bilaterals.org logo
bilaterals.org logo
   

Ce que fait vraiment le libre-échange, et pourquoi il faut s’en méfier

Mediapart | 10 février 2024

Ce que fait vraiment le libre-échange, et pourquoi il faut s’en méfier

par Romaric Godin

Dans les discussions récurrentes autour des différents accords de libre-échange et de la place de l’agriculture dans ces accords, un élément est souvent oublié : celui des fondements théoriques de cette politique de libéralisation des échanges. Or, rappeler ces bases permet de reprendre très différemment les débats actuels qui, souvent, manquent l’essentiel du sujet.

Au point de départ de la volonté de libéraliser le commerce se trouve la célèbre théorie formulée par l’économiste britannique David Ricardo en 1817, dans le chapitre 7 de ses Principes de l’économie politique et de l’imposition. Cette théorie des « avantages comparatifs » s’oppose à celle formulée trois décennies plus tôt par Adam Smith dans sa Richesse des nations (livre II, chapitre 5).

Pour Smith, le commerce international concerne l’excédent de production que la consommation nationale ne peut pas absorber. Ce surplus peut être vendu à l’étranger, et ce commerce n’a que des avantages : il encourage la productivité des activités concernées et permet de financer l’achat de ce que le pays ne produit pas.

Cette vision, résumée en anglais par l’expression vent for surplus (que l’on pourrait − mal − traduire par « ventilation de l’excédent »), suppose que le commerce n’est que le produit d’un excédent. La priorité est donc donnée aux besoins intérieurs. La théorie de Smith a toujours été considérée par les économistes du début du capitalisme comme une forme de « relique du mercantilisme », pour reprendre les termes de John Stuart Mill.

Adam Smith a en effet un pied dans le capitalisme et un pied dehors. Pendant longtemps, le commerce international a surtout été une activité destinée à se procurer ce qu’il manquait. S’il existait bien quelques sociétés dédiées à ce commerce, la plupart n’y voyaient qu’une contrainte de la production. Progressivement, la pensée mercantiliste a fait du commerce une fin en soi, mais inscrite dans une logique d’excédent. La partie de la production non destinée à la consommation locale devient l’instrument d’une politique de puissance en permettant d’accumuler l’or et l’argent nécessaires.

Cette pensée est encore celle de Smith. Elle possède des éléments capitalistes : ceux d’une production exclusivement tournée vers les marchés et le profit. Mais elle conserve des éléments précapitalistes encore très puissants : la fonction de l’accumulation est politique, et les besoins intérieurs restent la priorité de la production.

La spécialisation par le commerce

Avec le développement du capitalisme, la fonction de la production se modifie : elle vise d’abord à produire du profit. C’est la nouvelle définition des besoins sociaux. Dans ce cadre, le rôle du commerce international ne peut plus être seulement de gérer les excédents ou les déficits de production, il doit viser à maximiser les profits.

C’est dans cette optique que s’organise la théorie ricardienne, qui est la référence qui permet de soutenir le libre-échange jusqu’à nos jours. Rappelons rapidement cette théorie des avantages comparatifs. Ricardo imagine deux pays, le Portugal et l’Angleterre, produisant deux biens : le drap et le vin.

Sans commerce, l’Angleterre a besoin de 120 unités de travail pour produire en un an une quantité de vin équivalente en valeur à une quantité de draps dont la production nécessite 100 unités de travail. Pour la même valeur, le Portugal a besoin de 80 unités de travail pour produire le vin et de 90 pour produire le drap.

L’idée de Ricardo est de dire que le commerce entre les deux nations permet une spécialisation avantageuse pour les deux pays sur leurs secteurs les plus productifs. Quoique plus productif sur les deux produits, le Portugal aura ainsi intérêt à abandonner le drap au profit du vin, dont la productivité est meilleure.

La théorie ricardienne est une théorie de la spécialisation intérieure, ou de la meilleure allocation interne des ressources, par le commerce international.

Cette spécialisation lui permettra d’« économiser » de la force de travail et de financer les achats de drap anglais tout en augmentant le profit de l’industrie viticole. Dès lors, l’Angleterre, de son côté, n’aura plus aucun intérêt à produire du vin cher et pourra se concentrer sur la production de drap, dont la demande portugaise est assurée, et la rentabilité renforcée.

