dans le maillon faible de la chaîne, fondé sur l’emploi d’une main-d’œuvre non qualifiée et les bas salaires, ce qui explique d’ailleurs le taux de chômage élevé des diplômés. D’autant qu’on assiste depuis quelques années à un vrai processus de désindustrialisation.

Pour l’agriculture, elle reste fondée sur une paysannerie appauvrie et lourdement endettée. 75 % des exploitants ont moins de 10 hectares et se trouvent totalement exclus du financement institutionnel et de l’encadrement technique, et sont totalement abandonnés par l’État. Cette agriculture économiquement et socialement marginalisée reste dépendante des aléas climatiques et subit les conséquences désastreuses des politiques libérales, se transformant progressivement en simple secteur de refuge.

Le secteur des services dominé par le commerce, quant à lui, est presque totalement annexé au marché mondial et, de ce fait, est totalement déconnecté de l’économie nationale. Ces caractéristiques sont le produit du modèle de développement ou « régime d’accumulation » en place, lui-même résultant d’une dialectique entre la domination externe et les intérêts des classes locales dominantes.

Pour « les points forts », qu’entend-on par points forts ? La disponibilité des ressources naturelles ? Le niveau d’instruction de la population ? La position géographique ?… À ce niveau, la Tunisie n’est ni avantagée ni fortement lésée par rapport à d’autres pays.

Si on parle de points forts au sens d’une économie dynamique, génératrice de richesse et de bien-être social, ceux-ci ne sont pas un don du ciel, ils sont plutôt à construire, certainement dans le cadre d’un modèle alternatif.

Pourquoi, huit ans après la révolution, l’économie tunisienne ne va-t-elle pas mieux ?

« Emploi, liberté, dignité nationale » : tel est le principal slogan du processus révolutionnaire en Tunisie. C’est une aspiration à la souveraineté nationale et à une réelle démocratie sociale. Certes, des acquis ont été réalisés, politiques en particulier, bien qu’ils restent toujours menacés ; mais pour des raisons objectives et subjectives, ce processus n’a pu aller jusqu’au bout pour remettre en cause tout le système politico-économique.

Produit d’une démocratie formelle électoraliste, les partis de droite au pouvoir après 2011 ne diffèrent pas sur le fond du RCD dissous [l’ancien parti de Ben Ali – ndlr]. De ce fait, les choix économiques et sociaux s’inscrivent dans la continuité : soumission aux diktats des institutions internationales et préservation des intérêts des mêmes classes sociales dominantes.

En témoignent les lois votées par la majorité parlementaire : loi de l’indépendance de la Banque centrale, nouveau code d’investissement, loi sur la réconciliation, loi sur le PPP… Il est évident qu’avec les mêmes choix, on se trouve avec les mêmes résultats : détérioration du dinar, inflation, déficit externe, endettement excessif, détérioration du pouvoir d’achat, appauvrissement et chômage.

Comment le libre-échange a-t-il influé sur le modèle économique tunisien ?

La Tunisie n’a jamais été soustraite de la domination coloniale. Le protocole du 20 mars 1956 n’a été en réalité qu’un passage d’une domination impérialiste directe et unipolaire à une domination indirecte et multipolaire. Cette dernière opérait à travers les accords internationaux, l’endettement externe et les diktats des institutions internationales.

Durant les années 1960-70, le contexte mondial – politique, économique et idéologique – mais également le rapport de force social interne permettaient une certaine « autonomie » à l’État. Des concessions ont été accordées aux classes populaires : le contrôle des prix et la préservation du pouvoir d’achat, la protection de l’emploi, les subventions de certains produits et services, la prise en charge par l’État des services sociaux comme l’enseignement, la santé, le transport… Mais pour plusieurs raisons, le modèle a atteint ses limites au début des années 1980.

