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La Zlecaf, un cheval de Troie néolibéral ?

Afrique XXI | 23 octobre 2024

La Zlecaf, un cheval de Troie néolibéral ?

par Aicha Fall

Officiellement lancée le 1er janvier 2021, la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) regroupe les 54 pays du continent, dont 48 ont déjà ratifié l’accord. Son objectif est de tripler le commerce intra-africain, actuellement limité à 15 % du commerce total, d’ici à 2030. Ce projet vise à redéfinir les relations économiques en Afrique tout en faisant de l’intégration régionale un levier essentiel pour une prospérité partagée.

Mais, bien qu’elle soit souvent présentée comme le couronnement du rêve panafricaniste promu notamment par Kwame Nkrumah au milieu du XXe siècle, la Zlecaf révèle une réalité moins idéaliste. En effet, elle s’inscrit dans une logique néolibérale prônant l’ouverture et la dérégulation des marchés - elle est d’ailleurs largement promue par des économistes orthodoxes et des institutions internationales - qui risque de renforcer les inégalités et de fragiliser les économies locales face aux pressions du capital international. Ainsi, sous son enveloppe « panafricaniste », la Zlecaf semble avant tout répondre aux injonctions du marché global.

Une lente mise en route

Le 21 mars 2018, à l’issue du sommet de l’Union africaine (UA) à Kigali, au Rwanda, 44 pays africains ont signé l’accord fondateur de la Zlecaf. Celui-ci promettait d’établir un marché unique pour les biens et services à travers le continent, en favorisant le commerce intra-africain et l’intégration économique régionale, et en réduisant les barrières tarifaires et non tarifaires. Un rapport de l’UA de 2024 table sur une augmentation de 53 % du commerce intra-africain grâce au projet. Cependant, les résultats concrets se font encore attendre car la mise en œuvre complète des accords prend du temps.

Selon l’économiste sénégalais Chériff Assane Sall, la Zlecaf est dans sa phase pilote :

“ Seuls quelques pays ont commencé à commercer entre eux dans le cadre du droit préférentiel de la Zlecaf grâce à l’Initiative de commerce guidé (GTI) lancée en octobre 2022. Il s’agit du Cameroun, de l’Égypte, du Ghana, du Kenya, de Maurice, du Rwanda, de la Tanzanie et de la Tunisie, et cela ne concerne que 96 produits identifiés, tels que les carreaux de céramique, le thé, le café, les produits de viande transformés, le sucre, les pâtes, les fruits secs.”

« Peu de pays ont réellement mené des transactions sous l’égide de la Zlecaf, ajoute le chercheur indépendant en économie et sciences sociales camerounais Martial Ze Belinga, et les estimations faites par la Banque mondiale, entre autres, montrent qu’il n’y aura d’effets notables que lorsque les baisses tarifaires seront effectives et massives, or cela prend beaucoup de temps. »

Selon ses promoteurs, la Zlecaf encouragera la diversification des économies africaines en réduisant leur dépendance à l’exploitation de leurs matières premières. Chériff Assane Sall estime que,

“l’Afrique a adhéré et ratifié plusieurs accords en sa défaveur. Aujourd’hui la Zlecaf sonne comme un bouclier et une porte de sortie pour qu’enfin le continent puisse bénéficier convenablement de la mondialisation. Un impact visible est que les relations commerciales entre les pays africains et le reste du monde vont croître moins que le commerce inter-africain, ce qui permettra in fine de réduire le déficit commercial en Afrique.”

Toutefois, l’accord révèle des contradictions qui mettent en lumière l’illusion d’une véritable unité économique continentale.

Le poids de l’héritage colonial

La coordination entre les 54 pays membres pose tout d’abord des défis institutionnels. La mise en œuvre uniforme des accords et des réglementations est complexe, sans parler du fait qu’ils ne disposent pas tous de la même monnaie. Le président du Comité de coordination de la Zlecaf, Wamkele Mene, souligne que « la coordination entre les pays, notamment au niveau réglementaire, nécessite des efforts considérables pour éviter des incohérences qui pourraient entraver la mise en œuvre efficace de l’accord », et générer les coûts supplémentaires de mise en conformité.

