Amérique latine : Quelle alternative régionale au néo-libéralisme ?

Al Bayane

Amérique latine : Quelle alternative régionale au néo-libéralisme ?

4/26/2007

Comme il est loin le temps où, sous la pression de Washington, l¹Organisation des États américains excluait Cuba socialiste du cercle des «démocraties» pour «incompatibilité avec le système inter-américain».

Ce sont plutôt les États-Unis qui paraissent isolés aujourd¹hui. Après des décennies de dictature militaire, puis de pillage néo-libéral, les peuples d¹Amérique latine se rebellent. Plusieurs gouvernements « virent à gauche » : Venezuela, Bolivie, Brésil, Uruguay, Chili, récemment Nicaragua et Équateur. En Argentine, l¹ultra-libéralisme a été stoppé par la révolte populaire. Au Mexique, au Pérou et au Salvador, la gauche a frôlé la victoire lors des élections, et pourrait l¹emporter dans un proche avenir. Même en Colombie, où l¹impérialisme tente (en vain) d¹écraser les guérillas, un front de forces progressistes se dessine. Un aspect moins connu, et pourtant aussi fondamental, de ces avancées de la gauche latino-américaine est l¹Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA, qui signifie « aube » en espagnol). Ce projet de régionalisation est mis en ¦uvre par les trois pays les plus radicaux du continent : Cuba, le Venezuela et la Bolivie. Ne serait-il pas utile, pour nous qui avons dit « non » à la constitutionnalisation du néo-libéralisme en Europe, sans toutefois trouver la force de contre-attaquer à gauche en articulant luttes sociales nationales et réflexion sur une régionalisation alternative, de tirer les leçons de ces évolutions de l¹Amérique latine ? Car les progressistes y sont parvenus, grâce à de fortes mobilisations populaires, non seulement à empêcher l¹entrée en vigueur de la Zone de Libre-Échange des Amériques (ALCA, projet de régionalisation sponsorisé par les États-Unis), mais encore et surtout à passer à l¹offensive, avec le lancement de l¹ALBA, alternative aux régionalisations conçues comme des courroies de transmission de la mondialisation néo-libérale.

L¹ALCA entendait établir entre les pays d¹Amérique ­à l¹exception de Cuba­ une zone de libre-échange, dont l¹objectif est de libéraliser la circulation des capitaux et des marchandises et fournir un cadre légal au pillage impérialiste du continent par les transnationales. Ce n¹était pas une initiative latino-américaine : elle a été conçue, dès 1990, par l¹administration états-unienne de G. Bush, et relancée par G. W. Bush au Sommet des Amériques de 2001. Visant officiellement à « promouvoir le développement social dans l¹équité », le but du traité a été cependant présenté plus prosaïquement au Congrès des États-Unis comme devant « garantir à nos entreprises le contrôle d¹un territoire allant du Pôle Nord à l¹Antarctique et y assurer un libre accès, sans obstacles ni difficultés, à nos produits, services, technologies et capitaux ». Complément du réseau de nouvelles bases militaires implantées sur le continent, l¹ALCA est le volet économique de la stratégie globale de réorganisation de l¹hégémonie des États-Unis sur le système mondial, où le contrôle de l¹hémisphère occidental est primordial. Elle cherche à étendre l¹Accord de Libre-Échange de l¹Amérique du Nord (ALENA, entre États-Unis, Canada et Mexique), en s¹inscrivant dans l¹esprit des plans d¹ajustement structurel du FMI et la discipline de l¹OMC. L¹intégration de l¹Amérique latine (19 % du PIB continental, contre 81 % pour les États-Unis et le Canada) au sein d¹un accord qui soumet les plus faibles à une logique ne fonctionnant qu¹au bénéfice des plus forts ne saurait constituer une solution à leur crise structurelle. L¹ALCA doit être considérée, et combattue, pour ce qu¹elle est : une attaque contre les droits des peuples à la démocratie, à la souveraineté et au développement.