La crise des années 1980 a ouvert la voie au libéralisme triomphant à l’échelle mondiale. Les politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions internationales – Banque mondiale et FMI – ont poussé vers le désengagement de l’État au profit des forces du marché. Ce processus est renforcé par la conclusion de l’accord de l’OMC en 1994 et de l’accord avec l’UE en 1995, et donc une soumission plus accentuée aux exigences du capital international.

Cela s’est traduit par une fragilisation du tissu industriel, poussé de plus en plus dans la sous-traitance et les activités à faible valeur ajoutée. De même, l’agriculture est totalement délaissée : arrêt des programmes de subvention, d’aide, d’encadrement… avec comme conséquence un appauvrissement des paysans et l’aggravation de la dépendance alimentaire. Sur le plan social, c’est la perte des acquis sociaux, la détérioration des services publics, le chômage et la précarisation de l’emploi, l’appauvrissement de larges couches de la population.

Vous dites que l’Aleca est « colonialiste », qu’il est « la reproduction du pacte colonial de 1881 » ? Pourquoi ?

Au-delà d’une généralisation du libre-échange, le projet Aleca se base sur quatre piliers : la protection de la propriété intellectuelle, la protection de l’investissement, l’adoption des normes européennes et le rapprochement législatif.

Concernant les droits de propriété intellectuelle, le projet Aleca va au-delà de l’accord de l’OMC : champ d’application plus large, standard de protection plus élevé, prolongation de la durée de protection pour les médicaments en particulier, protection du « secret d’affaires », réduction de la marge de l’État en matière d’attribution des « licences obligatoires ». Il établit ainsi la suprématie des intérêts des multinationales sur les droits économiques et sociaux des citoyens.

Dans le chapitre consacré à l’investissement, le projet interdit tout traitement favorable aux investisseurs nationaux ou à un secteur spécifique. Le projet accorde toute la liberté à l’investisseur européen qui ne sera plus obligé de consacrer une partie de sa production au marché local, d’employer une main-d’œuvre locale, de lier les rentrées des devises à la valeur des exportations, ni aussi de transférer une technologie ou un savoir-faire aux investisseurs locaux.

Cet investisseur européen devient, désormais, en vertu des dispositions sur le règlement des différends plus fort que l’État. Autrement dit, l’État tunisien n’a plus la possibilité de décider de sa politique d’investissement, tout sera décidé par les firmes multinationales européennes. La seule mission de l’État est de les protéger.

Par ailleurs, la Tunisie est appelée à prendre les mesures nécessaires pour se conformer progressivement aux normes techniques et aux procédures de l’Union en matière de spécifications et d’évaluation de la conformité. Cela à travers l’adoption de toutes les normes européennes et la suppression de toutes les normes nationales non conformes aux normes européennes. C’est donc l’UE ou plutôt ses multinationales qui nous dicteront comment et quoi produire.

Enfin, le projet Aleca propose un « rapprochement réglementaire » qui oblige la Tunisie à intégrer les « acquis européens » dans sa législation. Autrement dit, c’est l’UE qui va nous tisser notre législation. C’est une atteinte à la souveraineté nationale, voire à la démocratie car cela veut dire qu’une loi votée « démocratiquement » au parlement tunisien peut être abolie si elle n’est pas conforme à la législation européenne. Cela nous rappelle la période de la colonisation directe lorsque toute loi promulguée à la métropole était suivie par un décret beylical d’application.

Pour ces raisons, au moins, l’Aleca est un projet colonialiste et ne diffère pas du pacte colonial de 1881.

En quoi ce traité est-il dangereux pour l’économie nationale ?

Avec l’accord d’association de 1995, la Tunisie a perdu près de la moitié de ses entreprises industrielles. Dans la continuité, l’Aleca ne peut qu’approfondir ce processus destructeur pour toucher d’autres secteurs, notamment l’agriculture et les services. En plus, avec ses nouveaux instruments de protection de la propriété intellectuelle, d’adoption des normes européennes et de rapprochement réglementaire, et la libéralisation généralisée, le projet Aleca ne fera qu’approfondir la domination des multinationales et du capital colonial européens.

