Libre-échange : et si le modèle de Ricardo était faux ?
Alternatives Economiques | 27 janvier 2024
Libre-échange : et si le modèle de Ricardo était faux ?
La colère des agriculteurs a plusieurs sources, dont le partage inéquitable de la valeur qu’ils et elles produisent, qui va pour une trop grande part aux industriels et à la (grande) distribution. Ce problème peut être résolu de manières très différentes, soit par plus de concurrence, soit par plus de normes, soit par une organisation en coopératives.
Mais ce qui m’importe ici, c’est qu’il s’agit là d’un classique rapport de forces, de partage de la valeur créée, avec des perdants et des gagnants, qui peut parfaitement, au moins sur le papier, être profondément modifié. Il n’y a aucun argument en théorie, ni dans la réalité, pour empêcher que la rémunération des agriculteurs augmente, à production donnée, et que celle des intermédiaires diminue.
A l’inverse, la source principale du malaise paysan, elle, ne peut être résolue : il s’agit de la contradiction entre le fait, d’une part, de leur imposer des normes sociales et écologiques élevées, tout en ouvrant totalement nos frontières à l’importation de produits venant de pays ne respectant pas ces normes.
Cette contradiction est importante à comprendre, puisque, au-delà de l’agriculture, elle concerne l’ensemble de l’économie, à commencer par l’industrie, qui a largement quitté notre contrée en raison précisément du libre-échange. Demain, et même dès aujourd’hui dans de plus en plus de métiers, la concurrence internationale concernera également les services. L’enjeu est donc majeur, total même.
Qu’est-ce que le libre-échange ?
On définit ici le libre-échange dans sa version la plus stricte, celle qui est utilisée dans les cours d’économie : les importations sont illimitées en quantité, et elles ne sont soumises à aucun droit de douane (dont je rappelle qu’ils sont un impôt, et donc une ressource fiscale pour le pays importateur). Seules des normes minimales, sanitaires par exemple, sont imposées aux produits importés, dont sont exclus aussi certains produits, comme la cocaïne ou les kalachnikofs par exemple.
Que l’on comprenne bien : dans ce cas, qui est le cas de l’économie française réellement existante, deux types de biens circulent alors légalement sur notre territoire. D’une part, des biens produits en France, où, par exemple, le travail des enfants est interdit. Et d’autre part des biens produits ailleurs, par exemple dans des pays où le travail forcé, le travail des enfants sont des réalités bien connues.
On le voit : le choix qui est offert au consommateur entre les produits made in France et les produits made in ailleurs qu’en France est déloyal. Les produits importés, non nécessairement identifiés comme tels, ont des coûts de production plus faibles. Ils peuvent donc être vendus moins cher, et c’est bien sûr ce que vous et moi constatons tous les jours. Les conséquences sont évidentes : les entreprises gauloises vendent moins, donc produisent moins, cessent d’embaucher, voire licencient, et vont même jusqu’à faire faillite.
Le libre-échange profite-t-il à la France ?
Regardons ce tableau depuis notre bureau de ministre de l’économie, à Bercy. D’un côté, les bas prix des produits importés soutiennent le pouvoir d’achat des habitants de France, et notamment des plus pauvres d’entre eux. Chouette ! De l’autre, les pertes en termes d’emplois sont considérables. Pertes qui alimentent les déficits sociaux - moins de salaires versés, c’est moins de cotisations sociales qui rentrent dans les caisses de la Sécu ; plus de chômage, c’est plus d’allocations à verser - et publics - moins d’entreprises, c’est moins d’impôt sur les sociétés versé à l’Etat ; plus de chômage, c’est moins d’impôt sur le revenu payé à Bercy.
Toute la question est donc de comparer les avantages aux pertes dues au libre-échange. Dans le cas de la France de 2024, le constat est unanime : le libre-échange, s’il évite en effet un appauvrissement total du quart le plus pauvre de la population en lui permettant d’acheter pas cher des tas de trucs, a été néfaste à l’économie française, notamment en provoquant l’effondrement de son industrie, qui mine la classe moyenne, tire vers le bas ses revenus, alimente une peur tout à fait rationnelle du lendemain. D’où, sur le plan politique, le rejet des partis de gouvernement qui ont précisément mis en place et revendiqué le libre-échange, y compris contre la volonté populaire (référendum européen de 2005), la montée de l’extrême-droite, etc.
