L’arbitrage international, une justice dans le collimateur

La Vie | 9 octobre 2019

L’arbitrage international, une justice dans le collimateur

par Juliette Loiseau

Développer une vaste mine d’or en Roumanie. C’est le projet fomenté depuis 20 ans par l’entreprise canadienne Gabriel Resources. Seul hic : les Roumains s’y opposent farouchement. Car l’exploitation de la mine détruirait l’environnement avoisinant, et nécessiterait l’expulsion de milliers d’habitants. Sous la pression, le gouvernement a fini par rejeter le projet. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais l’entreprise a décidé d’attaquer la Roumanie au titre du règlement des différends entre investisseurs et États. « Ce système permet aux multinationales d’attaquer les États dès lors qu’ils adoptent des législations qui pourraient nuire à leurs profits, actuels ou futurs par le biais d’une justice parallèle », explique Swann Bommier, chargé de plaidoyer sur la régulation des entreprises multinationales au CCFD-Terre solidaire.

Des sommes colossales en jeu

Connu sous l’acronyme barbare d’ISDS (en anglais Investor-State Dispute Settlement), ce mécanisme d’arbitrage a été instauré en 1965 par la Banque mondiale. Il permet d’assurer aux entreprises des anciennes puissances coloniales que les nouveaux États indépendants ne remettent pas en cause leurs privilèges. « Au départ, seuls les pays du Sud étaient attaqués en ISDS par des multinationales issues de pays du Nord », explique Swann Bommier, avant de poursuivre : « Mais depuis dix ans, des États européens sont à leur tour poursuivis, ce qui a tout de suite entraîné une plus forte mobilisation de l’opinion publique. » Technique et réservé aux spécialistes, le sujet a commencé à émerger sur la place publique, au moment des négociations du TIPP, l’accord de libre-échange avec les États-Unis - aujourd’hui au point mort - puis du Ceta, accord commercial signé avec le Canada. Sous le feu des critiques, la Commission européenne a dû changer de modèle. À l’ISDS elle a préféré un autre système de tribunal d’arbitrage nommé ICS (International Court System). Et à terme, l’Europe vise la mise en place d’une cour multilatérale sur l’investissement pour avoir des règles communes. Mais l’ISDS est toujours intégré dans les nouveaux accords que l’UE négocie actuellement avec le Vietnam, Singapour et le Mexique. Sans parler des autres traités commerciaux applicables dans d’autres points du globe. Actuellement, 3400 traités de commerce et d’investissement (dont 200 concernent la France), comme l’accord de libre-échange nord-américain entre l’Australie et Hong-Kong, intègrent ce dispositif d’exception.

Ainsi, majoritairement utilisé ces 20 dernières années, on compte 942 recours. Les sommes en jeu sont colossales, ces arbitrages ont déjà coûté 88 milliards d’euros aux États. Gabriel Resources demande 5,2 milliards d’euros de dédommagements à la Roumanie, alors que l’entreprise n’a dépensé que 600 millions d’euros pour son projet d’exploitation. L’entreprise suédoise Vattenfall, fournisseur d’électricité, réclame 4,7 milliards d’euros à l’Allemagne, après sa décision de sortir du nucléaire. Les Pays-Bas sont également poursuivis par l’entreprise allemande Uniper à cause d’une loi sur la fermeture des centrales à charbon. « L’ISDS est utilisée comme une arme de destruction massive contre les politiques de transition énergétique, insiste Swann Bommier. Le mécanisme permet de s’assurer que les législations ne changent pas et contraint les États qui souhaitent faire voter des lois favorables à l’environnement, aux droits sociaux et humains. Seules les multinationales ont ce pouvoir-là, les entreprises nationales n’ont pas accès à cet arbitrage. » Dans 60% des cas, les affaires sont remportées par les investisseurs. « Les États ne gagnent jamais, ils évitent de perdre, car même en cas de victoire, les frais de justice représentent entre 5 et 6 millions d’euros », précise le chargé de plaidoyer. Le tout, payé par les impôts des contribuables.

Mettre fin à cette justice parallèle

Ce système peut également être utilisé comme une menace. C’est ce qui s’est produit avec la loi Hulot sur les hydrocarbures, qui devait à l’origine programmer l’abandon de l’extraction des hydrocarbures. « Plusieurs courriers ont été envoyés par des lobbies au Conseil d’État et au Conseil constitutionnel pour dénoncer la loi », détaille Juliette Renaud, chargée de campagne régulation des multinationales aux Amis de la Terre. « L’un vient de l’entreprise canadienne Vermilion, qui a de nombreux sites d’extraction. Elle menace de poursuivre la France en vertu de l’ISDS si la loi est entérinée, car elle nuirait à ses profits. Suite à ces pressions, nous avons constaté que le texte de loi avait profondément changé. Dans les documents des lobbies, nous avons retrouvé les mêmes arguments que ceux des tribunaux d’arbitrage : défense de la liberté d’entreprendre, propriété privée... Le Conseil constitutionnel s’est finalement plié aux exigences de l’entreprise et la loi a été transformée. »

Face à cette justice parallèle, des citoyens et des organisations se mobilisent. La campagne « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales », dont font partie le CCFD-Terre solidaire et les Amis de la Terre, réunit près de 600.000 signatures. Supprimer l’ISDS, les États européens auront l’occasion de débattre à Vienne du 14 au 20 octobre. Les membres de l’Union européenne doivent se réunir pour réfléchir sur ce système d’arbitrage et répondre aux contestations. « Mais ce que l’UE propose, c’est de supprimer une des clauses les plus scandaleuses, celle qui instaure que les arbitrages puissent être rendus par des avocats d’affaires, pour les remplacer par des juges, tempête Swann Bommier. L’ISDS serait seulement modifiée à la marge. Les multinationales pourraient donc toujours attaquer les États. » Hasard du calendrier, au même moment, réunie à Genève, l’Onu entamera une nouvelle session de négociation pour un traité contraignant sur les multinationales et les droits humains. « Cette semaine est un bon révélateur du dilemme dans lequel se trouvent nos gouvernements », résume Swan Bommier. « Est-ce-que ce sont les multinationales ou les citoyens qui ont le pouvoir ? »

source : La Vie

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