Il interdit donc à la Tunisie toute possibilité de construire un modèle alternatif qui prenne en compte ses spécificités socioéconomiques et réponde à ses priorités et aux aspirations du peuple tunisien. L’Aleca tente de faire de la Tunisie, comme d’autres pays dans la région, un atelier de sous-traitance pour les multinationales européennes et une grande surface pour écouler leurs marchandises.

Pouvez-nous donner des exemples secteur par secteur concerné ?

Pour le secteur des services, par exemple, le projet Aleca prévoit une libéralisation de tous les services y compris les services sociaux jusque-là fournis par l’État, tels que la santé, l’enseignement, et leur soumission aux normes européennes en même temps qu’il multiplie les barrières à la libre circulation des personnes. C’est dans l’intérêt de quelque 80 multinationales européennes rassemblées dans le « Forum européen des services » et dont l’accès à tous les marchés étrangers est une nécessité vitale.

Quant à nos PME, majoritaires dans le secteur, elles sont condamnées à la disparition ou au mieux à la sous-traitance pour le compte des firmes multinationales européennes. De même, une bonne partie de la population sera privée d’accès aux services fondamentaux qui seront désormais soumis à la seule logique de profit.

Dans le secteur de l’énergie et des ressources naturelles, le projet prône l’abolition de tout monopole de l’État en matière de production, de commercialisation, de valorisation, d’exportation et d’importation d’énergie et des matières premières. De même, les prix de l’énergie ne peuvent plus être fixés en dessous de leurs niveaux dans les pays de l’Union.

Autrement dit, le gouvernement tunisien n’aura pas le droit de mettre en place une politique autonome dans un secteur aussi stratégique que celui de l’énergie et des ressources naturelles. En même temps, l’investissement dans ce secteur sera totalement libre pour les investisseurs européens. C’est donc une mainmise et une institutionnalisation du pillage des ressources du pays par les multinationales européennes.

Le précédent, c’est l’accord d’association de 1995. Quel bilan en faites-vous ?

Le bilan de l’accord d’association est lourdement négatif. Cet accord ne concernait en principe que la libéralisation des échanges des produits industriels. La Tunisie n’étant pas une puissance industrielle, la libéralisation des échanges industriels s’est réduite en réalité à une libre entrée des produits industriels européens en Tunisie.

Première conséquence : une envolée des importations d’origine européenne et donc un déficit commercial qui ne cesse de s’aggraver depuis 1995. En 2018, le déficit commercial avec l’UE a atteint 7 890 millions de dinars, soit 41 % du déficit commercial global de la Tunisie.

En plus, à cause de ce déficit, mais aussi des transferts des devises effectués par les entreprises européennes depuis la Tunisie, le dinar a perdu près de 60 % de sa valeur par rapport à l’euro. Cette dépréciation a fortement pénalisé les entreprises tunisiennes avec l’augmentation des prix à l’importation des équipements et consommations intermédiaires. Les consommateurs aussi ne sont pas à l’abri ; les prix à la consommation connaissent également des hausses continues.

À cause de la concurrence déloyale avec l’UE, la Tunisie a perdu plus de la moitié de ses entreprises industrielles (55 %), des PME en majorité, soit l’équivalent de plus de 300 000 emplois. Enfin, le budget de l’État a perdu entre 1996 et 2008 près de 24 milliards de dinars (2 milliards de dinars par an) du fait du manque à gagner en matière de taxes douanières non appliquées aux marchandises européennes.

En bref, on peut affirmer que l’aggravation du déficit externe, l’envolée de l’endettement externe, le chômage, l’inflation et la perte du pouvoir d’achat des Tunisiens sont en grande partie associés à l’accord d’association de 1995.

