L’assassinat des agriculteurs indiens par le « libre » échange
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L’assassinat des agriculteurs indiens par le « libre » échange
Devinder Sharma
Novembre 2007
« Si vous voulez transformer le monde en village global, il vous faudra supprimer tous les villages qui existent déjà » dit un refrain punjabi. Le processus qui vise à supprimer les villages existants — le lien vital des économies en développement — a déjà commencé. Alors que les agriculteurs disparaissent aux États-Unis, et l’UE qui suit rapidement le mouvement, c’est maintenant le tour des pays en développement. Il n’est donc pas étonnant que les économies en développement aient été confrontées à un assaut sans précédent et venant de toutes les directions. Après tout, il faut transformer le monde en village global. Le bouleversement social, économique et politique qui accompagne la rapide transformation des villages qu’il faut intégrer globalement, va déterminer l’avenir de l’Inde — avec 600.000 villages —, probablement le plus grand agrégat de villages au monde. L’Inde vit dans ses villages.
S’appuyant sur de sous-jacentes réalités économiques difficiles, et peut-être la plus avilissante et la plus dégradante de toutes les inégalités dans le monde, il s’agit de la façon dont on prend soin du bétail dans les pays riches au prix de plusieurs centaines de millions d’agriculteurs en Inde. Lorsque, pour la première fois, j’ai comparé la vie d’une vache occidentale à celle d’un agriculteur indien, je n’ai pas réalisé que cela allait heurter la sensibilité (pour le moins) de certains grands économistes et décideurs. L’UE fournit une subvention quotidienne de 2,7 dollars par vache, et le Japon offre trois fois plus, soit 9 dollars, alors que 77 pour cent de l’Inde survit avec moins de cinquante cents par jour. [1]
La voie vers la croissance et par cette croissance, vers la réduction d’inégalités absolues, est établie par la liberté économique. Pour l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la liberté signifie marché « libre », échanges et investissement « libres ». La liberté fournit en fait un accès mondial sans restriction au capital américain pour qu’il puisse faire ce qu’il veut, là où il veut et quand ça lui chante. La liberté signifie écraser la démocratie, usurper les ressources naturelles et piétiner les droits des personnes dans la plus grande partie du monde, afin de s’assurer que les riches restent riches.
La survie du monde des affaires dépend du succès du « libre » commerce et du « libre » investissement. Cette liberté-là n’a frappé nulle part plus durement que dans l’agriculture. Il est étrange de constater que depuis 1995 et au-delà — l’année qui vit la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) — les agriculteurs du monde entier sont tourmentés. Ils vivent dans l’incertitude de savoir ce que leurs confrères de l’autre côté des frontières nationales vont écouler à des prix artificiellement bas. Ces agriculteurs sont devenus les victimes des marchés « libres » qui déclenchent une libéralisation commerciale déloyale, en détruisant au passage les moyens de subsistance.
Le paradigme du libre échange a dressé très intelligemment les communautés agricoles d’un pays contre celles d’un autre. Les agriculteurs jamaïcains sont préoccupés par les importations à bas prix de produits laitiers en provenance du Royaume-Uni. ; Les agriculteurs philippins s’inquiètent des importations de riz à des prix dérisoires en provenance des États-Unis ; les agriculteurs indonésiens s’alarment aussi des prix du riz en provenance des États-Unis et du Viêt Nam ; les cultivateurs de pommes sont inquiets des importations de pommes moins chères venant de Chine ; et les agriculteurs indiens sont consternés par l’arrivée d’huile alimentaire à bas prix venant d’Indonésie, de Malaisie, du Brésil et d’Argentine, et du thé bon marché du Sri Lanka ; la liste est interminable.
