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À Bruxelles, l’épidémie n’a pas encore mis à mal le dogme du libre-échange

Mediapart | 19 avril 2020

À Bruxelles, l’épidémie n’a pas encore mis à mal le dogme du libre-échange

Par Ludovic Lamant

Confinés, les fonctionnaires de la direction du commerce, au sein de la Commission européenne, continuent de négocier des traités de libre-échange au nom de l’UE. Comme si la pandémie n’avait pas tout changé.

Partout, l’irruption de la pandémie a relancé un débat sur les limites et les travers de la mondialisation. Les partisans de la démondialisation se font de nouveau entendre. Des philosophes de renom considèrent que la pandémie marque un point de non-retour, et disent adieu à l’« hyper-mondialisation » des dernières décennies. Des élus plaident pour déroger aux lois du commerce mondial, afin de relocaliser des entreprises pharmaceutiques stratégiques.

Pourtant, dans le quartier européen de Bruxelles, le débat n’a pas encore vraiment commencé. Il reste étouffé au sein de la « DG Trade », cette direction générale de la Commission européenne qui négocie des dizaines de traités de libre-échange avec le reste de la planète. « C’est le réflexe classique pour une institution : nous n’avons pas envie de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Cela limite l’autocritique », reconnaît, sous le sceau de l’anonymat, l’un des fonctionnaires de cette unité stratégique.
En réaction au Covid-19, des totems bruxellois ont été mis à mal, en quelques jours à peine. Le pacte de stabilité et sa règle des 3 % du déficit public ont été suspendus. Les règles sur les aides d’État aux entreprises ont été assouplies, dans la précipitation. Mais le débat sur les traités de libre-échange, lui, n’a pas encore commencé : trop sulfureux, semble-t-il, tant les traités de libre-échange font partie de l’ADN de l’Union.

Les ministres du commerce qui se sont parlé par vidéoconférence jeudi 16 avril n’ont même pas lancé le sujet, concentrés sur la gestion à court terme de la crise (comme l’approvisionnement en masques).

D’après nos informations, des fonctionnaires de la « DG Trade » ont même reçu la consigne de mettre les bouchées doubles, depuis leur confinement, dans discussions avec... la Nouvelle-Zélande (soit cinq millions d’habitants à l’autre bout de la planète). En interne, cet impératif semble dérisoire aux yeux de nombreux fonctionnaires, conscients des ordres de grandeur de la crise économique qui se profile.

En théorie, six accords de libre-échange sont toujours en cours de négociation (Australie, Birmanie, Chine, Indonésie, Nouvelle-Zélande, Philippines). À cela s’ajoutent les négociations commerciales avec Londres, pour l’après-Brexit : un dossier que connaît particulièrement bien la nouvelle cheffe de la « DG », l’Allemande Sabine Weyand, ex-adjointe de Michel Barnier dans les discussions avec Londres, de 2016 à 2019.

Il reste encore le spectre d’un accord avec les États- Unis de Donald Trump, réactivé par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, lors du sommet de Davos en janvier. Le 26 février dernier, l’Irlandais Phil Hogan, commissaire au commerce, jugeait qu’un « mini-accord » avec Washington semblait à portée de main.

Alors même que la pandémie s’accélérait, Hogan s’est entretenu avec son homologue américain, Robert Lighthizer, par vidéoconférence, les 16 et 24 mars derniers, pour faire le point sur les avancées des négociations. « La Commission mène ces discussions dans le respect intégral des mandats adoptés et s’engage à obtenir un résultat équilibré », assure à Mediapart un porte-parole de l’exécutif européen. Mais le mandat donné au printemps 2019 par les Européens à la Commission pour négocier cet accord (à l’époque, Paris s’y était opposé), est-il encore valable, pour la période de l’après-Covid-19 ?

Réponse de l’exécutif européen : une partie de ces efforts pour renforcer « la coopération réglementaire transatlantique » (c’est-à-dire ce projet de s’entendre sur des normes communes, dans l’UE et aux États- Unis, pour doper un peu plus les exportations) concerne des secteurs pertinents dans la lutte contre l’épidémie, comme les dispositifs médicaux, les médicaments et les vaccins. En clair, le libre-échange reste la clé pour combattre le Covid-19, comme pour relancer la machine.

Ancien commissaire au commerce (sous la précédente Commission Juncker), Phil Hogan reste en retrait dans la crise actuelle. Ses interventions sont rares, par exemple à l’issue d’un G20 des ministres du commerce, fin mars (où il plaide pour une réforme de l’Organisation mondiale du commerce...). Après le Brexit en 2016, puis la crise du CETA en 2017 – lorsque la Wallonie avait failli mettre à terre cet accord avec le Canada –, c’est pourtant une troisième secousse majeure qu’encaisse la « DG Trade ». « Dans le collège des vingt-huit commissaires, il y en a qui sont plus actifs que d’autres. Le ventre mou des commissaires est énorme, se désole un fonctionnaire européen. Combien d’entre eux ont dit quelque chose d’intelligent ces dernières semaines ? »

Ursula von der Leyen s’est d’abord pris les pieds dans le dossier des « corona-bonds », avant de monter au créneau pour formuler des excuses à l’Italie en raison du manque de solidarité de l’Europe. La commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, a lancé un débat sur la nationalisation d’entreprises européennes menacées d’un rachat par la Chine. Thierry Breton a durci – un peu – le ton sur la nécessaire relocalisation de certaines chaînes de production stratégiques en Europe. Quant au Néerlandais Frans Timmernans, il a plaidé pour que la relance à venir finance des projets liés au « Green Deal ». Et c’est à près tout.

Du côté du Parlement européen, la résolution adoptée vendredi, sur la gestion de la crise, n’a rien arrangé. Le texte ne dit rien de la question du libre-échange. « Un rendez-vous manqué » pour l’eurodéputé LFI Younous Omarjee, qui juge, comme tant d’autres élus à gauche, mais minoritaires dans l’hémicycle, que l’heure est venue d’une « remise en cause de toute la politique commerciale de l’UE ».

Il reste, dans ce contexte, que les appels à prolonger le chemin entr’ouvert par la Commission Juncker, pour tourner la page de la « naïveté commerciale » de l’Europe, en particulier vis-à-vis de la Chine, devraient se multiplier dans les mois à venir. On se souvient de certaines règles de réciprocité mises en place dans les règles des marchés publics, d’une nouvelle méthodologie – encore bien timide – pour mieux mesurer les investissements non européens (et le cas échéant, les bloquer), et d’autres instruments dits de « défense commerciale » pour se protéger, en théorie, du dumping chinois. Mais sur ces sujets ultrasensibles comme sur tant d’autres à Bruxelles, les futures avancées ne dépendent pas tant de la Commission ou du Parlement, que des États, et de l’un d’entre eux en particulier : l’Allemagne.


 source: Mediapart