Arrêtons-nous sur l’agriculture, un des secteurs les plus exposés qui a déjà souffert de l’accord d’association de 1995. En quoi l’Aleca va-t-il encore plus la mettre en danger ?

L’accord de 1995 ne concernait en principe que les produits industriels. Pour les produits agricoles, il était notamment prévu des mesures de libéralisation progressive des échanges. Cet accord a été amendé par un protocole additionnel en 2001 qui permettait aux exportateurs européens de vendre à la Tunisie jusqu’à 500 000 tonnes de céréales, 8 000 tonnes de viande et 9 700 tonnes de lait avec des droits de douane réduits à zéro.

En contrepartie, les quelques concessions accordées aux produits tunisiens sont assorties de clauses spécifiques telles que le prix d’entrée, les quotas ou encore les calendriers d’exportations qui ne correspondent pas aux périodes de production. C’est à titre d’exemple le cas des tomates qui ne peuvent être exportées en franchise qu’entre le 1er octobre et le 31 mai, des pastèques (1er avril-15 juin) ou le melon (1er novembre-31 mai)…

Pour d’autres produits, tout l’arsenal protectionniste non tarifaire est maintenu. C’est le cas de l’huile d’olive dont le quota de 56 000 tonnes doit être exporté en vrac, c’est-à-dire comme matière première pour les transformateurs européens qui accaparent l’essentiel de la valeur ajoutée : 70 % de la valeur ajoutée est créée dans le conditionnement et la transformation. En plus, l’accord stipule que « si les importations d’huile d’olive risquent de porter préjudice à l’équilibre du marché de la Communauté européenne […], la Communauté européenne peut prendre les mesures appropriées permettant de remédier à cette situation ».

En bref, si les exportations européennes vers la Tunisie ont connu une progression remarquable et ont réalisé la totalité des contingents accordés (pour certains produits, comme la pomme de terre, le blé dur, l’orge, les exportations ont largement dépassé les contingents), celles de la Tunisie vers l’Union européenne ont été limitées par le dispositif protectionniste, et le taux de réalisation des contingents n’a pas dépassé 20 % pour la majorité des produits.

Le projet Aleca propose d’aller plus loin avec une libéralisation totale des échanges agricoles, ce qui va mettre encore plus en danger l’agriculture tunisienne, au moins pour les raisons que je vais exposer.

Tout d’abord, le différentiel de productivité. La productivité moyenne de l’agriculture européenne est sept fois plus élevée que celle de l’agriculture tunisienne. Cet écart de performance qui prend l’apparence d’un simple différentiel technique est en réalité le produit des processus historiques qui ont façonné différemment les deux agricultures. Avec la libéralisation des échanges, cet écart deviendrait cumulatif et ne pourra pas être comblé par un prétendu « programme de mise à niveau ».

L’agriculture européenne est également fortement subventionnée en vertu de la politique agricole commune (PAC) qui accapare près de 40 % du budget européen. Sur la période 2014-2020, un montant de 368 milliards d’euros est affecté à la subvention de l’agriculture, dont 76 % sont destinés aux transferts directs. La Tunisie n’a ni la possibilité ni les moyens de subventionner son agriculture au même titre que l’UE. D’autant plus que l’UE refuse catégoriquement toute négociation à propos des subventions.

Ainsi, la libéralisation des échanges agricoles promue par l’Aleca implique la mise en compétition de deux agricultures dont les écarts de productivité sont considérables et sont appelés à se creuser davantage au fur et à mesure que s’accentue le processus de libéralisation. Dans ces conditions, les paysans tunisiens n’auront aucune chance de faire face à la concurrence qui leur sera imposée par les entreprises agricoles européennes qui, en plus, sont largement subventionnées et protégées et continueront à l’être.

La paysannerie tunisienne est également appelée, selon le texte du projet Aleca, à s’adapter aux normes européennes dans toutes les étapes de la production agricole. Ces normes, l’UE a mis des dizaines d’années pour les construire. L’adoption de ces normes implique des coûts supplémentaires que la majorité des paysans tunisiens ne sont pas en mesure de supporter.

