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« Dans le monde du libre-échange, une frite industrielle qui parcourt 10 000 kilomètres a plus de valeur qu’une pomme de terre locale »

Photo: momentcaptured1 / flickr / CC BY 2.0

Le Monde | 1 mars 2024

« Dans le monde du libre-échange, une frite industrielle qui parcourt 10 000 kilomètres a plus de valeur qu’une pomme de terre locale »

par Maxime Combes

Il est heureux que la mobilisation du monde agricole ait rouvert le dossier des effets des accords de libre-échange. Il n’y a là rien de surprenant tant la libéralisation et l’internationalisation progressives des marchés agricoles transforment le secteur : les échanges internationaux de produits agroalimentaires ont progressé de presque 7 % par an en termes réels entre 2001 et 2019, selon l’OCDE. La mondialisation agricole et alimentaire a progressé plus vite que l’économie mondiale.

Il est néanmoins frappant de constater que seuls les effets de ces accords sur le monde agricole français et européen ont obtenu un certain écho médiatique, générant un message à sens unique : il faudrait protéger l’agriculture européenne de la concurrence déloyale des agricultures non européennes. Comme si l’accord sur l’agriculture de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’entrée dans l’OMC de pays majeurs (telles la Chine en 2001 et la Russie en 2012) et l’accumulation des accords bilatéraux et régionaux entrés en vigueur ces trente dernières années avaient épargné les mondes agricoles des pays tiers, notamment ceux des pays du Sud. Comme si les exportations agricoles européennes n’avaient pas de conséquences sur les marchés agricoles des pays avec lesquels la France et l’UE commercent.

Il n’en est rien. Bien au contraire. L’expérience de l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique entré en vigueur en 1994 l’illustre remarquablement : au bout de dix années de mise en œuvre, le Mexique avait perdu 2 millions d’emplois dans le secteur agricole, que les 700 000 créations d’emplois dans le secteur manufacturier n’ont pas compensés, d’après l’économiste Sandra Polaski. Pertes d’emplois auxquelles s’ajoute une perte de souveraineté alimentaire : le Mexique, pays dont sont originaires des centaines de variétés de maïs, est devenu de plus en plus dépendant des importations de maïs venant des Etats-Unis, qui atteignent désormais l’équivalent d’environ 60 % de sa production nationale.

Eviction des producteurs les moins compétitifs

Les accords de commerce que l’UE a négociés et les exportations européennes contribuent eux aussi à déstabiliser des filières alimentaires, fragilisant certaines formes d’agriculture vivrière et la sécurité alimentaire de plusieurs pays du Sud. L’exemple est documenté et archi connu mais mérite d’être répété : les exportations de découpes de volaille congelées, non consommées en Europe, vers les pays africains, à des prix bradés, ont déstabilisé de nombreux marchés avicoles, comme au Sénégal, laissant exsangues les systèmes productifs locaux. Au point que les besoins locaux sont désormais là aussi dépendants des importations et des fluctuations des marchés mondiaux.

Il en est de même pour les produits laitiers. La surproduction chronique de lait en Europe est notamment écoulée vers les marchés ouest-africains sous forme de poudre écrémée, réengraissée à l’huile de palme. Elle peut coûter jusqu’à 30 % moins cher que le lait local, comme l’a démontré Oxfam. Le Burkina Faso, le Nigeria et le Sénégal ont déjà vu leurs besoins en lait couverts par la production nationale diminuer respectivement de 79,9 % à 69,4 %, de 41,4 % à 20,8 % et de 32,9 % à 21,2 % entre 2000 et 2021, selon une étude de l’ONG GRET et du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement de 2023. Nul doute que les accords de commerce que l’UE a imposés au Ghana et à la Côte d’Ivoire d’un côté, et au Kenya de l’autre vont encore aggraver la situation dans les régions concernées.

La mise en concurrence de systèmes agricoles aux compétitivités totalement asymétriques quant aux prix, générée par l’accumulation des accords de libre-échange, n’a pas pour seul effet l’éviction des producteurs les moins compétitifs. Elle rend d’autant plus difficile la mise en œuvre de politiques visant à protéger les productions jugées vitales ou stratégiques et mises en danger par cette compétition internationale féroce. C’est l’expérience que la Colombie a faite à ses dépens dans la « guerre des frites ».