Pour l’économiste, le commerce international a une vertu fondamentale que ne permet pas le commerce national : celle d’échanger des biens ayant une valeur travail différente pour le même prix. « Ainsi, l’Angleterre donnerait le produit du travail de 100 hommes pour le produit du travail de 80. Un tel échange ne peut pas avoir lieu entre les individus d’un même pays », résume-t-il. Le résultat, c’est une production spécialisée plus rentable et des importations meilleur marché que la production abandonnée.

La théorie de Ricardo n’est donc pas une théorie des avantages absolus où le pays le plus productif ou le « moins cher » remporterait la mise. C’est une théorie de la spécialisation intérieure, ou de la meilleure allocation des ressources, par le commerce international. Le point important des avantages comparatifs, c’est que la comparaison ne se fait pas entre les pays qui s’engagent dans le commerce, mais entre les secteurs internes de ces pays.

Ce que défend Ricardo, c’est qu’au nom de l’efficacité économique, c’est-à-dire de la rentabilité globale (on dirait aujourd’hui de la « croissance »), il est nécessaire de sacrifier les activités les moins productives du pays. Et c’est là la fonction principale du commerce. La question est donc moins celle de la compétitivité entre les pays que celle de la compétitivité entre les secteurs.

La construction d’un mythe

La théorie de Ricardo a eu un impact considérable et assez rapide. Dans l’Angleterre des années 1830-1840, la grande question a ainsi été celle des Corn Laws, les lois sur le blé qui instauraient un tarif protecteur pour l’agriculture anglaise. C’est un des grands débats de l’histoire économique du capitalisme qui fait très fortement écho aux débats actuels.

À l’époque, l’Angleterre dispose d’une agriculture extrêmement productive. Dès la fin du Moyen Âge, les propriétaires terriens anglais ont cherché à réaliser des gains de productivité pour contrer le manque de main-d’œuvre et les salaires agricoles en hausse. Cette évolution a permis, avec la conquête coloniale et l’esclavage, de financer le développement industriel du pays.

Pour les milieux industriels anglais, l’agriculture devient un poids. Elle est certes plus productive que celle du continent, mais elle occupe encore trop de main-d’œuvre et de capitaux qui pourraient être mieux utilisés ailleurs. Un mouvement se met donc en place pour lever les protections sur les importations de blé.

L’idée est strictement ricardienne : l’agriculture sera soumise à la concurrence étrangère et aura besoin de capitaux pour gagner encore en productivité et rester compétitive. Mais l’industrie britannique étant beaucoup plus productive et rentable, c’est vers elle que les capitaux préféreront se tourner. L’agriculture sera alors sacrifiée au profit de l’industrie, qui verra sa domination mondiale et sa rentabilité renforcées par l’afflux de main-d’œuvre de la campagne et la baisse des salaires allant avec.

En 1846, le premier ministre Robert Peel décide d’abolir les Corn Laws, provoquant la disparition rapide de l’agriculture britannique. Le Royaume-Uni sera, jusqu’en 1931, le pays phare du libre-échange, attirant même dans cette logique la France, avec laquelle un traité de liberté du commerce est signé en 1860 et sera en vigueur jusqu’en 1898. L’industrie britannique en paiera d’ailleurs le prix fort : elle sera bientôt dépassée par celles de l’Allemagne et des États-Unis.

Cette victoire des défenseurs du libre-échange va assurer le formidable devenir de la théorie ricardienne. Cette dernière va même résister à l’abandon, par l’économie dominante, de la théorie de la valeur travail sur laquelle est fondée l’idée de Ricardo. Keynes lui-même voyait dans Ricardo l’économiste le plus « brillant » du passé, même si, dans les années 1930, le maître de Cambridge deviendra de plus en plus favorable au protectionnisme.

Dans les années 1950, la théorie ricardienne sera même remise au goût du jour, transformée en une équation mathématique avec le théorème dit de Heckscher-Ohlin-Samuelson, qui devait lui reconnaître quelques effets négatifs dans des cas précis. Un de ses auteurs, Paul Samuelson, Prix Nobel d’économie en 1970 et père de la synthèse entre néoclassiques et keynésiens, dira même un jour que la théorie de Ricardo était « à la fois la plus contre-intuitive et la plus vraie » de toutes les sciences humaines.

