«Climat et énergie: l’Etat belge est-il schizophrène?»
Le Soir | 2 décembre 2019
«Climat et énergie: l’Etat belge est-il schizophrène?»
Par Renaud Vivien, chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité – Vivre ensemble
Dans quelques jours débuteront les négociations sur le Traité sur la Charte de l’Energie qui lie la Belgique et l’UE, et qui est incompatible avec l’Accord de Paris sur le climat. Deux solutions s’offrent à notre pays : faire supprimer du Traité la protection des énergies fossiles et du nucléaire. Ou carrément se retirer au plus vite de cet accord…
La COP 25 s’est ouverte ce 2 décembre à Madrid. La Belgique et les autres pays de l’Union européenne y participent. Quelques jours plus tard, ces mêmes Etats se retrouveront à Bruxelles à partir du 10 décembre pour renégocier avec plus d’une vingtaine d’autres parties prenantes le Traité sur la Charte de l’énergie, un accord international de commerce et d’investissement qui protège les grands pollueurs. Ce traité, entré en vigueur en 1998, protège les investissements des entreprises privées dans les énergies fossiles (gaz, pétrole, charbon, uranium), garantissant l’émission de cinq fois plus de gaz à effet de serre que ne le permettrait le budget carbone européen s’il était respecté (1).
Des arbitrages à plus de 51 milliards !
Contrairement à l’Accord de Paris sur le climat, le non-respect de ce traité donne lieu à d’importances sanctions financières. Il confère le droit aux entreprises privées et aux actionnaires, dont une partie sont des fonds d’investissements spéculatifs, de poursuivre les pouvoirs publics directement devant des tribunaux d’arbitrage privés dès que ces derniers adoptent une réglementation qui va à l’encontre de leurs intérêts privés. Avec à la clé des centaines de millions – voire des milliards – d’euros de compensations engrangés, au détriment d’investissements publics cruciaux pour une transition écologique socialement juste. Au total, ce sont plus de 51,6 milliards d’euros qui ont déjà été payés sur le dos des contribuables à travers les 123 cas connus, faisant de ce traité l’instrument le plus utilisé par les investisseurs privés devant les tribunaux d’arbitrage. Et c’est sans compter les arrangements « à l’amiable » conclus entre les Etats et les entreprises pour éviter les condamnations (2).
La Suisse et l’Union poursuivies
Actuellement, trois multinationales ayant leur siège en Europe menacent de poursuivre les Pays-Bas devant un tribunal d’arbitrage si les députés hollandais votent une loi interdisant l’utilisation du charbon pour la production électrique. L’Union européenne, en tant qu’organisation liée par ce traité, est aussi visée par plusieurs plaintes. Dans l’une d’elles, elle est poursuivie par la filiale suisse du géant gazier russe Gazprom suite à un amendement de la directive européenne sur le gaz.
Tout bénéfice pour les entreprises et les avocats d’affaires
La marge d’action donnée par le Traité sur la charte de l’énergie au secteur privé pour remettre en cause des décisions politiques d’intérêt public est très importante d’autant que leurs arguments trouvent une oreille très attentive auprès des arbitres qui sont chargés de régler les différends. Ces derniers n’hésitent pas à interpréter de manière large les clauses d’« expropriation » ou de « traitement juste et équitable » inscrites dans le traité, au profit des entreprises. Ce qui n’est guère une surprise puisque les arbitres sont des avocats d’affaires qui peuvent conseiller une entreprise après avoir été arbitre dans un litige puis redevenir conseil. Ils ont un intérêt économique à ce que l’arbitrage prenne de l’ampleur. Vu qu’ils sont payés au dossier, contrairement aux juges ordinaires, et que seuls les investisseurs privés peuvent recourir à l’arbitrage, ils sont encouragés à trancher en leur faveur car cela favorise de nouveaux arbitrages et donc plus d’honoraires.
La Belgique sous le coup de poursuites ?
Le Traité sur la Charte de l’énergie fait peser directement sur la Belgique une épée de Damoclès. La sortie du nucléaire pourrait, par exemple, coûter cher. Soulignons que l’entreprise suédoise Vattenfall poursuit l’Allemagne sur base de ce traité, en lui réclamant 6,1 milliards d’euros au motif que les pouvoirs publics ont accéléré leur plan de sortie de nucléaire suite à la catastrophe de Fukushima au Japon. Des poursuites pourraient également être lancées contre la Belgique (3e pays d’Europe où l’électricité est la plus chère) si les autorités prenaient des mesures pour baisser le prix de l’électricité notamment pour les plus précaires, à l’instar de la Hongrie attaquée en 2015 par… Electrabel.
Le soutien aux énergies renouvelables affaibli
Supprimer, voire simplement réduire les subsides aux énergies fossiles pour les réorienter vers le soutien aux énergies renouvelables, comme s’engagent à le faire les gouvernements wallon et bruxellois dans leur déclaration de politique régionale, se heurte également au Traité sur la Charte de l’énergie. Ce dernier ne permet pas aux pouvoirs publics de favoriser un certain type d’énergies au motif que cela constituerait une « discrimination », un autre argument juridique qu’utilisent les entreprises devant les tribunaux d’arbitrage. Enfin, mettre le secteur de l’énergie sous contrôle public s’avère une mesure bien évidemment impossible sous le règne de ce traité.
Le danger : la refonte du traité pourrait être impossible
Face à l’incompatibilité manifeste entre le Traité sur la charte de l’énergie et les engagements climatiques pris par les pouvoirs publics, la refonte de ce traité afin d’en faire un outil au service d’une transition énergétique socialement juste est indispensable, à moins que celle-ci soit impossible. Ce qui est actuellement le cas puisque les négociations qui s’ouvrent à Bruxelles dans quelques jours ne prévoient même pas d’en finir avec la protection juridique des investissements réalisés dans les énergies fossiles et le nucléaire. Un autre problème de taille se pose puisque la règle de l’unanimité est requise pour toute modification du traité. Or, le Japon a déjà annoncé qu’il s’opposerait à toute modification du système d’arbitrage.
Une option : se retirer du traité
Les options sont donc limitées. Soit la Belgique, en concertation avec d’autres parties prenantes, conditionne sa participation aux négociations à l’ouverture de discussions pour supprimer la protection des énergies fossiles et du nucléaire ainsi que la clause d’arbitrage. Soit elle se retire au plus vite de ce traité, compte tenu de l’urgence climatique, en encourageant les autres Etats et l’UE à en faire de même.
(1) The Energy Charter Treaty (ECT). Assessing its geopolitical, climate and financial impacts, 2019.
(2) Un traité pour les gouverner tous, Corporate Europe Observatory (CEO) et Transnational Institute (TNI), 2018.