De même, produire selon les normes européennes implique l’usage de variétés de semences, d’engrais et de produits de traitements bien déterminés. Ces intrants, il faut les acheter auprès des multinationales européennes. Il faut également respecter les normes européennes, c’est-à-dire utiliser des processus techniques qui sont le fait des multinationales européennes et qui sont protégés par le « droit de propriété intellectuelle ». En d’autres termes, c’est une domination totale de l’agriculture tunisienne par les multinationales européenne et les paysans tunisiens seront de simples sous-traitants ou des « khemmass » comme à l’époque de la colonisation directe.

L’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) estime qu’il y a trois secteurs qui vont disparaître : les céréales, le lait et la viande, affectant au moins 250 000 agriculteurs en quelques années. C’est vrai ?

L’agriculture européenne est nettement plus productive et elle est fortement subventionnée. En plus, l’UE dispose d’excédents relativement importants pour les produits de base – céréales, produits d’élevage, huiles – qu’elle cherche, à tout prix, à écouler dans d’autres marchés, en l’occurrence la Tunisie, et en toute liberté. Or les coûts moyens d’importation de ces produits sont largement inférieurs aux prix de revient des producteurs tunisiens, vu les manipulations de prix auxquelles se livre l’Union européenne avec les subventions aux exportations.

Dans ces conditions, il est difficile, voire impossible pour les céréaliculteurs et les éleveurs tunisiens de résister à la concurrence européenne. Deux secteurs clés de l’agriculture tunisienne, céréaliculture et élevage, sont fortement menacés et peuvent totalement disparaître. Derrière ces deux secteurs, il y a bien plus de 250 000 petits paysans qui seront condamnés à abandonner l’activité et à rejoindre une armée de réserve déjà abondante.

L’Europe comme le gouvernement tunisien ne cessent de dire que le grand gagnant de l’Aleca sera bien la Tunisie. En fait, comme vous venez de le démontrer, ce sera véritablement l’Europe et ses multinationales qui profitent déjà d’avantages fiscaux quand elles s’installent en Tunisie…

Les grands gagnants de l’Aleca sont évidemment les multinationales européennes non pas uniquement en raison des avantages fiscaux qui existent déjà, mais surtout en raison des avantages exclusifs que leur accorde le projet et que j’ai cités.

En Tunisie, il y aura aussi des gagnants, c’est la fraction du compradore composée par le lobbying des grandes surfaces, d’import-export et des banques, et que j’appellerai « lumpen compradore », car totalement détachée, voire opposée à toute activité de production. Cette fraction trouve bien son compte dans l’Aleca, et c’est bien la « Tunisie gagnante » pour le gouvernement.

Vous avez publié L’Endettement externe, choix ou nécessité ?. Comment la dette tunisienne a-t-elle évolué ces soixante dernières années ? Quelle est la responsabilité de la rive nord dans cet endettement alors que la Tunisie est aujourd’hui sous la tutelle du FMI ?

En fait, c’est une publication à laquelle j’ai contribué avec mes camarades de l’association ARES [association de recherche économique et sociale Mohamed Ali El Hami, créée par des militants de gauche issus du front populaire qui lui ont donné le nom de celui que l’on considère comme le père du syndicalisme tunisien – ndlr]. Le but de l’ouvrage était de présenter les évolutions de la dette en Tunisie depuis les années 1960 et de comprendre ses causes internes et externes.

En réalité, le phénomène n’est pas nouveau et remonte à 1830. Il a pris clairement sa forme coloniale avec l’instauration en 1869 de la « commission financière » imposée par la France, l’Italie et la Grande-Bretagne. Cette commission a constitué une forme d’intervention coloniale par l’assujettissement des finances tunisiennes au contrôle direct des créanciers et un préalable à la colonisation française directe.