Les revirements de l’autosuffisance alimentaire
Il y quarante ans, feu la première ministre indienne, Indira Ghandi, avait lancé un timbre-poste pour marquer une récolte de blé record de 17 millions de tonnes — un surplus de cinq millions de tonnes par rapport à la meilleure récolte enregistrée et un saut étonnant depuis la pénurie alimentaire de 1965-66 — qui allait poser les jalons de la « révolution verte ». Cette révolution allait apporter avec elle une ère d’autosuffisance alimentaire, et du fait de cette sécurité alimentaire acquise, inaugurer une véritable souveraineté nationale.
La saga de la révolution verte fait désormais partie de l’histoire. Ce qui a fait sortir le pays d’une perpétuelle existence « du bateau à la bouche » de la période de la post-indépendance est une combinaison de facteurs : une puissante volonté politique de faire que le pays ne dépende que de lui-même en terme d’alimentation, une communauté scientifique active, une série de programmes de mesures politiques protectrices et surtout, toute une communauté de vaillants agriculteurs.
Aujourd’hui, 60 ans après l’indépendance de l’Inde, un revirement total des politiques agricoles nationales ramène actuellement le pays aux jours anciens d’une existence « du bateau à la bouche". En sacrifiant l’agriculture sur l’autel de la libéralisation économique, le marché est la nouvelle mantra agricole. D’où la multiplication des importations de denrées agricoles, les années passant. Dans la période post-mondialisation, entre 1996-97 et 2003-04, les importations ont augmenté de 270% en volume et de 300% en valeur. [2] Pour une économie agraire, une telle importation alimentaire équivaut à importer du chômage.
L’Inde a importé 5,5 millions de tonnes de blé en 2006 et il est prévu qu’elle en importe cinq tonnes supplémentaires en 2007-08, dans ce qui semble être un effort d’intégration de l’agriculture indienne à l’économie globale. En l’absence de toute faute apparente de la part des agriculteurs, et sans aucun déficit de production, l’Inde est devenue le plus gros importateur mondial de blé. La décision d’importer du blé est absurde : le gouvernement permet aux entreprises agroindustrielles d’acheter du blé national à très bas prix (probablement le plus bas du monde), puis importe du blé étranger beaucoup plus cher. Le libre-échange et ses politiques d’accompagnement forcent donc le pays à entrer dans la dépendance.
Des importations de blé à une telle échelle font penser à la grande famine bengalaise de 1943, le pire désastre alimentaire jamais enregistré dans le monde. Il est estimé que quatre millions de personnes ont succombé à la faim et à la famine et ce, à un moment où il n’y avait pas de déficit dans la production alimentaire. Quelques 65 ans plus tard, conduite par les politiques de libre-échange mondial, l’Inde semble reprendre le même chemin. À un moment où il n’y a pas de déficit de production, le secteur privé stocke et empile la nourriture. Cette embarrassante histoire de blé va probablement bientôt se reproduire avec le riz.
Depuis le début de la libéralisation économique en 1991, une pléthore de nouvelles politiques d’industrialisation ont été dévoilées. Après avoir établi le cadre politique qui permet le contrôle privé sur les ressources communautaires — eau, biodiversité, forêts, semences, marchés agricoles, ressources minérales — les gouvernements successifs ont posé les fondations d’une « politique de sortie » pour les agriculteurs. Des initiatives qui promeuvent la privatisation des ressources naturelles, les prises de contrôle de terres agricoles, l’intégration de l’agriculture indienne à l’économie globale, et découragent les agriculteurs de continuer leur activité exacerbent encore davantage la crise — en essence, la marque du modèle néolibéral. En 2000, le gouvernement a introduit une politique visant à mettre en place des zones économiques spéciales (ZES) agissant comme une sorte d’espace extraterritorial en ce qui concerne les réglementations nationales, les tarifs et droits douane et les opérations commerciales. Le but est d’améliorer l’investissement national, d’attirer l’investissement direct à l’étranger (IDE) et de promouvoir la production destinée à l’exportation en tant que moteur de croissance économique. Au mois de juin 2007, plus de 500 ZES ont été proposées, nécessitant 41.700 hectares de terre, en grande partie des surfaces cultivées de première qualité. [3] [4]
Dans l’agriculture, l’IDE se profile aussi au nom de la technologie. L’Initiative indo-américaine pour la connaissance dans la recherche agricole, l’éducation et le marketing (Indo-US Knowledge Initiative in Agricultural Research, Education and Marketing) officiellement lancée par le président Bush à Hyderabad le 3 mars 2006, est, dans tous les sens pratiques, le lancement en douceur d’une seconde révolution verte. Elle est mise en place a priori, sans déterminer les raisons qui se cachent derrière cette terrible crise agraire. Deux des sociétés transnationales américaines qui siègent au conseil de direction de l’Initiative indo-américaine pour la connaissance, Monsanto et Wal-Mart, ont déjà fait savoir qu’elles ne sont pas intéressées par la recherche et le développement, mais par la vente de leurs produits.
