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Bruxelles, nid de lobbyistes

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Photo: Corporate Europe Observatory

Bruxelles, nid de lobbyistes

Interview de Lora Verheecke

par bilaterals.org

1 septembre 2021

Lora Verheecke est chercheuse, spécialiste du libre-échange et du lobbying. Elle a travaillé pour les ONG bruxelloises Corporate Europe Observatory et les Amis de la Terre Europe.

bilaterals.org : Comment est ce que tu décrirais une journée ordinaire d’un lobbyiste à Bruxelles ?

Lora Verheecke : Il y a deux versants au métier de lobbyiste. Le premier, c’est d’être toujours informé de ce qui se passe sur ses sujets. Par exemple, un lobbyiste pour Coca Cola doit connaître toutes les lois qui pourraient avoir un impact sur les intérêts et les profits de Coca Cola. Cela fait partie du métier donc il faut lire les journaux européens, comme Politico, tous les jours, s’informer auprès d’assistants parlementaires (les personnes qui aident au travail législatif des députés européens) et de personnes qui travaillent auprès des institutions, pour connaître l’état d’avancement de certaines lois. Un exemple concret. Imaginons une nouvelle directive sur le plastique. Le lobbyiste doit vérifier qui est en train d’écrire la loi, ce qui est inclus dans la loi et regarder si oui ou non il y aura un impact sur Coca Cola. C’est donc du suivi législatif.

Avec le second versant, on est plutôt dans l’attaque et l’intervention. Coca Cola appelle cela « fight back » (riposter, en français, ndlr). Si une loi se matérialise, et qu’elle va avoir un impact sur Coca Cola, le lobbyiste doit tout faire pour que, soit la loi ne voie pas le jour, soit qu’elle ne nuise pas la compagnie. Coca Cola peut alors financer des études qui concluraient qu’une telle loi pourrait, par exemple, faire perdre des emplois, ou une campagne de communication auprès de journalistes ou d’influenceurs pour expliquer en quoi cette loi est mauvaise. Le lobbyiste va se présenter à la Commission européenne ou d’autres institutions, telles que le Conseil ou le Parlement, pour argumenter contre cette loi. Toute une machine se met alors en route pour faire en sorte que la loi ne voit pas le jour.

Les lobbyistes ont-ils des stratégies plus proactives ? Par exemple, œuvrent-ils pour la mise en place de lois qui seraient dans les intérêts de la compagnie qu’ils représentent ?

C’est très rare qu’une entreprise demande une nouvelle réglementation. Par exemple, le message de BusinessEurope (le lobby des grandes entreprises en Europe), c’est d’arrêter de mettre en place de nouvelles lois. Il y a d’ailleurs un programme européen qui s’appelle « meilleure législation », et dont le but consiste à enlever une ancienne loi chaque fois qu’une nouvelle loi voit le jour. Après, lorsque je travaillais pour l’ONG Corporate Europe Observatory, on a vu un jour la loi sur le secret des affaires arriver sur l’agenda de la Commission, car les entreprises voulaient faire en sorte que leurs employés ne divulguent pas de secrets, principalement après ce qui s’était passé sur l’évasion fiscale. Mais cela reste du domaine de l’anecdotique.

Où travaillent physiquement les lobbyistes ?

Leurs bureaux se situent au quartier européen. C’est un quartier où se trouvent quasi exclusivement des bureaux, un peu comme à la City à Londres, et où la langue parlée est principalement l’anglais, et non le français ou le néerlandais [les langues officielles en Belgique, ndlr]. Les institutions européennes, comme la Commission, le Conseil et le Parlement européens, sont très proches. Les lobbyistes peuvent aussi aller prendre un café avec un journaliste ou manger avec telle personne. Les cafés et les restaurants proches des institutions sont de grands lieux de lobbying.

Sont-ils connus de tout le monde ?

