« Les risques d’incompatibilité avec les engagements commerciaux de l’Europe vont compliquer l’élaboration de la future taxe carbone »

Le Monde | 23 avril 2021

« Les risques d’incompatibilité avec les engagements commerciaux de l’Europe vont compliquer l’élaboration de la future taxe carbone »

par Sabrina Robert-Cuendet, professeure de droit international et européen à l’université du Mans.

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, mesure-phare du Pacte vert pour l’Europe, sera présenté par la Commission européenne le 21 juin. Ce projet, qui a déjà reçu le soutien des députés européens dans une résolution le 10 mars, ne pourra voir le jour qu’à la condition d’être compatible avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les autres obligations internationales de l’Union européenne.
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L’OMC administre une série de traités multilatéraux qui visent à garantir le libre jeu du marché et le démantèlement des entraves commerciales de toute nature. Or, ces traités reposent sur une logique purement mercantile où le facteur environnemental ne peut être déterminant dans la définition des règles du jeu commercial. Les accords de l’OMC ne permettent pas d’appréhender l’empreinte carbone des marchandises comme un critère de différenciation acceptable pour autoriser la taxation des produits les plus polluants. Ils ne considèrent pas l’avantage compétitif indu dont bénéficient les producteurs qui profitent de réglementations environnementales laxistes comme une mesure de dumping qui devrait être compensée par une taxe à l’importation.

Des accords « nouvelle génération » qui interrogent

De manière générale, ils appréhendent avec suspicion une mesure environnementale adoptée unilatéralement : la négociation avec les partenaires commerciaux vaut toujours mieux qu’une action isolée, peut-être écologiquement plus efficace mais économiquement moins acceptable. Autrement dit, quelle que soit la forme que prendra la mesure européenne – une restriction tarifaire aux frontières ou l’inclusion de certaines marchandises étrangères dans le marché européen de quotas d’émission de gaz à effet de serre, par exemple – le chemin pour adopter une mesure conforme au droit international du libre-échange est étroit.

Que l’OMC puisse constituer un obstacle à l’adoption du mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières n’est pas surprenant : son instrument juridique principal, l’Accord général sur le commerce des marchandises (GATT) date de 1947, une époque où les enjeux climatiques étaient bien loin des préoccupations des Etats.

En revanche, ce qui interroge davantage, c’est que les règles du commerce international auxquelles pourrait se heurter la future taxe carbone ont été purement et simplement reproduites dans les accords de libre-échange dits de « nouvelle génération » que l’Union européenne a récemment conclus avec le Canada, le Japon, Singapour ou encore le Vietnam. Aucun de ces traités ne prévoit en effet de véritable clause de sauvegarde climatique qui permettrait de faire primer une mesure de mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat sur la logique du libre-échange. Et pourtant, au moment où ils ont été négociés, l’ambition affichée était déjà de permettre une meilleure conciliation entre commerce et protection de l’environnement.

Paradoxe de la politique européenne

Concrètement, les risques d’incompatibilité avec les engagements commerciaux de l’Europe vont compliquer considérablement le processus d’élaboration de la future taxe carbone. Des discussions ont déjà cours à Genève avec de nombreux Etats qui s’inquiètent des risques de discrimination ou de restriction commerciale déguisée qui pourraient découler de la mesure. Si l’Union européenne n’en tient pas compte, les désaccords avec ses partenaires commerciaux pourraient aller jusqu’à un contentieux devant le juge de l’OMC.

Plus fondamentalement, les difficultés qui entourent l’adoption de la taxe carbone reflètent un paradoxe de la politique européenne : alors que l’Europe entend endosser un rôle de leadership dans la lutte contre le réchauffement climatique, elle reproduit dans ses relations commerciales extérieures un modèle de libre-échange qui ne peut pas s’adapter aux enjeux environnementaux d’aujourd’hui. Est-ce la marque d’un manque d’ambition de la part de l’Union européenne ? Ou bien d’un déficit de pouvoir de négociation avec ses partenaires commerciaux, qui l’empêcherait de faire prévaloir un nouveau paradigme où le commerce serait mis au service de la protection de l’environnement et du climat ? Ou encore une incapacité structurelle à parler d’une voix unie pour concevoir des politiques publiques cohérentes ?

La réponse ne relève pas uniquement de facteurs juridiques. La façon la plus simple de rendre la taxe carbone compatible avec le droit international du libre-échange serait… d’amender les accords de l’OMC. Cela n’a techniquement rien d’impossible. A Genève, l’Europe pourrait même être une force décisive de proposition en ce sens puisque le système commercial multilatéral a plus que jamais besoin d’être réformé, pour recouvrer un peu de légitimité et d’efficacité. Mais pour l’heure, rien de tel n’est annoncé ni dans l’agenda de l’OMC, ni dans celui de l’Union européenne.

source : Le Monde

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