Les « avantages comparatifs » vont donc logiquement revenir en grâce dans les années 1970 et 1980, quand, face à la baisse de la rentabilité globale des économies occidentales, ces dernières ont cherché à se « débarrasser » de certaines activités, comme les capitalistes anglais avaient cherché à se débarrasser de l’agriculture.

La théorie ricardienne a donc présidé à la mondialisation, justifiant la délocalisation en dehors de l’Occident des industries les moins productives pour se concentrer, en théorie, sur les activités les plus rentables.

L’échec de la mondialisation

Il est donc important de saisir la logique du libre-échange : c’est la restructuration interne des économies nationales. Autrement dit, c’est le sacrifice conscient de certaines activités au nom de la compétitivité globale de l’économie. Tous les discours visant à « protéger » ces activités dans le cadre d’un traité de libre-échange sur le thème de la concurrence « déloyale » sont donc hypocrites. Le problème n’est pas la concurrence déloyale, mais bien plutôt la spécialisation intérieure.

C’est aussi de ce point de vue qu’il faut lire les effets de la mondialisation. La spécialisation des économies est censée améliorer la productivité et les profits, donc l’innovation et l’emploi par une montée en gamme générale. C’était l’idée dominante des années 1990, celle de la fameuse « économie de la connaissance » vantée par tous les rapports de l’époque et censée créer une nouvelle vague de croissance.

Mais c’est précisément ce qui n’a pas fonctionné. Si la première partie du théorème ricardien, celle de la spécialisation, est bien advenue, ce n’est pas le cas de la deuxième, celle de la productivité. La spécialisation a favorisé l’accumulation de capital, mais au prix d’un affaiblissement continu des gains de productivité.

En France, par exemple, l’économie s’est spécialisée autour de quelques secteurs (aéronautique, navires de croisière, agroalimentaire, luxe et finance), mais cette spécialisation n’a pas débouché sur un renforcement de l’outil productif, bien au contraire. Il a alors fallu déplacer les emplois des secteurs sacrifiés vers le secteur des services.

La conséquence a été non pas un renforcement mais un affaiblissement de la productivité. Pour dépasser ce paradoxe, il a fallu comprimer les salaires réels (comme l’a montré une étude récente de l’Institut de recherches économiques et sociales) et appauvrir l’État par des baisses d’impôts et des privatisations. Dans ces conditions, la situation économique et sociale n’a pu que se dégrader. Au point que, désormais, l’agriculture française apparaît comme trop peu productive au niveau de la zone euro et doit, à son tour, être engloutie par le Moloch du libre-échange.

Le sacrifice est d’autant plus délicat que, dans le cas français, il se double d’un deuxième effet lié à l’espace de libre-échange qu’est l’Union européenne : la spécialisation se fait à l’échelle des Vingt-Sept et accroît les déséquilibres internes.

Ce bilan pour les sociétés des pays « riches » n’est d’ailleurs pas isolé. Les États-Unis ou le Royaume-Uni ont connu le même sort, et même des pays restés industrialisés, comme l’Allemagne et l’Italie, ont subi les effets négatifs de la spécialisation. L’économiste d’origine turque Dani Rodrik avait, dès la fin des années 1990, mis en évidence les terribles effets sociaux du libre-échange généralisé et des spécialisations des économies occidentales.

Il n’y a rien d’étonnant, si l’on suit la logique ricardienne, à ce que son effet soit un creusement des inégalités internes, puisque l’enjeu de la libéralisation du commerce international est la spécialisation. C’est d’ailleurs ce qu’avait montré l’économiste Branko Milanović dans son livre Inégalités mondiales (traduit aux éditions de La Découverte en 2019) : les inégalités entre pays ont reculé, mais celles à l’intérieur des pays ont grandi et les classes populaires occidentales ont été les principales perdantes de la mondialisation. C’est ce que montrait sa fameuse « courbe de l’éléphant » sur l’évolution des revenus entre 1988 et 2008.

Malgré ces évidences, le libre-échange continue de faire de la résistance, particulièrement dans l’Union européenne et dans certains secteurs de la gauche où l’on vante encore les effets bénéfiques des accords commerciaux sur la croissance potentielle, la prospérité et la paix.