Préparée dans l’objectif de transférer la technologie non désirée et dangereuse du génie génétique sur les plantes et les animaux qui ne trouve pas beaucoup de preneurs dans le monde, les États-Unis ont trouvé en l’Inde un dépotoir facile. Vus dans l’optique de l’agriculture contractuelle, l’agriculture industrielle, les ZES, l’IDE dans les denrées alimentaires et la vente agricole de détail, et la poussée vers l’agro-industrie, l’ensemble de la focalisation politique est clairement dirigé pour permettre un contrôle privé sur la chaîne alimentaire.
Armées de puissantes lois de propriété intellectuelle et de technologies dangereuses pour l’environnement, comme les cultures génétiquement modifiées, ces sociétés transnationales ont déjà lancé une offensive internationale pour s’emparer de l’agriculture mondiale. La chaîne alimentaire complète a doucement mais sûrement glissé aux mains de trois sortes de conglomérats mondiaux — Monsanto/Syngenta, pour les entreprises technologiques, Cargill/ADM, pour les négociants en alimentation et Wal-Mart/Tesco, pour la vente alimentaire de détail — selon la logique que l’agriculture de petite échelle est devenue un fardeau pour la nation et que plus tôt le pays se débarrassera de cette classe agricole, meilleure en sera sa croissance économique. Les règles du commerce et de l’investissement sont parfaitement adaptées pour renforcer le contrôle des sociétés transnationales sur la chaîne alimentaire.
Les réformes agricoles sont introduites au nom de l’augmentation de la production alimentaire et de la minimisation des risques économiques auxquels les agriculteurs sont confrontés. Mais elles détruisent la capacité de production des terres agricoles et poussent les agriculteurs à abandonner leur activité. Les réformes comprennent l’encouragement à l’agriculture contractuelle, le commerce de futures en denrées agricoles, l’affermage, la formation d’entreprises fonctionnant sur le principe du partage du terrain, l’acquisition directe des denrées agricoles par l’amendement de la loi sur les produits agricoles et la commission de marché (Agricultural Produce and Market Committee Act, APMC). À l’heure actuelle, 16 états ont amendé la loi APMC, certains intégralement, d’autres partiellement, et le gouvernement cherche à démanteler l’acquisition alimentaire et le système de distribution publique dans un futur proche. En amendant la loi APMC, il encourage le développement des liens aux marchés par le biais d’une variété d’instruments comprenant l’agriculture contractuelle et l’agriculture d’entreprise. Un tel système a déjà fait des ravages dans l’acquisition du blé forçant le pays à devenir le plus gros importateur mondial de blé. Il va conduire la majorité des agriculteurs à fermer boutique.
Les agriculteurs doivent être laissés à la merci des forces du marché, selon la mantra. Puisqu’ils sont des producteurs « inefficaces », il faut les remplacer par l’agro-industrie. Le monde aura bientôt, par conséquent, deux sortes de systèmes agricoles : les pays riches produiront les aliments de base pour une planète de plus de 6 milliards d’habitants, et les pays en développement cultiveront des cultures de rente, telles que la tomate, les fleurs coupées, les petits pois, le tournesol, les fraises et les légumes. Les dollars que les pays en développement gagneront en exportant ces cultures serviront au final à acheter des céréales auprès des pays développés. En réalité, nous voilà revenus à la période d’une existence « du bateau à la bouche ».
