L’Europe veut recycler les vieilles recettes du libre-échange

L’Humanité | 2 juillet 2020

L’Europe veut recycler les vieilles recettes du libre-échange

par Thomas Lemahieu

Aiguillonnée par le patronat allemand, la chancelière Angela Merkel place au cœur de son semestre de présidence de l’Union européenne l’adoption des traités commerciaux bilatéraux avec le Mercosur, mais aussi avec le Mexique, l’Australie et d’autres. Le tout, sans réel contrôle démocratique…

Résilience, indépendance industrielle, souveraineté économique, nouvel élan du marché unique, investissements (re)localisés dans l’Union européenne (UE)… Face aux grands maux du Covid-19, Emmanuel Macron a, lors de la présentation du plan franco-allemand, le 18 mai dernier, prêté ses grands mots à Angela Merkel. Mais sur le commerce mondial et le libre-échange, l’axe le moins commenté jusqu’ici de la « relance » européenne, derrière les discours, ce sont les bonnes vieilles recettes de l’Allemagne qui continuent de s’imposer. Et, sans faire moufter la France, elles ne rompent pas avec le « monde d’avant », bien au contraire : elles restent potentiellement destructrices pour l’environnement, les services publics, les droits sociaux et les emplois… Attention, toutefois : il serait injuste de mettre sur le dos de la seule chancelière ce qui, au fond, s’inscrit précisément au cœur de la matrice de l’UE : dès les fonts baptismaux de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), elle a en quelque sorte été conçue par ses inspirateurs néolibéraux comme une zone de libre-échange et, au fil des décennies, elle a consolidé sa règle cardinale de la « concurrence libre et non faussée ». Cette portion de l’ADN européen éclate d’ailleurs au grand jour dans les discussions sur le Brexit : jusqu’ici, les Britanniques, chantres par excellence du libre-échange à l’échelle mondiale, mais empêtrés dans des négociations plus difficiles que prévu avec Donald Trump, s’affichent plus frileux que les représentants de Bruxelles sur un accord à grande échelle, privilégiant un filet minimal avec quelques déclinaisons sectorielles plus poussées pour les banques de la City en particulier.

Une solidarité très relative

Au centre du programme de travail de sa présidence de l’UE, qui s’est ouverte le 1er juillet, synthétisée dans une note du « trio » qui vaut également pour les deux pays qui lui succéderont en 2021 – le Portugal et la Slovénie –, l’Allemagne place, en plus des échanges sur le Brexit qui tournent donc largement autour du maintien de la libre circulation des capitaux, des services et des marchandises avec le Royaume-Uni, une série d’objectifs ambitieux en matière de libre-échange. « Les politiques commerciales constituent un élément critique de la réponse politique et économique globale à la crise », déclare-t-elle. Sous la conduite de Merkel, les Européens ne se font guère d’illusions sur la possibilité de rouvrir des négociations avec Trump. « Le partenariat transatlantique et les relations de l’UE avec les États-Unis seront l’une des fixations majeures du trio, en coopération avec la Commission, dans le but de s’appuyer plus encore sur une relation équilibrée et mutuellement bénéfique », écrivent-ils.

Alors que, même si elle doit changer de tête dirigeante à la fin de l’été, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a perdu, sans doute pour longtemps, sa force propulsive sous la pression citoyenne depuis la fin des années 1990 et aussi, bien sûr, du fait, plus récent, de la multiplication des mesures protectionnistes dans de nombreux États, l’UE mise tout, du coup, sur des accords bilatéraux avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Thaïlande. À un horizon plus lointain, elle veut également avancer ses pions en vue de traités de libre-échange avec la Chine et l’Inde. L’Allemagne, en particulier, entend obtenir d’ici à la fin de l’année l’approbation par les Vingt-Sept des deux derniers accords commerciaux, l’un avec les quatre pays fondateurs du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay), et l’autre avec le Mexique. Elle ne s’étend pas sur le sujet, mais elle attend également la ratification finale par les États membres de l’UE de l’accord sur les investissements avec la place forte financière de Singapour.