Les ressorts de cette résistance résident autant dans la théorie ricardienne, rarement remise en cause, que dans certaines certitudes, comme l’idée que le protectionnisme serait indissolublement lié à l’appauvrissement, au nationalisme et à la guerre. On trouve là aussi un autre élément clé de la doctrine du libre-échange, celui du « doux commerce » de Montesquieu qui viendrait se substituer à la guerre.

En réalité, le protectionnisme n’abolit pas le commerce, et la période qui précède la Première Guerre mondiale a été à la fois une période de protectionnisme, d’interdépendance croissante et… de montée vers la guerre.

Au reste, le libre-échange prôné par le Royaume-Uni de 1846 à 1931 correspond aussi à l’apogée de l’impérialisme britannique, alors que le protectionnisme états-unien de la même époque tend plutôt à soutenir une vision isolationniste de la jeune nation.

Faux débats, vrais enjeux

En réalité, libre-échange et protectionnisme semblent surtout être les deux faces d’une même réalité, celle des soubresauts de la production de valeur dans le capitalisme. Parfois, il est avantageux pour les capitalistes de défendre le libre-échange ; parfois, ils se font davantage les partisans du protectionnisme. Et c’est bien ce que le caractère simpliste de la théorie ricardienne ne peut saisir.

La mondialisation a débouché sur la mise en place de deux grandes puissances économiques, la Chine et les États-Unis, soucieuses de consolider et d’élargir des zones d’influence et des prés carrés. Dans ces conditions, le protectionnisme est redevenu une pratique acceptable.

À cela s’ajoute le conflit interne incessant entre les secteurs. Certains demandent de la protection pour éviter de disparaître, d’autres de l’ouverture pour profiter de la spécialisation. Ces lignes de front sont changeantes. Longtemps, le secteur agricole a défendu, dans une logique ricardienne, le libre-échange. Il en est à présent victime et demande des protections.

Chacun tente alors de tirer vers soi les citoyens en prétendant que l’intérêt du capital est le leur. Pour cela, on utilise souvent la séparation entre producteur et consommateur.

Ce débat ressemble beaucoup à celui sur la concurrence sur les marchés intérieurs. Régulièrement, on réclame plus de concurrence pour régler les maux de l’économie. Mais on oublie ses effets pervers, notamment sur l’emploi et les salaires, et on oublie aussi que ce sont les phases de concurrence qui produisent les phases de concentration.

Notre époque sort d’une longue période d’ouverture du commerce dont chacun peut mesurer les effets néfastes sur nos sociétés. Mais si le protectionnisme peut permettre de protéger des secteurs moins compétitifs ou menacés, il ne règle pas la question centrale, qui est bien celle de la finalité de la production et des moyens de répondre aux besoins sociaux.

Ni le libre-échange ni le protectionnisme ne sont réellement capables de répondre à ces défis. Le protectionnisme est d’abord un moyen de défendre un capital national assis sur une rente. Il n’est pas davantage social ni progressiste que le libre-échange et n’offre aucune garantie de meilleure redistribution des revenus.

Avant 1846, les défenseurs britanniques du libre-échange avaient beau jeu de fustiger le « pain cher » comme une conséquence des Corn Laws. Mais une fois ces dernières établies, ce sont les salaires qui ont été sous pression…

Dans son Discours sur la question du libre-échange, Karl Marx résumait de cette manière ce faux dilemme : l’ouvrier « verra que le capital devenu libre ne le rend pas moins esclave que le capital vexé par les douanes ». On pourrait sans doute aujourd’hui retourner la proposition pour conserver la même conclusion. Si le modèle ricardien semble ne plus devoir réellement répondre au fonctionnement d’un capitalisme essoufflé, le protectionnisme n’est pas en lui-même une solution.

Dès lors, il semble urgent de sortir de l’illusion de la possibilité d’« améliorer » le libre-échange, mais aussi de celle voulant « protéger » l’existant par les droits de douane. Sous la pression des conséquences de la mondialisation comme de celles de la crise, la priorité doit être à l’organisation de la production en réponse aux besoins. Sans doute faut-il revenir à une vision du commerce international guidée non pas par la rentabilité mais par cette exigence.


 source: Mediapart