S’opposer à l’OMC
Avant même que l’OMC ne voie le jour, le 1er janvier 1995, les agriculteurs indiens étaient aux premières lignes de la campagne mondiale contre la formation de règles commerciales injustes, comme l’attestent les mobilisations contre le projet Dunkel. (Arthur Dunkel était le directeur de la commission des négociations commerciales du GATT.) Ce qui a essentiellement fait débuter les protestations contre l’entrée de grandes sociétés transnationales dans le secteur indien des semences (pour empêcher le contrôle des entreprises sur les semences par le biais de l’accord sur les droits de propriété intellectuelles liés au commerce, les ADPIC), s’est ensuite embrasé, et est devenu l’une des oppositions les plus importantes au paradigme du libre-échange.
Dès le début décembre 1992, le Karnataka Rajya Rayota Sangha, mené par feu le professeur M.D. Nanjudaswamy, a conduit les agriculteurs à prendre d’assaut les bureaux de Cargill dans l’état de Karnataka, et à se débarrasser de tous les documents et de toutes les semences qu’ils avaient pu trouver. Le pillage des bureaux des semences de Cargill a généré de fortes protestations de la part de l’ambassade américaine, mettant le premier ministre P V Narasimha Rao dans l’obligation de faire de plates excuses.
En mars 1993, plus de 50.000 agriculteurs organisèrent une manifestation massive contre le projet Dunkel, à New Delhi. Il est possible que peu d’agriculteurs manifestant aient compris toutes les complexités du projet Dunkel à l’époque, mais ils étaient suffisamment conscients du fait que ces propositions allaient leur être néfastes. Les leaders du « satyagrah des semences », selon le nom donné à ces troubles, mirent en garde le gouvernement contre toute mesure qui pourrait transférer le contrôle des semences aux sociétés transnationales.
Le mouvement contre l’agriculture à l’OMC a continué. Après les agriculteurs, les syndicats, les ONG et plusieurs autres groupes de la société civile sont descendus dans la rue. Peu à peu, les partis politiques ont compris les complexités et les enjeux impliqués dans les négociations en cours, ce qui a fait d’« OMC » un acronyme bientôt couramment utilisé. Le mouvement contre l’OMC s’est répandu dans tous le pays, et des partis politiques de tous bords s’y sont ralliés.
Les leaders de l’opposition ont accusé de façon répétée le gouvernement d’être insensible à l’opinion publique et de prendre des engagements sans en aviser le parlement. L’OMC est devenu l’une des questions de commerce international les plus contentieuses a attirer l’attention du pays. Graduellement, le feu émanant de la base a commencé à balayer le système politique. D’anciens premiers ministres, d’éminentes personnalités, des figures littéraires et plusieurs mouvements de masse sont ensuite venus soutenir de leur poids le mouvement national.
C’est essentiellement à cause de la tension générée dans le pays que la position de l’Inde à l’OMC s’est durcie au cours des années. Sachant que chaque mouvement au siège de l’OMC à Genève ou aux réunions ministérielles de l’OMC est surveillé, minutieusement scruté et analysé, les négociateurs indiens ont, pour l’instant, conservé les intérêts nationaux à l’esprit dans leur manière de négocier. Mais les années passant, la fatigue qui s’est insinuée parmi les organisations de masse donne aux négociateurs plus d’espace pour finalement céder du terrain. L’opposition contre l’OMC a également galvanisé de nouvelles manifestations contre les ZES, l’acquisition de terrains et l’IDE dans la vente alimentaire de détail. L’intensité de ces protestations a été telle que le gouvernement a dû introduire une nouvelle politique de réinsertion pour les personnes déplacées suite à des acquisitions de terres, et a constitué un groupe d’experts pour superviser la politique de distribution des terres.