Pour notre pays, aujourd’hui, le coût économique, social, et politique du libre-échange est donc très élevé. S’y ajoute le coût écologique du commerce mondial, les immenses navires qui transportent les conteneurs étant à l’origine d’une invraisembable pollution des océans.
La question qui vient est donc simple : pourquoi recourir à cette politique ? En particulier, pourquoi même les partis de gauche ont tant de mal à dénoncer les dégâts du libre-échange ?
La réponse est évidemment longue et complexe. Mais elle tient d’abord aux croyances, et notamment à une croyance particulière : il existerait, dans le monde éthéré des idées, une théorie économique, due à un auteur anglais nommé David Ricardo, selon laquelle "le libre-échange profiterait à tous". Je vous propose d’examiner tranquillement cette théorie.
Vous avez dit "avantage comparatif", vous êtes sûr ?
Pour commencer, je voudrais rappeler que si vous dites "les Polonais ont un avantage comparatif dans la production de blé parce que leurs salaires sont plus bas", vous faites une grosse erreur, certes commune, et compréhensible, mais grosse, énorme, décisive.
Un coût de production plus bas est un "avantage absolu". Dans ce cas, les Polonais produisent tout le blé qu’ils peuvent. Comme l’expliquait Adam Smith en 1776, le commerce international leur profite, et il profite aux consommateurs français qui ont du blé moins cher.
Les perdants, ce sont alors les producteurs de blé français. C’est l’histoire habituelle du marché, qui élimine les moins productifs. Sauf que, si le coût du travail plus faible en Pologne est dû à une moindre réglementation, cette concurrence est déloyale.
C’est évidemment ce qu’il se passe dans la réalité. Mais alors pourquoi des gens défendent-ils les avantages du commerce international ? D’abord, parce qu’ils ne sont pas soumis eux-mêmes à la concurrence étrangère, comme les élus (point très important à garder en tête). Ensuite, parce qu’ils n’y connaissent rien.
Le modèle de Ricardo
La théorie de David Ricardo, publiée dans son ouvrage Des principes de l’économie politique et de l’impôt, publié en 1817, est en effet celle des avantages *comparatifs*. Ricardo veut défendre le libre-échange, qui permettait de faire baisser le prix du blé en Angleterre, et donc les salaires, grâce à l’importation de blé étranger, moins cher.
Ricardo considère 2 pays, l’Angleterre et le Portugal. Il pose que les deux pays ne produisent que 2 biens, du drap et du vin. Il fait cette hypothèse extraordinaire, rigolote : pour le vin comme pour le drap, il faut moins de temps de travail au Portugal qu’en Angleterre !
Autrement dit, la productivité est plus élevée pour les 2 biens au Portugal. Donc le coût de production y est plus faible. Ricardo se donne le modèle le plus pur, le plus simple, et il a raison : il suppose que tout est pareil dans les deux pays, notamment la qualité des produits. Le vin anglais n’est pas meilleur que le portugais (évidemment ;-)). Le drap anglais n’est pas plus doux ou solide que le portugais. Seul diffère, on ne sait pas pourquoi, la technologie utilisée, plus efficace au Portugal donc.
Se pose alors un problème insurmontable pour David : puisque l’Angleterre produit les mêmes choses que le Portugal, mais à un coût de production plus élevé, les prix de vente de son drap et de son vin sont plus élevés que les portugais. Or il s’agit pour David de défendre les bienfaits du commerce international. Question : que peut exporter l’Angleterre au Portugal ? Pourquoi les Portugais importeraient-ils du drap et du vin anglais, de même qualité mais plus chers que ceux qu’ils produisent ? Hum ?
(Si vous voulez comprendre la plus extraordinaire démonstration de toute l’histoire de la science économique, raison première de son succès, vous devez lever la tête ici et essayer de trouver l’astuce de Ricardo. Prenez votre temps, ça vaut le coup !)
Réponse de Ricardo : il ne faut pas comparer la productivité anglaise à la productivité portugaise. Il faut regarder les productivités sectorielles internes à chaque pays. C’est CELA, et uni-que-ment cela que signifie avantages "comparatifs". (Cela peut être une bonne idée de elire le début du texte maintenant).