De plus, Martial Ze Belinga rappelle qu’« un accord commercial prend tous ses effets lorsque les pays ont des complémentarités économiques et industrielles, lorsque les économies ont déjà des capacités de transformation notamment. Or c’est ce qui fait défaut aux économies africaines prises globalement ». L’économiste parle d’une « colonialité économique, à quelques exceptions près ». En effet, l’héritage colonial qui se traduit par la production de matière première brute destinée à être transformée ailleurs continue de façonner les économies africaines. Les exemples ne manquent pas : le Sénégal avec la production d’arachide, la Côte d’Ivoire avec le cacao, le Nigeria avec le pétrole, le Ghana avec l’or ou encore le Kenya avec le thé et le café. En outre, certaines économies nationales sont en concurrence pour les mêmes produits de base. Par exemple, le Bénin, le Burkina Faso, le Mali et le Togo sont tous d’importants producteurs et exportateurs de coton.

À cela s’ajoute le fait que les économies les plus développées du continent, telles que l’Afrique du Sud, le Nigeria, l’Égypte ou encore l’Algérie, seront les principales bénéficiaires de cet accord en raison de leur puissance économique. L’Afrique du Sud, par exemple, tire parti de ses infrastructures avancées et de sa domination régionale dans des secteurs stratégiques comme l’agroalimentaire, l’énergie et l’industrie automobile (avec une production annuelle de 600 000 véhicules, ce qui le place en tête au niveau continental). Le Nigeria, avec ses quelque 218 millions d’habitants, bénéficie d’un marché intérieur robuste qui attire massivement les investissements étrangers, tandis que l’Égypte a capté 9,84 milliards de dollars d’IDE en 2023, d’après le rapport sur l’investissement dans le monde 2023 de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced).

Dindons de la farce

Les pays moins développés, avec des infrastructures limitées et des marchés intérieurs plus restreints, peinent à concurrencer ces puissances économiques régionales. Il n’est pas certain qu’il en soit autrement demain, même avec la levée des barrières douanières. La Zlecaf risque au contraire de renforcer les disparités existantes, menaçant de marginaliser davantage les économies les plus fragiles du continent. « La faible industrialisation de la grande partie des pays africains pourrait faire de ce projet un outil d’exploitation pour les plus industrialisés, tels que l’Afrique du Sud, le Maroc, l’Égypte, etc., estime l’économiste burkinabè Asrafil Kere. D’une part, les moins industrialisés se verront privés de recettes fiscales douanières, et leurs industries ne pouvant pas rivaliser avec les autres, cela pourrait d’autre part à conduire à leur fermeture. »

En effet, la mise en œuvre effective de l’accord implique une réduction, voire la suppression progressive des droits de douane sur les échanges intra-africains. Or ces droits représentent une part importante des recettes des États peu industrialisés. Souvent dépourvus de systèmes fiscaux robustes et de ressources humaines et techniques suffisantes, ils peinent à optimiser la collecte des impôts intérieurs, ce qui complique la compensation des pertes douanières.

Par ailleurs, les multinationales, dotées de ressources et d’un pouvoir de négociation supérieurs à ceux des petites entreprises locales, risquent d’accentuer les inégalités dans les échanges commerciaux intra-africains en favorisant des déséquilibres. Leur tendance à rapatrier les profits à l’étranger réduit également les bénéfices économiques pour les pays africains, contribuant ainsi aux fuites de capitaux. Un phénomène qui sera d’autant plus exacerbé si les politiques fiscales ne sont pas harmonisées entre les États membres, avec la mise en place de réformes pour imposer un cadre aux entreprises transnationales. En Afrique, l’évasion fiscale des multinationales représente pas moins de 52 milliards de dollars par an selon un rapport de la Cnuced publié en septembre 2020.

Aussi, en dominant certains secteurs, elles freinent la diversification économique et limitent la compétitivité des entreprises locales. La Zlecaf pourrait accentuer cette asymétrie. L’ouverture des marchés africains à ces multinationales dans un marché global expose davantage les pays membres à des risques de dumping social et à l’exploitation de failles réglementaires, ce qui pourrait aggraver les inégalités et les tensions sociales.

Un « APE bis » ?