Les négociations des avant-projets d¹accord, au cours desquelles G.W. Bush actionna une procédure d¹urgence (Fast Track) en 2002, ont brillé par leur manque de transparence : aucun peuple américain ­ni ses représentants au Parlement­ n¹a été informé, consulté ou appelé à se prononcer sur ce traité. L¹exercice de la souveraineté nationale, déjà mis à mal par le néo-libéralisme, se voit encore menacé, borné par la suprématie du traité. Tel est le cas du chapitre relatif aux investissements, réplique de l¹Accord multilatéral sur les Investissements (AMI) ; il ne se contente pas d¹octroyer des privilèges exorbitants aux propriétaires du capital, de protéger leur propriété intellectuelle et de leur livrer services publics et ressources naturelles ; il dénie à l¹État récipiendaire du capital étranger le droit de poser la moindre contrainte aux investisseurs ­ou aux spéculateurs. Les droits sociaux des travailleurs sont absents du texte de l¹ALCA, qui choisit de reproduire en son sein la dichotomie du système mondial capitaliste : les marchés sont intégrés dans toutes les dimensions, à l¹exception du travail. Les dangers de l¹ALCA ont entraîné la montée des oppositions et des résistances populaires, convergeant de tous les secteurs progressistes des sociétés civiles : partis politiques, syndicats ouvriers et paysans, mouvements sociaux, indigènes, féministes, écologistesŠ Les comités de lutte et les manifestations ont permis d¹informer, de mobiliser et d¹organiser les peuples de la région. Appuyés par cet élan, des États (Cuba et Venezuela) ont formulé des critiques radicales contre ce projet destructeur, tandis que d¹autres (au premier rang desquels le Brésil) ont renégocié le calendrier et retardé l¹échéance, en rappelant qu¹une autre intégration est possible. L¹estocade fut portée lors du IVe Sommet des Amériques de 2005 en Argentine par le refus des pays du Mercosur de signer l¹ALCA. De ce dernier, il ne demeure plus désormais que des brides : les traités de libre-échange bilatéraux avec les États-Unis, contre lesquels la lutte continue.

Sous l¹impulsion de Cuba et du Venezuela, la contre-attaque prit la forme de l¹ALBA, devenue « Alternative bolivarienne pour les Peuples de notre Amérique ». Fondamentalement, il s¹agit d¹une régionalisation destinée à renforcer l¹autonomie des peuples d¹Amérique latine et contribuer à la construction d¹un monde multipolaire. L¹ALBA a été lancée le 14 décembre 2004 à La Havane par les présidents Hugo Chávez Frías et Fidel Castro Ruz. L¹adhésion de la Bolivie, officialisée le 29 avril 2006 à La Havane par la signature de l¹accord par le président Evo Morales Ayma, élargit encore l¹alliance. Au-delà de la consolidation des relations entre les trois pays, l¹ALBA est porteuse de profondes transformations à l¹échelle du continent, en jetant les bases d¹une forme nouvelle d¹intégration, fondée non pas sur les valeurs capitalistes de profit et de pillage par les transnationales, mais sur celles de solidarité, de coopération et de complémentarité. La promotion d¹un développement placé au service des peuples, grâce à la diversification économique, à la conquête de la souveraineté alimentaire et à l¹essor des secteurs sociaux de santé et d¹éducation ­à partir des compétences cubaines notamment­, vise à améliorer les conditions de vie des plus pauvres et à construire une aire débarrassée de ses maux actuels (misère, malnutrition, analphabétisme, chômage), et implique nécessairement le dépassement du capitalisme. L¹une des innovations consiste en un fonds de compensation pour la convergence structurelle, dont le but est de traiter de manière préférentielle les pays pauvres en leur octroyant des aides pour financer des investissements et subventionner leurs productions orientées vers le marché national ou vers l¹exportation.

Ajouté à ceci, les négociations continuent d¹avancer pour intégrer en une seule entreprise continentalisée, PétroAmérica, les activités des compagnies pétrolières publiques de la région, tout particulièrement PDVSA (Venezuela), Cupet (Cuba), YPFB (Bolivie), Petrobras (Brésil), ENARSA (Argentine), PetroEcuador (Équateur) et PetroTrin (Trinidad et Tobago). Une telle évolution permettrait à ces pays de peser plus efficacement dans les négociations énergétiques internationales, mais aussi de définir des stratégies alternatives de renouvellement des sources d¹énergie et de préservation de l¹environnement. Dans le domaine des médias, le lancement de Telesur, chaîne de télévision par satellite créée le 24 juillet 2005 et associant le Venezuela, l¹Argentine, l¹Uruguay et Cuba, permet de rompre le monopole états-unien et de donner accès à des informations alternatives. Un autre projet important pour l¹avenir du continent est celui de la « Banque du Sud », devant fonctionner d¹une façon différente de la logique des banques capitalistes, mais aussi de réduire la dette, notamment par rachat de dettes entre pays du Sud. La voie est ouverte pour la constitution d¹un bloc régional susceptible de faire contrepoids à l¹hégémonie états-unienne, tout en faisant respecter les droits des peuples latino-américains à décider souverainement et à rester maîtres de leur devenir collectif. Cette intégration, conçue dans l¹esprit de Bolivar comme dans celui de Martí (« la patrie, c¹est l¹humanité »), respecte en effet la souveraineté et le droit à l¹auto-détermination de chaque État-nation signataire. Comment ne pas la concevoir dans ces conditions comme l¹un des vecteurs de la transition au socialisme du XXIe siècle ?

Rémy HERRERA Chercheur au CNRS

source : Al Bayane

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