Les limites du libre-échange

cath.ch | 15 juin 2022

Les limites du libre-échange

par Jean-Jacques Friboulet

En Suisse, il est très difficile de porter un jugement nuancé sur le libre-échange, la doctrine qui prône des transactions sur les marchandises sans aucune barrière entre les pays. L’industrie suisse gagne en effet beaucoup d’argent avec ses exportations qui sont nécessaires à son expansion. A leur tour ces exportations font rentrer des capitaux qui alimentent les banques et assurent la force du franc suisse. Je vais ici apporter quelques nuances à ce portrait très favorable en faisant un peu d’histoire et en sortant des frontières de notre pays.

La première nuance concerne les autres secteurs de l’économie: services et agriculture. En ce qui concerne les premiers, il est particulièrement aisé de les délocaliser. Le Covid 19 a vu l’explosion des services par internet. Or la position de la Suisse vers l’extérieur sur ce sujet est déficitaire. Voulons-nous importer tous les services privés qui peuvent s’éloigner de leur clientèle: commerces, services comptables et financiers par exemple? La réponse négative à cette question est évidente et pose une première limite au libre-échange.

En ce qui concerne l’agriculture, le libre-échange pose la question des conditions naturelles de production. Les paysans ont, dans notre pays, des fermes de taille moyenne et produisent dans des conditions naturelles difficiles. Leurs coûts sont donc plus élevés que ceux des pays voisins, sans parler des Etats-Unis ou du Canada. Les soumettre à un libre-échange intégral dans ces conditions serait un véritable arrêt de mort. Leur production a besoin d’être protégée, en particulier par des appellations d’origine. Le libre-échange agricole n’est pas viable car il entraîne une industrialisation de l’agriculture qui met en cause les équilibres naturels et la biodiversité déjà bien compromise.

Le libre-échange suscite deux problèmes supplémentaires qui n’ont pas été vus par les chantres d’une mondialisation sans limites. Le premier est celui de la souveraineté. Un pays a besoin de produire chez lui certains médicaments par exemple, sauf à mettre en danger la vie de ses habitants en cas de pénurie éventuelle. La presse a cité le cas du paracétamol ou les antibiotiques au moment de la pandémie de Covid 19. Mais d’autres biens sont essentiels pour la souveraineté, comme des biens alimentaires.

«Le commerce extérieur a toujours été une arme à disposition des puissants»

Il reste un dernier argument: la capacité politique qu’offre le libre-échange aux empires vis-à-vis de pays concurrents. Les empires s’en saisissent toujours comme moyen de pression ou de chantage sur des pays provisoirement dominés. Cela a été constaté au 19e siècle en Europe, où la Grande-Bretagne prônait le libre-échange pour assurer sa suprématie industrielle. Le Chancelier Bismarck a alors riposté en instaurant des droits de douane à l’entrée de l’Allemagne vers les années 1880.

La même stratégie s’est vérifiée pendant la Deuxième guerre mondiale de la part des Etats-Unis vis à vis de la Grande-Bretagne. Les premiers ont imposé à la seconde une clause de libre-échange comme condition de son aide pour financer la guerre. Une situation comparable existe aujourd’hui entre l’UE et la Russie. Le libre-échange est un argument essentiel de la Russie pour faire lever les sanctions économiques qui pèsent sur elle. A n’en pas douter, la Chine utiliserait la même arme si les pays occidentaux la menaçaient de représailles à la suite de ses menées impériales. Ces derniers ont trop besoin des fournitures chinoises pour envisager de mettre fin à ce régime. Ils sont en quelque sorte pris en otage.

Le commerce extérieur a toujours été une arme à disposition des puissants. Feindre de ne pas le voir dans le cas du libre-échange relève de la myopie historique. Le libre-échange est un outil de commerce positif pour l’industrie entre pays qui désirent la paix. Il ne l’est jamais quand il est instrumentalisé par des pouvoirs impérialistes et dominateurs.

source : cath.ch

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