Face à ces défis, l’Organisation mondiale des douanes (OMD), avec le soutien de l’Union européenne (UE), a élaboré un guide pratique pour aider les administrations douanières et les opérateurs économiques à appliquer les règles d’origine de la Zlecaf. L’UE a en outre créé l’EU-TAF, un fonds d’assistance technique dédié aux Communautés économiques régionales, aux Agences spécialisées de l’UA, aux États membres de l’UA et aux organisations continentales et régionales du secteur privé. Ce fonds soutient des activités telles que la mobilisation d’expertise technique, le renforcement des capacités et l’organisation d’ateliers et de réunions pour accélérer la mise en œuvre de la Zlecaf.

Dès lors, se pose le problème de la dépendance externe. L’implication de ces acteurs internationaux soulève des inquiétudes quant à l’influence de leurs agendas sur les besoins spécifiques du continent africain. Par exemple, les failles de l’Accord de partenariat économique (APE) entre l’UE et certains pays africains, souvent critiqué pour ses impacts négatifs sur les économies locales, pourraient se répéter avec la Zlecaf si les gouvernements africains ne parvenaient pas à défendre leurs intérêts face aux puissances économiques mondiales. « Il ne faudrait pas que la Zlecaf devienne un Nepad bis ou un APE bis », alerte Asrafil Kere.

L’une des ambitions de l’accord est de dynamiser les investissements directs étrangers en vue de favoriser le développement économique. Chériff Assane Sall pense qu’avec la mise en œuvre de la Zlecaf,

“une réorientation des produits échangés sera observée. Les importations des pays africains seront plus orientées vers les technologies de production, alors que les exportations porteront davantage sur des produits industrialisés avec plus de valeur ajoutée et de moins en moins sur des matières premières. Avec les règles d’origine, des entrées massives d’IDE sont potentiellement attendues.”

Cependant, cette croissance pourrait paradoxalement favoriser le commerce extérieur plutôt que le commerce intra-africain. Les IDE sont souvent concentrés dans des secteurs extractifs comme les mines et l’énergie, qui représentaient environ 55 % des IDE totaux en 2023, selon la Banque africaine de développement (BAD). Une part significative des produits issus de ces investissements est exportée vers des marchés non africains ; par exemple, environ 80 % des produits miniers sont exportés hors du continent, selon un rapport de la BAD datant de 2023. Il y a peu de chances que la Zlecaf ait un impact dans ce domaine.

En parallèle, le commerce intra-régional a atteint environ 15 % du total des échanges commerciaux du continent en 2023, comme indiqué dans un rapport de 2024 de la Banque africaine d’import-export (Afreximbank).

Un défi environnemental

Les défenseurs de l’accord estiment que sa mise en œuvre impulsera une augmentation significative des activités industrielles, ouvrant la voie à des opportunités économiques majeures. Pour de nombreux pays africains, le développement industriel est crucial afin de sortir de la pauvreté, réduire la dépendance vis-à-vis des exportations de matières premières et renforcer l’autonomie économique.

Cette dynamique poserait cependant un défi environnemental de taille. La croissance rapide des industries, souvent énergivores et polluantes, risque d’aggraver la dégradation des écosystèmes locaux, d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre et de compromettre la biodiversité. Face à ce dilemme, les États africains doivent concilier l’impératif de développement avec des politiques strictes de durabilité en investissant dans des technologies vertes et en favorisant des pratiques industrielles respectueuses de l’environnement, pour en limiter l’impact.

Selon Serge Éric Menye, consultant et essayiste camerounais, auteur de L’Afrique face au cynisme climatique (L’Harmattan, 2023), concilier les deux

“passe par le développement rapide des énergies renouvelables au service des industries mais aussi des transporteurs. Les financements dans ce sens restent accessibles. Et dans le transport, une autre solution serait d’attribuer les licences ou les droits de passage (et d’effectuer les contrôles) en privilégiant les transports à bas carbone, en contrôlant l’âge des véhicules et en favorisant les transports partagés et collectifs. Il y a aussi la traçabilité, et donc des registres accessibles où l’on peut voir l’origine des produits et leur note environnementale.”

Pour l’instant, ajoute le chercheur, « rien n’existe vraiment pour accompagner l’expansion industrielle du point de vue des émissions. Ça va sans doute suivre, mais, actuellement, les décideurs n’en font pas une priorité ».


 source: Afrique XXI