Ricardo compare donc la productivité portugaise en matière de draps à la productivité portugaise en matière de vin. Il obtient un chiffre. Puis il compare la productivité anglaise en matière de draps à la productivité anglaise en matière de vin. Il obtient un second chiffre. (Là, normalement, vous êtes perdus). Chance ! Ces deux chiffres ne sont pas les mêmes. C’est pour cette raison précise, c’est pour cette raison uniquement que le commerce international va être possible.
Les Anglais ne vont donc produire QUE du drap, et échanger le surplus de drap contre du vin portugais. Au Portugal, on ne va produire QUE du vin, et échanger le surplus de vin contre du drap anglais. Chaque pays s’est *spécialisé*, mot au sens très fort.
Le commerce international, corne d’abondance
Le résultat numérique de Ricardo est prodigieux : maintenant que les travailleurs des 2 pays se sont spécialisés, le temps de travail total a diminué, mais la production totale a augmenté ! Le commerce international est ma-gi-que. D’où la force de l’argument.
Ou, comme je l’explique à mes étudiants, chez Ricardo, le commerce international est identique à un progrès technique : la productivité augmente, on a plus en travaillant moins (ou autant). La mondialisation est alors une corne d’abondance.
De plus, en termes philosophiques, le message est merveilleux : le Portugal, plus efficace, plus "avancé" comme on disait avant, gagne à échanger avec ce pays "en retard" qu’est l’Angleterre (c’était bien sûr le contraire dans la réalité).
Comme nous l’expliquait le professeur Yves Crozet à Lyon II, cela veut dire que l’étudiante meilleure en maths ET en anglais que son camarade a malgré tout intérêt à travailler avec lui, en se spécialisant dans la matière où elle est *relativement* (à l’autre matière ; pas à son camarade) la plus forte. Voilà donc le tour de force incroyable de Ricardo.
Et la mobilité des capitaux, hum ?
Les problèmes ? Le premier est une énorme incohérence interne à la démonstration : si la productivité est plus élevée au Portugal, les salaires et les profits y sont plus élevés, Ricardo le dit lui-même.
Et donc, les travailleurs anglais ont intérêt à aller bosser au Portugal. Pire : les capitalistes anglais ont intérêt à investir au Portugal. Si cela a lieu, la production anglaise tombe à zéro. Et il y a des évènements dans la réalité qui ressemblent à ça...
Ricardo est donc obligé d’inventer des histoires à dormir debout, ou, si vous préférez, des "hypothèses ad hoc" comme l’on dit dans les si ennuyeux séminaires d’épistémologie, pour se sortir de ce mauvais pas. Il nous dit que "bien des causes s’opposent à la sortie des capitaux" anglais, comme "la crainte de voir s’anéantir au dehors un capital dont le propriétaire n’est pas le maître absolu", "la répugnance naturelle qu’éprouve tout homme à quitter sa partie et ses amis pour aller se confier à un gouvernement étranger, et assujettir des habitudes anciennes à des mœurs et des lois nouvelles" !
Conclusion : "Ces sentiments, que je serais fâché de voir affaiblis, décident la plupart des capitalistes à se contenter d’un taux de profit moins élevé dans leur propre pays, plutôt que d’aller chercher dans des pays étrangers une utilisation plus lucrative de leurs fonds".
Cette hypothèse était déjà fausse à son époque. Eelle fait rire aujourd’hui. Mais elle est nécessaire à sa démonstration.
De de long texte, je tire deux conclusions, dont j’espère que vous voyez les énormes conséquences économiques et politiques qu’elles impliquent :
1. La démonstration de Ricardo est fausse. Il n’existe pas de démonstration, dans la science économiqude, de l’idée pourtant si répandue selon laquelle "le libre-échange profite à tous".
2. Les avantages dont disposent les pays sont des avantages absolus, source d’inégalités comme l’expliquaient déjà très bien Smith (et Ricardo).
Avec les avantages absolus, comme celui de la Chine pour le coût du travail, un pays devient de plus en plus riche, tandis que l’autre (la France) s’appauvrit, avec le désastre social, humain et politique que nous voyons tous les jours.