Durant l’époque de la colonisation directe, l’administration coloniale s’est fortement endettée, en particulier durant l’après-guerre (1948-1956). Après la conclusion du protocole du 20 mars 1956, et avec la complicité de la Banque mondiale, le reliquat de la dette de l’administration coloniale fut supporté par le budget de l’État tunisien sous prétexte que ces dettes avaient servi à « développer l’infrastructure en Tunisie ».

Dès 1956, l’État néocolonial s’est inscrit dans une logique de soumission aux exigences de la « Division internationale du travail ». L’idéologie de « modernisation » et de « rattrapage » justifiait alors le recours à l’endettement externe. Cet endettement s’est accéléré davantage au cours des années 1970, mais l’importante rente pétrolière dont bénéficiait le pays (qui devrait normalement servir au financement du développement), affectée en grande partie au remboursement des dettes, a permis d’éviter une situation de faillite jusqu’en 1982-1984.

Avec la mise en application du Plan d’ajustement structurel (1986), l’endettement externe a pris un tournant remarquable. Les politiques imposées par le FMI ont lourdement affecté les ressources de l’État : privatisation des entreprises publiques, avantages fiscaux accordés aux investisseurs locaux et étrangers, transfert des bénéfices des entreprises étrangères, élargissement du régime offshore… mais aussi démantèlement des droits de douanes dans le cadre de l’accord de 1995 avec l’UE. Tous ces facteurs conjugués à l’injustice et la fraude fiscale ont contribué à la régression des ressources propres de l’État, le poussant ainsi à s’endetter.

Autrement dit, les crédits accordés par les institutions internationales ou par certains pays de l’UE sont toujours assortis de ces exigences en termes de choix et politiques à mettre en application. Or ces politiques, de par leur effet sur les ressources de l’État, poussent de nouveau à l’endettement au point que l’État se trouve dans un cercle d’endettement cumulatif où il est question de s’endetter pour payer les anciennes dettes. L’intérêt des classes dominantes en Tunisie est d’ailleurs de pousser l’État à continuer de s’endetter, car elles renforcent leur pouvoir en acceptant les exigences des institutions financières internationales.

La situation n’a pas changé après 2011, et la Tunisie est toujours sous tutelle du FMI avec les mêmes exigences : privatisation, dévaluation, élimination des subventions, exonérations fiscales… et le taux d’endettement continue toujours de grimper.

Bref, on peut dire que l’histoire de l’endettement externe en Tunisie, c’est l’histoire de la colonisation sous ses formes directes et indirectes.

L’opposition à ce traité en Tunisie est très forte. Pensez-vous qu’elle peut contrecarrer les plans de l’Union européenne ?

Les négociations à propos de l’Aleca ont débuté en 2016 sous un black-out médiatique total. Il y a un an, nous avons engagé, dans le cadre de l’association ARES, une action de mobilisation. Vingt-quatre ateliers de discussion ont été organisés dans les gouvernorats du pays. Cette action a été couronnée par une conférence nationale tenue le 29 avril 2019 et une marche contre l’Aleca le 1er mai.

Je pense qu’il y a des réussites : maintenant, tout le monde parle de l’Aleca, les médias s’y intéressent de plus en plus. À l’issue de la conférence, une déclaration pour l’arrêt des négociations a été signée par cinq organisations nationales dont l’UGTT [le premier syndicat du pays – ndlr] et l’UTAP [Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche], dix partis politiques et près de 40 associations de la société civile. Une coordination nationale de lutte contre l’Aleca est mise en place. Elle aura pour tâche d’organiser des actions de contestation pour contrecarrer le projet Aleca.

Certes, tout dépend du rapport de forces, mais je suis à ce stade optimiste : le front d’opposition s’élargit car les citoyens prennent de plus en plus conscience qu’aucun secteur, aucune catégorie sociale ne sera à l’abri de l’effet destructeur de l’Aleca.

source : Mediapart

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