Néanmoins, le chemin vers la libéralisation économique se poursuit. Après la suspension du cycle de négociations de Doha, à la mi-2006, New Delhi a subi des pressions pour abandonner sa position intransigeante. Pascal Lamy, le directeur de l’OMC, a fait des voyages répétés en Inde, saisissant toutes les opportunités de faire pression au nom des pays développés. Parfaitement au courant que la position « dure » de Kamal Nath n’est destinée qu’à la crédibilité des médias, Lamy a rendu très clair le fait que cet accord de Doha doit être atteint le plus rapidement possible. Plus important encore, New Delhi a fait un pas offensif vers la signature d’accords de libre-échange régionaux et bilatéraux (ALE).
Les ALE assassinent les agriculteurs
La libéralisation du commerce a déjà exposé les agriculteurs des pays en développement à une concurrence ruineuse, faisant chuter les prix, affaiblissant les salaires ruraux et exacerbant le chômage. Il y a une vingtaine d’années, alors que la Banque mondiale/FMI liait clairement le crédit aux politiques d’ajustement structurel à la diversification des cultures, la politique agricole commença à changer. Ce faisant, les pays en développement ont été forcés de démanteler leur aide publique à l’acquisition alimentaire, à supprimer le mécanisme de soutien aux prix agricoles, et à assouplir les lois plancher-plafond qui ont permis au secteur des affaires de pénétrer dans le domaine de l’agriculture. Le processus de transfert de la production des aliments de base et des denrées commerciales principales aux mains des pays riches et industrialisés a fini par obtenir une légitimité dans le cadre de l’OMC. La diversification des cultures est la nouvelle mantra agricole des pays en développement. En renforçant la place forte protégeant l’agriculture fortement subventionnée des pays développés, ceci promet un futur sombre aux pays en développement. Avec des produits agricoles à bas prix submergeant les pays en développement, le monde va bientôt être témoin d’un gigantesque déplacement environnemental : pas vers de grands barrages, ni vers de projets hydroélectriques, mais vers l’agriculture.
Contrairement à l’agriculture des pays de l’OCDE, l’agriculture indienne est diversifiée et fondée sur la richesse qu’offre la biodiversité. L’Inde cultive 260 cultures par an, alors que l’Europe et les États-Unis n’arrivent que difficilement à 30 cultures, parmi lesquelles 10 sont importantes commercialement. En Inde, chacune de ces 260 cultures sont liées aux moyens de subsistance de millions de personnes.
Pour un pays qui compte près du quart de la population mondiale des paysans, - près de 650 millions d’entre eux — l’agriculture durable est l’unique façon de fournir des moyens de subsistance viables. Tandis que le lien entre les suicides d’agriculteurs et l’impact d’importations subventionnées à prix dérisoire commence à être établi (le gouvernement admet que plus de 150.000 paysans ont été acculés au suicide entre 1997-2007, et ce chiffre augmente rapidement avec un suicide de paysan signalé chaque demi-heure), les raisons sont à trouver dans la diminution des prix des importations conduisant à des prix nationaux en baisse et à des revenus des agriculteurs grignotés.
La continuelle impasse dans laquelle se trouve l’OMC a donné à l’Inde l’élan pour réorienter sa politique commerciale des accords multilatéraux vers les accords bilatéraux. L’Inde commence à explorer la possibilité d’entrer dans des accords de partenariat économique globaux (APE) avec 16 pays de l’est asiatique, comprenant les 10 membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), la Chine, le Japon, la Corée, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’Inde a donné la priorité à des liens plus étroits avec ses voisins de l’est asiatique depuis 1992, le but sous-jacent étant que, puisque les pays développés ont formé des blocs commerciaux régionaux, l’Inde devrait bâtir, elle aussi, des partenariats similaires avec ses alliés régionaux naturels.