Une petite anecdote pour illustrer cette question. Un jour, j’ai voulu parler avec Peter Chase, un ancien négociateur commercial américain, qui travaillait pour le gouvernement des Etats-Unis, et qui ensuite a travaillé pour le lobby des entreprises américaines pour aujourd’hui travailler pour le German Marshall Fund, un grand think tank. Il était assis au fond d’un café où tous les plus grands lobbyistes se rencontrent. Quand je suis entrée dans l’établissement, j’ai dû l’attendre une heure et demie à la porte car à chacun de ses pas, quelqu’un venait à sa rencontre pour lui parler. C’était donc évident qu’on était dans un lieu important de lobbying.

Ce n’est donc pas caché ?

Non, tout est fait assez ouvertement. Par exemple, le jeudi soir, sur la place du Luxembourg, en face du Parlement européen, beaucoup de lobbyistes et d’assistants parlementaires se retrouvent pour manger ensemble ou prendre un verre. Cette connivence s’est souvent déjà faite dans le cadre de leurs études. Beaucoup d’entre eux ont fait leurs études au Collège d’Europe, et se connaissaient déjà, ce qui facilite le transfert d’informations entre le privé et le public. Ces personnes habitent aussi souvent dans les mêmes quartiers, leurs enfants vont dans les mêmes écoles et ils se fréquentent en dehors du travail. Une fois, j’avais fait une demande d’accès à un document où un lobbyiste disait à une personne de la Commission : « suite à notre conversation de samedi au golf, pourrait-on se rencontrer pour discuter plus formellement ? » Il y a tout ce côté informel qui joue un rôle.

Cette connivence facilite aussi le mouvement du personnel entre le public et le privé ?

Oui, c’est hélas très courant. Je peux citer deux exemples très parlants. L’ancien Commissaire au budget, Günther Oettinger, a fini son mandat fin novembre 2019 mais avait déjà créé sa compagnie de lobbying en octobre 2019. Cela lui a été permis. Même chose avec l’ancien Commissaire au commerce, Phil Hogan, qui a dû démissionner, en août 2020, pour ne pas avoir suivi les règles sanitaires liées au Covid-19, a créé sa compagnie de lobbying et travaille maintenant pour de grandes entreprises, comme Vodafone. Tout cela est encore une fois autorisé. Un autre exemple avec AFME, le lobby des plus grandes banques mondiales, et l’Agence bancaire européenne, l’institution bancaire de l’Union européenne (UE). L’Agence avait pour directeur Adam Farkas qui a, du jour au lendemain, rejoint l’AFME. Et lorsque l’institution publique a voulu le remplacer, elle est allée chercher chez les banques son futur directeur et a proposé un homme qui travaillait pour AFME. Mais cette affaire ayant fait scandale, le Parlement européen s’en est saisi et a refusé sa nomination à la tête de l’Agence. Ces exemples montrent tout de même que le passage entre le public et le privé est trop fluide et trop peu règlementé, et que seul un gros scandale peut empêcher ces mouvements.

Sur le volet des accords de libre-échange, comment se passe le lobbying durant les négociations ?

On imagine souvent que le décideur politique est totalement à la botte du privé, et que les entreprises vont souffler, voire faire le travail du négociateur européen. En fait, cela ne se passe pas exactement comme ça. Pendant les négociations, de manière quotidienne, il y a peu d’influence des entreprises européennes, car le négociateur a déjà pour mandat d’ouvrir des marchés pour les produits et les services européens à l’étranger. La mission du négociateur européen est de défendre les intérêts des compagnies européennes. Le plus gros problème démocratique, selon moi, se trouve au moment de la décision de lancer des négociations. Par exemple, avec l’accord avec le Canada [le CETA, ndlr], une alliance des entreprises européo-canadiennes s’est créée, avec à sa tête, une personne très proche de José Barroso, le Président de la Commission à l’époque. Ces entreprises, principalement du secteur extractif au Canada, et des services en Europe, ont fait du lobbying pour que débutent des négociations. Les entreprises donnent donc le mandat, l’impulsion et font savoir aux négociateurs leurs besoins, et ces derniers seront chargés ensuite de traduire ces besoins dans l’accord de commerce.

Les entreprises sont donc moins influentes durant les négociations ?

