Commerce mondial. Ceta, accords de libre-échange : le monde paysan oublié ?

L’Humanité | 22 octobre 2019

Commerce mondial. Ceta, accords de libre-échange : le monde paysan oublié ?

par Jérôme Skalski

De nombreuses voix se font entendre pour s’opposer à l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada.
Avec les contributions de Francky Chatignoux Vice-président du Modef, éleveur dans la Creuse, Nicolas Girod Porte-parole national de la Confédération paysanne et Samuel Vandaele Président des Jeunes Agriculteurs

Un couteau planté dans le dos des éleveurs !


Francky Chatignoux
Vice-président du Modef, éleveur dans la Creuse

La situation de l’agriculture étant déjà moribonde, voilà que le parlement vote le Ceta, ce traité de libre-échange qui va entraîner la mise à mal de l’élevage français sous prétexte d’enjeux économiques importants.

L’accord porte notamment sur 90 000 tonnes de viande bovine en provenance du Canada, alors que nous, éleveurs, avons du mal à écouler notre production et qu’elle n’est pas payée au juste prix. Les services du ministère de l’Agriculture estiment que 80 % des éleveurs bovins auraient un revenu avant impôt négatif sans aides publiques, le chiffre reste à 17 % après aides.

Sachant que les conditions de production canadiennes sont différentes des nôtres, nous nous rebellons contre ce traité qui engendre élevage en feedlots (parcs d’engraissement industriels – NDLR), utilisation d’OGM dans l’alimentation, d’hormones de croissance, modèle industriel avec des fermes-usines…

L’impact sur le marché intérieur sera d’autant plus important que cet accord de libre-échange ne porte pas sur des carcasses entières, mais uniquement sur des tonnages d’aloyau, pièce de bœuf noble à forte valeur ajoutée. Depuis des décennies, les éleveurs français s’acharnent à produire de la viande de bonne qualité, avec des contraintes de bien-être animal, d’alimentation et de santé contrôlées. Nous savons que les conditions de production canadiennes ne répondent pas aux mêmes critères que les nôtres. Nous ne pouvons accepter de produire des viandes irréprochables pour qu’elles soient valorisées en viande hachée à un prix misérable.

Demain, dans les meilleurs restaurants, nous mangerons de la viande d’importation produite dans des conditions médiocres, alors que nos produits haut de gamme seront bradés pour s’aligner aux prix du marché.

Nos dirigeants se cachent derrière le fait que des critères de qualité ont été mis en place et que le Canada doit labelliser des fermes « aptes » à l’exportation. Pour le moment, seulement 30 000 tonnes de viande de bœuf correspondent aux critères imposés par l’Europe dans le Ceta, mais comment osent-ils penser que les Canadiens n’ont pas la capacité de s’adapter pour honorer le contrat dans sa globalité ?

Les enjeux économiques et industriels valent-ils la mort de nos éleveurs ? Les consommateurs sont-ils prêts à manger de la viande non contrôlée ? Est-on d’accord pour fragiliser notre souveraineté alimentaire ?

Le Ceta, comme tous les accords de libre-échange, doit nous interroger sur ces questions : notre société est-elle d’accord pour que notre souveraineté alimentaire soit, pour partie, dans les mains de pays tiers ? Pouvons-nous fragiliser nos filières de proximité et de qualité à l’heure de la question climatique ?

Toutes les études montrent que les élevages basés sur un système herbe sont une solution face au changement climatique. Nos filières de qualité doivent donc être renforcées pour que l’agriculture soit une solution et non un problème face au changement climatique.

Quoi qu’il en soit, le Ceta prépare l’arrivée d’autres accords : le Tafta avec les États-Unis, ou le Mercosur avec les pays d’Amérique du Sud, qui, eux, inonderont le marché européen de produits bas de gamme. En contrepartie, on fait miroiter aux éleveurs français de nouveaux marchés comme la Turquie ou la Chine. Mais à quelles conditions ? Personne ne le sait.

Arrêtons ce massacre économique et écologique, et sortons de ces accords les produits alimentaires. On ne peut pas troquer notre souveraineté alimentaire et notre éthique contre des voitures ou des avions.

Aidons nos paysans à maintenir une production de qualité pour ne pas être dépendant des marchés mondiaux dont on connaît l’instabilité et la voracité.
Nous sommes en première ligne


Nicolas Girod
Porte-parole national de la Confédération paysanne

Avec le Mercosur et le Ceta, et alors que la mobilisation pour le climat s’amplifie, la prise de conscience de la nocivité des accords de libre-échange grandit dans l’opinion publique. Le collectif Stop Tafta, créé au moment des luttes victorieuses contre l’OMC, a réuni plus de 70 organisations pour signer un courrier commun d’adresse aux député.e.s leur demandant de s’opposer à la ratification du Ceta. Si le passage du texte au Sénat a été reporté sine die, la mobilisation est toujours d’actualité.

Si le caractère climaticide de ces accords apparaît aujourd’hui au grand jour, ils constituent aussi une menace pour notre souveraineté alimentaire et pour le monde agricole.

Car l’objectif du Ceta est avant tout d’augmenter les flux commerciaux. Avec comme première arme dévastatrice, la disparation des droits de douane. Leur suppression quasi totale va engendrer une guerre des prix à l’échelle mondiale. Les accords de libre-échange ont pour effet de tirer les prix des producteurs vers le bas, que ce soit pour gagner des parts de marché à l’export ou sous l’effet d’importations déloyales à bas prix. Cette mise en concurrence des paysan.ne.s du monde, cette course aux prix les plus bas pour les denrées alimentaires sont mortifères.