C’est bien parce qu’il avait perçu cela que Ricardo voulait sortir de l’impasse politique des avantages absolus à la Adam Smith. C’est parce qu’il pensait y être arrivé que sa démonstration a fait le tour du monde. Mais voilà : elle est fausse, ce qui change tout, tout, tout.
Je mets ci-dessous des extraits de son livre qui, comme vous le verrez, sont extrêmement courts.
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David Ricardo
Des principes de l’économie politique et de l’impôt
CHAPITRE VII. DU COMMERCE EXTÉRIEUR.
[Extraits]
Dans un système d’entière liberté de commerce, chaque pays consacre son capital et son industrie à tel emploi qui lui paraît le plus utile. Les vues de l’intérêt individuel s’accordent parfaitement avec le bien universel de toute la société. C’est ainsi qu’en encourageant l’industrie, en récompensant le talent, et en tirant tout le parti possible des bienfaits de la nature, on parvient à une meilleure distribution et à plus d’économie dans le travail. En même temps l’accroissement de la masse générale des produits répand partout le bien-être ; l’échange lie entre elles toutes les nations du monde civilisé par les nœuds communs de l’intérêt, par des relations amicales, et en fait une seule et grande société. C’est ce principe qui veut qu’on fasse du vin en France et en Portugal, qu’on cultive du blé en Pologne et aux États-Unis, et qu’on fasse de la quincaillerie et d’autres articles en Angleterre. (...)
L’Angleterre peut se trouver dans des circonstances telles qu’il lui faille, pour fabriquer le drap, le travail de 100 hommes par an, tandis que, si elle voulait faire du vin, il lui faudrait peut-être le travail de 120 hommes par an : il serait donc de l’intérêt de l’Angleterre d’importer du vin, et d’exporter en échange du drap.
En Portugal, la fabrication du vin pourrait ne demander que le travail de 80 hommes pendant une année, tandis que la fabrication du drap exigerait le travail de 90 hommes. Le Portugal gagnerait donc à exporter du vin en échange pour du drap.
Cet échange pourrait même avoir lieu dans le cas où on fabriquerait en Portugal l’article importé à moins de frais qu’en Angleterre. Quoique le Portugal pût faire son drap en n’employant que quatre-vingt-dix hommes, il préférerait le tirer d’un autre pays où il faudrait cent ouvriers pour le fabriquer, parce qu’il trouverait plus de profit à employer son capital à la production du vin, en échange duquel il obtiendrait de l’Angleterre une quantité de drap plus forte que celle qu’il pourrait produire en détournant une portion de son capital employé à la culture des vignes, et en l’employant à la fabrication des draps.
Dans ce cas, l’Angleterre donnerait le produit du travail de 100 hommes en échange du produit du travail de 80. Un pareil échange ne saurait avoir lieu entre les individus du même pays. On ne peut échanger le travail de 100 Anglais pour celui de 80 autres Anglais ; mais le produit du travail de 100 Anglais peut être échangé contre le produit du travail de 80 Portugais, de 60 Russes ou de 120 Asiatiques.
Il est aisé d’expliquer la cause de la différence qui existe à cet égard entre un pays et plusieurs : cela tient à l’activité avec laquelle un capital passe constamment, dans le même pays, d’une province à l’autre pour trouver un emploi plus profitable, et aux obstacles qui en pareil cas s’opposent au déplacement des capitaux d’un pays à l’autre.
Dans la supposition que nous venons de faire, les capitalistes de l’Angleterre et les consommateurs des deux pays gagneraient sans doute à ce que le vin et le drap fussent l’un et l’autre faits en Portugal, le capital et l’industrie anglaise passant par conséquent, à cet effet, de l’Angleterre en Portugal. (...)
Nous savons cependant, par expérience, que bien des causes s’opposent à la sortie des capitaux. Telles sont : la crainte bien ou mal fondée de voir s’anéantir au dehors un capital dont le propriétaire n’est pas le maître absolu, et la répugnance naturelle qu’éprouve tout homme à quitter sa patrie et ses amis pour aller se confier à un gouvernement étranger, et assujettir des habitudes anciennes à des mœurs et à des lois nouvelles. Ces sentiments, que je serais fâché de voir affaiblis, décident la plupart des capitalistes à se contenter d’un taux de profits moins élevé dans leur propre pays, plutôt que d’aller chercher dans des pays étrangers un emploi plus lucratif pour leurs fonds.