L’Inde recherche également des ALE transcontinentaux. Un accord commercial bilatéral avec l’UE est en cours et des pourparlers ont déjà commencé avec l’Afrique du Sud et le MERCOSUR (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay). L’Inde prépare aussi le début d’accords commerciaux préférentiels avec l’Union douanière d’Afrique australe (Afrique du Sud, Botswana, Namibie, Lesotho et Swaziland).
Les accords commerciaux bilatéraux de l’Inde 1. Accord de commerce et d’investissement Inde-UE |
Des accords bilatéraux ou ALE visent à éliminer les obstacles tarifaires au cours de la dizaine d’années qui vient, et également les barrières techniques à l’importation. Des garanties explicites ont été fournies sur le traitement réservé aux investisseurs étrangers et aux fournisseurs de service. Les barrières actuelles à la biotechnologie agricole sont actuellement en cours d’élimination. Des engagements spécifiques appartenant au droit national et des engagements envers des disciplines fortes et transparentes sur les marchés publics, sur les règles d’origine et sur l’exécution effective des lois nationales sur le travail et sur l’environnement, sont mis en place. En bref, le moindre obstacle à l’avancée des sociétés transnationales est éliminé.
Les paysans indiens continuent d’en payer le prix. Depuis près de sept ans maintenant, Kerala, dans le sud de l’Inde, est en proie à une crise agraire sans précédent. Les prix de la plupart des cultures de rente, y compris le caoutchouc, se sont effondrés, essentiellement à cause de la politique d’import-export résultant de la libéralisation économique et des conditions imposées puisque faisant partie des ALE : l’ALE Inde-Sri Lanka, l’ALE Inde-Thaïlande et l’accord de libre-échange d’Asie du Sud. Ceci se produit à un moment où plus de 80 pour cent des produits agricoles de Kerala est exportée.
En 2006, les tarifs douaniers à l’importation pour l’huile alimentaire ont été diminués par trois. Depuis lors, les prix du marché du coprah, de l’huile de coco et de la noix de coco fraîche ont radicalement chutés. En 2007, les tarifs douaniers à l’importation pour l’huile de palme raffinée ont été réduits de 67,5% à 57,5% et ceux de l’huile de palme brute sont passés de 60% à 50%. En conséquence, les agriculteurs n’obtiennent qu’une moyenne de 3,80 roupies pour une noix de coco fraîche. Sur le marché de gros, le prix du coprah est de 3.200 roupies par quintal (100 kilos) et pour l’huile de coco, il est de 4.750 roupies par quintal. [5] Pendant ce temps, les importations d’huile de coco sont passées de 7.291 tonnes en 2004-05 à 22.307 tonnes en 2005-06. Quatre millions de cultivateurs de noix de coco à Kerala sont défavorablement affectés par cette déferlante d’importations.
De même, l’élimination des subventions aux exportations du poivre et l’augmentation du nombre de jours (de 120 à 180) de stockage du poivre importé pour extraction des oléorésines est devenu autre menace pour les cultivateurs du poivre. Les importations de poivre sont passées de 2.186,3 tonnes en 1995-96 à 17.725,3 tonnes en 2004-05. Il n’est pas étonnant que deux districts de Kerala ayant un taux record de suicides produisent également de façon prédominante du poivre et du café.
Presque toutes les cultures de Kerala (le caoutchouc, le poivre, la cardamome, le gingembre, le curcuma, le café, le thé et la vanille) vont rencontrer une crise similaire à celle de la noix de coco. Comme le dit Thomas Varghese, la plus grande menace pesant sur les cultures de rentr de Kerala demeure l’ALE Inde-ASEAN, selon lequel l’Inde va devoir réduire radicalement ses tarifs douaniers sur l’huile alimentaire, le poivre, le thé et le café, devant les avoir réduits à zéro d’ici à 2018. [6]
Les pays de l’ASEAN exigent également l’inclusion de plus de produits agricoles à la liste tarif douanier-zéro. Ils n’ont pas accédé à l’offre de l’Inde de diminuer les tarifs douaniers sur les quatre denrées agricoles mentionnées ci-dessus de 50%, par phases, d’ici à 2022.