Pour l’Allemagne qui doit une bonne partie de sa solidité économique à sa balance commerciale excédentaire grâce à ses exportations de biens industriels, comme les voitures et les machines-outils notamment, l’enjeu d’une relance du libre-échange est absolument crucial – de quoi relativiser la soudaine « solidarité » mise en avant avec le plan de relance bâti sur des emprunts communs à l’échelle de l’UE (lire en page 2). Selon le Kiel Institute for the World Economy, un think tank allemand, le pays dirigé par Angela Merkel doit s’attendre à une chute de ses exportations de plus de 12,5 % en 2020. Interrogé la semaine dernière par le Financial Times, son président, Gabriel Felbermayr, s’alarme de la situation : « La croissance allemande entre 2010 et 2019 a été largement due au commerce extérieur, mais vous ne verrez plus ça dans les prochaines années. Les pays mettent en place des barrières commerciales, ils encouragent la relocalisation en subventionnant les entreprises qui voudraient se réinstaller sur leurs marchés d’origine. La Chine et les États-Unis se séparent radicalement. Et tout cela nuit vraiment à l’Allemagne. »

Au niveau de l’UE, Business Europe, le lobby des organisations patronales européennes, insiste, en particulier, sur l’accord commercial avec le Mercosur, ciblé par une ample mobilisation des ONG et des associations (lire notre entretien ci-contre). Après que, lundi dernier, devant les participants à la convention citoyenne pour le climat, Emmanuel Macron a prétendu contre l’évidence que la négociation du traité avec les quatre pays latino-américains avait été « stoppée net », Pierre Gattaz, ex-patron des patrons français désormais à Bruxelles, appelle Angela Merkel à « ne pas rater cette opportunité de premier arrivé, premier servi » qui permettrait, selon lui, de « doper la croissance économique en ces temps incertains ». La confédération patronale allemande (BDI) va plus loin et encourage, elle, à la conclusion de traités de libre-échange tous azimuts, tandis que ses relais locaux poussent même à une réouverture des discussions entre l’UE et les Philippines, arrêtées en février 2017 pour cause de « préoccupations » sur les droits humains…

Comme le soulignent le centre de recherche bruxellois Corporate Europe Observatory (CEO) et l’ONG allemande LobbyControl dans un rapport conjoint publié il y a dix jours pointant la collusion permanente entre Berlin et ses grandes entreprises, « les prises de décision du gouvernement allemand sur les affaires intérieures et européennes sont fortement déterminés par la recherche d’un maintien de ses excédents commerciaux basés sur les exportations ». Un des obstacles sur cette route réside encore et toujours dans le contrôle démocratique des traités de libre-échange. Et, alors que plusieurs Parlements nationaux (Autriche et Pays-Bas) ou régionaux ont déjà, comme dans la phase de ratification, toujours inachevée, de l’accord commercial entre l’UE et le Canada (Ceta), voté contre certains de ces accords – cela a été le cas pour le Mercosur en Autriche, aux Pays-Bas et dans la région wallonne (Belgique) –, les patrons allemands du BDI s’ingénient à retirer aux États leur droit d’opposition, en conseillant de sortir des textes tous les éléments qui, comme les tribunaux d’arbitrage (lire ci-dessous), restent dans les compétences des États membres, pour les placer dans des annexes séparées… Coprésidente du groupe de la Gauche unitaire européenne (GUE-NGL), l’eurodéputée insoumise Manon Aubry appelle à une bifurcation d’une tout autre nature : « La relocalisation s’impose démocratiquement et écologiquement, écrit-elle sur les réseaux sociaux. Dans toute l’Europe, le vieux modèle du libre-échange prend des claques vertes et populaires. Macron, Merkel et les dirigeants européens doivent enterrer l’accord avec le Mercosur ! »

source : L’Humanité

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