Elles sont toujours présentes mais dans une moindre mesure. S’il n’y a pas de tensions politiques, de discordes ou de controverses, les entreprises sont là, soutiennent et donnent des informations aux négociateurs, mais elles ne vont pas être très proactives ou faire de déclarations publiques. En revanche, dès que des soucis politiques apparaissent, leur lobbying reprend. On le remarque aujourd’hui sur l’accord entre l’UE et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay). Les entreprises font de la communication, organisent des événements, et se rapprochent des décideurs politiques pour mettre de la pression et rappeler qu’elles veulent cet accord de commerce. Mais dans d’autres cas, comme par exemple les accords de l’UE avec le Vietnam et avec le Japon, vu qu’il n’y a pas eu de controverses, que les ONG n’en parlent pas et que le public n’est pas informé, elles n’ont pas besoin de faire beaucoup de lobbying.

Et, à ce stade, qu’en est-il du lobbying informel dont tu parlais plus tôt ?

Les rapports entre négociateurs et entreprises sont beaucoup plus institutionnalisés en fin de compte. Durant les négociations sur l’accord entre l’UE et les Etats-Unis (TTIP ou TAFTA), j’ai demandé beaucoup de documents officiels à la Commission et je me suis rendue compte que tous les trois mois, le négociateur en chef des services, par exemple, se rendait à une réunion avec le lobby européen des services, qui regroupe des compagnies comme Véolia, Orange, Barclays, BNP Paribas, etc., pour faire un rapport sur l’état des négociations. Et cela vaut pour n’importe quelle négociation. C’est déjà très fort symboliquement, car c’est le négociateur qui va dans les locaux du lobby, et pas l’inverse. Et cela se passe depuis des années, ce lobby ayant, en fait, été créé par Leon Brittan, un ancien Commissaire au commerce dans les années 90. Il y avait une volonté de la Commission européenne d’avoir des entreprises pouvant les aider sur les volets finances et services des accords de commerce. Et depuis, ils travaillent de manière très proche. Mais ce n’est plus vraiment du lobbying en fin de compte.

Et une fois que l’accord est mis en œuvre, est-ce que le lobbying continue, notamment dans le cadre de la coopération règlementaire ?

Avant tout, il est intéressant que dans le texte sur la coopération règlementaire dans l’accord entre l’UE et le Canada, et aussi sur ce qui avait été proposé dans l’accord avec les Etats-Unis, il y a de claires similitudes avec ce qui avait été écrit dans les positions de lobbies, surtout BusinessEurope. C’est presque du copier-coller. Ensuite, le dialogue qui est instauré dans le cadre de la coopération règlementaire correspond à la suite des négociations. On dit souvent des accords modernes qu’ils sont vivants. Donc d’une part, vous définissez ce qui va être libéralisé dans l’accord. Par exemple dans le cas du CETA, les exportations canadiennes d’uranium vers l’UE, et européennes de lait en poudre vers le Canada. Et d’autre part, l’accord stipule aussi que les parties vont continuer à parler, à négocier. Et dans le cadre de la coopération règlementaire, on peut avoir, par exemple, un négociateur européen qui va aller dire aux Canadiens qu’une nouvelle loi au Canada empêche certains investissements dans des maisons de retraite, et le négociateur canadien peut se plaindre de nouvelles lois européennes qui restreignent l’utilisation d’OGM. Mais c’est en fin de compte la continuation des négociations commerciales, avec les mêmes acteurs et la même connivence que j’évoquais plus tôt.

Qu’est ce qu’on peut faire pour lutter contre ce phénomène et le mettre plus en lumière ?

Pour lutter contre les lobbies, il faut créer un contre-pouvoir citoyen et donc s’organiser au niveau européen. Mais ce n’est pas évident car il y a peu d’intérêt et de connaissances de la politique européenne de la part des citoyens et citoyennes. On trouve aussi peu de médias européens par lesquels s’informer facilement, c’est à dire des médias ne sont pas en anglais, qui n’utilisent pas de langage technique, etc. Et enfin les associations européennes ne sont pas faciles d’accès pour les militants et militantes qui ne sont pas des spécialistes. Mais je ne suis pas défaitiste. Il faut continuer à informer. On se rend compte que de plus en plus de gens sont au courant du poids des lobbies et luttent contre leur influence. Il y a donc de l’espoir !


 source: bilaterals.org