Processus d’internationalisation

Depuis la signature d’un accord commercial entre l’UE, la Colombie et ses voisins (Pérou et Equateur) en 2013, les frites surgelées bon marché belges, néerlandaises et allemandes déferlent en Colombie. Pour protéger la production locale de pommes de terre, Bogota a introduit une (petite) taxe douanière de 8 %. A la demande de l’industrie agroalimentaire européenne, Bruxelles a décidé de poursuivre la Colombie devant l’OMC et a gagné : la Colombie, dont sont originaires tant de variétés de pommes de terre, est sommée de supprimer cette « entrave au commerce » et, donc, d’aggraver sa dépendance aux importations en provenance de l’UE, quitte à voir ses producteurs locaux disparaître. Dans ce monde merveilleux du libre-échange, une frite industrielle réfrigérée qui parcourt 10 000 kilomètres a plus de valeur qu’une pomme de terre locale.

Ces exemples pourraient s’enchaîner sans fin. Ils illustrent un processus d’internationalisation et de mise en concurrence des systèmes agricoles qui conduit immanquablement à générer une pression à la baisse sur les prix et les normes d’un côté, et à mettre en danger les écosystèmes et le climat de l’autre. Immanquablement car les producteurs, pour survivre, sont conduits à devoir effectuer des économies d’échelle, intensifier démesurément les productions, accroître l’utilisation d’intrants (engrais et pesticides), mais aussi accepter un découplage entre la production et la commercialisation et un rallongement des filières.

Les gagnants étendent leurs parts de marché. Notamment l’agro-industrie, qui s’est taillé une part de lion en amont et à l’aval de la production. Les perdants fournissent l’exode rural et la pression démographique sur les centres urbains des pays du Sud – et demain l’émigration vers des pays plus riches. L’exemple du Mexique et de tant d’autres pays du Sud l’atteste : les paysans disparaissent, et avec eux les productions vivrières fondamentales et la souveraineté alimentaire de régions entières, poussant des milliers d’entre eux à migrer vers les Etats-Unis. Souvent pour produire les produits agricoles réexportés vers le Mexique.

Mesures miroirs

Ce n’est pourtant pas une fatalité. Les appels des agriculteurs européens à être protégés de la concurrence déloyale sont légitimes. Mais cela ne saurait justifier des mesures unilatérales qui viendraient aggraver la situation agricole des pays tiers. Quand on écoute la FNSEA et le gouvernement, cela donne le sentiment qu’ils souhaiteraient continuer à exporter les productions françaises les plus compétitives – souvent les plus nocives pour l’environnement et à l’origine des déstabilisations des marchés agricoles des pays du Sud – et protéger celles qui pâtissent de la concurrence internationale. C’est intenable.

Quelques mesures miroirs – par ailleurs quasiment impossibles à mettre en œuvre – n’y suffiront pas. C’est un réexamen en profondeur des politiques commerciales qui est nécessaire. Au mitan des années 2000, les mouvements paysans et plusieurs pays du Sud ont bloqué les projets de libéralisation complète des marchés agricoles de l’OMC. Il est temps de refermer cette parenthèse. Non pas celle du commerce international, qui va perdurer, mais celle du libre-échange qui détruit les régulations publiques et livre l’agriculture aux seules forces du marché et de l’agrobusiness.

C’est possible. Il ne s’agit rien d’autre que d’organiser ce commerce international par des régulations publiques qui garantissent la durabilité, l’équité et la sécurité alimentaire, dans un cadre de solidarité internationale : garantir la rémunération juste des agriculteurs, protéger les droits des consommateurs, réduire l’impact écologique et sanitaire de l’agriculture, voilà qui exige des régulations publiques fortes, ici et dans les pays tiers, que les accords de libre-échange empêchent le plus souvent. Ceux en cours de négociation doivent être abandonnés. Ceux en vigueur réexaminés à cette aune. Voilà la leçon qui devrait être tirée de la mobilisation agricole.

Maxime Combes est chargé des politiques commerciales à l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs, qui travaille sur les politiques de développement.


 source: Le Monde