Mais Kerala n’est pas le seul état indien à avoir été affecté négativement par ces mesures. Au cours de la période 1990-2005, l’importation de peluche de coton a augmenté d’un taux de croissance moyen de plus de 75%. Les importations à bas prix ont déprimé les prix nationaux, rendant économiquement inviables les cultivateurs de coton. La majorité des suicides d’agriculteurs se sont produits parmi les cultivateurs de coton. Pendant ce temps, l’Inde est le plus gros producteur laitier du monde. L’élevage laitier indien est cependant caractérisé par des coopératives impliquant des millions d’hommes et de femmes. Pourtant, les importations ont enregistré une augmentation de 292% au cours de 2001 et de 2003. [7] D’un niveau proche de l’autosuffisance en 1994-95, l’Inde est également devenue le plus gros importateur du monde en huile alimentaire, avec des importations bon marché qui poussent là encore les agriculteurs nationaux à abandonner la culture d’oléagineux.
L’Inde est aussi le plus gros producteur mondial de légumes. Tandis que près de 40% des légumes produits pourrissent à cause de la mauvaise gestion après récolte, l’importation des légumes a presque doublé en seulement un an — passant de 92,8 millions de roupies en 2001-02 à 171 millions de roupies en 2002-03. [8] Les importations ont dépassé 2,7 millions de tonnes, d’une valeur de 480 millions de roupies, en 2003-04. Ironiquement, ce qui est importé — pois, pomme de terre, ail, noix de cajou, dattes, cornichons — sont des cultures pour lesquelles l’Inde a un surplus et un avantage comparatif. Tandis que les exportations indiennes sont refusées à cause de barrières non tarifaires, les importations de légumes continuent d’inonder le marché.
Avec les ALE combinés à l’OMC et aux programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale/FMI, conçus pour transformer les pays en développement en pays importateurs nets en alimentation, il est apparemment temps pour les paysans de changer de métier. Le Dr Ismael Serageldin, ancien vice-président de la Banque mondiale et ancien directeur du groupe consultatif sur la recherche agricole internationale, les financiers de la révolution verte, avait déjà émis des réserves, il y a quelques années, sur le fait que le chiffre estimé de personnes qui allaient migrer des zones rurales vers les zones urbaines en Inde d’ici à 2005 allait certainement être égal au double des populations combinées de la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne. Cela signifie que quelques 400 millions de personnes - des réfugiés agricoles - vont atteindre les villes dans huit ans. Jadis vénérés et respectés pour alimenter la nation, les héros de l’Inde sont aujourd’hui clairement abandonnés par elle.
Avec des villages désertés, c’est sûr, le monde deviendra un vrai village global.
Footnotes:
[1] Rapport de la commission nationale sur les entreprises du secteur non-organisé, 2007.
[2] Prakash, T.N : document présenté lors d’une consultation régionale sur l’ « agriculture de petite échelle dans une ère de mondialisation », Dhaka, Bangladesh, 17-18 jan. 2005.
[3] Economic growth without social justice: EU-India trade negotiations and their implications for social development and gender justice (2007); Christa Wichterich et al www.wide-network.org.
[4] Pour une analyse plus complète de la politique des ZES : The New Maharajas http://www.indiatogether.org/2006/dec/dsh-mahasez.htm.
[5] Thomas Varghese (2007) : Asean trade agreement will hurt Kerala farmers, http://www.indiatogether.org/2007/jul/agr-tradefarm.htm.
[6] Thomas Varghese (2007) : Asean trade agreement will hurt Kerala farmers, http://www.indiatogether.org/2007/jul/agr-tradefarm.htm.
[7] Calculées avec FAOSTAT.
[8] Mishra, S. 2003. Foreign fruits and vegetables imports at what cost, Hindustan Times, 1er juillet.