Même à normes similaires, ces accords de libre-échange ont toujours pour effet la spécialisation des territoires et la disparition des paysan.ne.s de nos campagnes au profit de fermes-usines.

Comme si cela ne suffisait pas, cette course aux prix les plus bas s’accompagne d’une pression pour des normes sociales, sanitaires et environnementales de plus en plus faibles, remettant en cause nos choix – droits sociaux, OGM, hormones, farines animales…

Un Ceta mortifère aussi, parce qu’il va déséquilibrer économiquement de nombreux secteurs agricoles, comme celui de la viande bovine, et sera, à terme, destructeur pour tous les circuits, directement ou indirectement. Le secteur de la viande bovine est déjà en crise. Une crise qui n’a pas été résolue par la loi Egalim. Or, avec le Ceta, le gouvernement propose d’accentuer encore la mise en concurrence des producteurs. Donc, d’aggraver la crise.

À la Confédération paysanne, nous martelons que nous n’avons pas besoin de ces importations déloyales. Au contraire, il faut relocaliser et soutenir une production et un engraissement à l’échelle des territoires. Combattre cet accord et proposer une PAC qui relocalise et soutient le développement de l’agriculture paysanne sur nos territoires est une nécessité urgente.

De la même façon, aller s’attaquer au secteur laitier canadien, c’est remettre en cause un système de contingentement des volumes qui leur permet d’être moins soumis aux aléas d’un marché mondialisé. Nous revendiquons une régulation des volumes au niveau européen. Il est donc parfaitement incohérent pour nous d’aller détruire ce système au Canada.

S’agissant du Ceta, nous n’y voyons en définitive aucun impact positif, à l’instar des accords « offensifs » avec le Vietnam et l’Afrique de l’Ouest. Ne faisons pas au Vietnam ce que nous ne voulons pas que le Ceta nous fasse ; ne faisons pas à l’Afrique ce que nous ne voulons pas que le Mercosur nous fasse.

Mortifère enfin, car le Ceta empêche toute politique publique de fixation de prix rémunérateurs, de régulation des marchés et de relocalisation du système alimentaire. Il est aussi un frein au développement d’une agriculture paysanne pour des campagnes vivantes.

Le Ceta doit être vu comme l’outil mondialisé et antidémocratique de l’industrialisation de l’agriculture et de la mise en concurrence des paysan.ne.s et des territoires sur tous les plans.
Une responsabilité de chacun


Samuel Vandaele
Président des Jeunes Agriculteurs

Il est possible que l’opposition des agriculteurs au Ceta ne soit pas toujours bien comprise : le sentiment d’une profonde injustice dû à une complète incohérence.

Un tel accord n’est en effet pas cohérent, ni avec les discours de nos responsables politiques, ni avec la loi Egalim adoptée en 2018, prônant une montée en gamme des produits agricoles et alimentaires et une consommation locale, rémunératrice pour les producteurs et respectueuse de l’environnement.

Ce traité est un énième coup dur car il provoque une déstabilisation des filières françaises, avec l’importation, à droits de douane nuls, de contingents élevés de viande en Europe, mais aussi de sucre et d’éthanol.

Le Ceta apporte bien les fondements d’une fracture sociale du fait d’une non-compatibilité avec les demandes des consommateurs sur un plan qualitatif mais aussi parce qu’il met en concurrence des modèles agricoles opposés. D’un côté, un modèle agricole de type familial, que nous défendons, avec une moyenne en France de 60 bovins par exploitation ; de l’autre, le modèle des feedlots, où 60 % comportent plus de 10 000 bovins. Les réglementations en matière de bien-être animal, de traçabilité et de respect de l’environnement sont elles aussi très différentes : le Canada autorise les OGM, l’engraissement aux antibiotiques activateurs de croissance et 46 substances actives strictement interdites en Europe.

Ce traité reviendrait à proposer aux consommateurs européens des produits en deçà de nos standards. Ni le Ceta, ni la réglementation européenne, ni les règles de l’OMC ne permettent à l’Europe d’empêcher les importations de produits ne correspondant pas à nos normes et ne faisant l’objet d’aucune traçabilité individuelle, comme c’est le cas des viandes canadiennes. Le Ceta est donc contraire à l’article 44 de la loi Egalim qui interdit de vendre des produits ne respectant pas nos règles de production. De plus, il ouvre la porte à la signature d’autres accords destructeurs pour nos filières et pour l’environnement, comme l’accord UE-Mercosur qui traite de volumes similaires.

L’Union européenne doit rester un acteur majeur des échanges internationaux, car elle a aussi un rôle central à jouer afin de contribuer à l’équilibre alimentaire mondial, mais pas à n’importe quelle condition. Les agriculteurs sont attachés à la préservation d’un tissu économique local fondé sur des exploitations de type familial, porteuses de valeur ajoutée sur les territoires et respectueuses de la santé et de l’environnement.

Jeunes Agriculteurs a un message clair à faire passer : si on continue à dévaloriser notre métier sur un plan médiatique, économique et politique, nous perdrons nos paysans. Alors que la moitié d’entre eux partiront à la retraite d’ici à dix ans, il est pourtant prioritaire de les préserver. D’abord sur un plan environnemental, car perdre notre souveraineté alimentaire signifie vivre d’importations, coûteuses en émissions de carbone. Cette perte d’autonomie peut aussi avoir des répercussions sur un plan géopolitique par une plus forte dépendance aux autres pays. Enfin, dans les domaines économique et sociologique, car les agriculteurs sont au fondement d’un maillage territorial qui permet le maintien des écoles, services publics et commerces.

Il est donc bien de la responsabilité de chacun de protéger l’agriculture et l’alimentation des Français en s’opposant à un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, et d’envoyer un meilleur signal aux agriculteurs.

source : L’Humanité

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