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Maroc – UE : petites fâcheries entre amis

Jeune Afrique | 14 mars 2016

Maroc – UE : petites fâcheries entre amis

Par Fahd Iraqi et Nadia Rabbaa

Rabat a suspendu ses contacts avec Bruxelles. Raison de la brouille : le Tribunal de l’UE a annulé une partie de l’accord agricole, en accédant à une plainte du Front Polisario.

Sont-ils au bord de la rupture ? Entre l’Union européenne et le Maroc, les contacts sont officiellement suspendus. Une situation qui a poussé Federica Mogherini, la chef de la diplomatie européenne, à se rendre à Rabat le 4 mars pour s’entretenir avec Salaheddine Mezouar, le ministre marocain des Affaires étrangères. Au cœur du différend, un arrêt du 10 décembre 2015 émis par le Tribunal de l’UE qui a annulé partiellement l’accord agricole liant le Maroc à l’UE. En 2012, le tribunal avait été saisi d’une plainte du Front Polisario, qui juge inéquitable la distribution des revenus des exportations agricoles tirées des provinces du Sud et destinées à l’UE.

Bien que le Conseil européen ait fait appel de cette décision devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 19 février, Mustapha El Khalfi, le porte-parole du gouvernement marocain, a diffusé aux médias, à l’issue de la réunion ministérielle du 25 février, un communiqué au ton grave. « Le gouvernement exprime sa profonde déception à l’égard de la gestion opaque que certains services de l’UE ont fait de cette question. […] Le Maroc ne saurait accepter d’être traité en simple objet d’une procédure judiciaire, ni d’être ballotté entre les différents services et institutions de l’UE », peut-on y lire.

Rabat aurait même eu du mal à accéder au texte de l’argumentaire de Bruxelles pour son pourvoi en appel soumis à la Cour européenne

Rabat manifeste ainsi clairement son mécontentement face au traitement que lui ont réservé les instances européennes. « Bruxelles n’a pas tenu compte de plusieurs de nos remarques et observations dans son argumentaire de pourvoi en appel soumis à la Cour européenne », explique à J.A. une source proche du dossier. Pis, Rabat aurait même eu du mal à accéder au texte de l’argumentaire, sachant que ce « type de document est réservé exclusivement aux États membres et à la partie plaignante », comme l’affirme une source de la représentation diplomatique européenne à Rabat.

Le Maroc pourra cependant formuler une demande d’intervention durant les six semaines qui suivront la publication de l’appel au Journal officiel de l’UE. Et, si la CJUE l’accepte, prendre ainsi connaissance des pièces du dossier, avancer des arguments juridiques, et les étayer.

Menace de rupture

Le Maroc brandissait la menace d’une rupture depuis le 25 décembre, date à laquelle une circulaire de Mbarka Bouaida, la ministre déléguée aux Affaires étrangères, avait signifié aux ministères marocains de s’abstenir de tout échange avec l’UE. Dans les faits, « malgré de réelles tensions, des contacts permanents, téléphoniques ou directs, ont été maintenus », confie à J.A. une source du service extérieur de la Commission européenne.

Pour mieux se faire entendre au sein de l’UE, le Maroc mobilise depuis plusieurs années différents cabinets spécialisés. Recruté par la représentation permanente du Maroc auprès de l’UE en 2013, l’un d’eux, G+, a un atout de taille : le Français Bruno Dethomas, ancien ambassadeur de l’UE à Rabat. « La maîtrise du Parlement européen, composé de 751 députés qui ont à la fois une allégeance partisane et une allégeance nationale, est complexe, dit-il. On est surtout là pour faire un énorme travail de pédagogie. Je ne pense pas que plus de 10 % des députés européens soient au fait de la situation du Sahara occidental. »

Engagé deux ans après le rejet en 2011 par le Parlement européen de la prorogation de l’accord de pêche, Bruno Dethomas, qui fut également ambassadeur de l’UE à Varsovie, a su garder des soutiens parmi les eurodéputés d’Europe centrale, qui se sont révélés fort utiles lors du second vote de l’accord. Le ministère marocain de l’Agriculture, qui a créé une cellule pour garder un œil sur les travaux de la commission du commerce international du Parlement européen, a quant à lui engagé, de 2013 à 2015, le cabinet Hill+Knowlton pour assurer le service après-vente de l’accord agricole signé en 2012 avec l’UE. « Nous avons été contactés par le cabinet du ministre de l’Agriculture Aziz Akhannouch pour deux dossiers qui combinaient différents aspects techniques de propriété intellectuelle et qui nécessitaient une bonne connaissance des mécanismes de prise de décision européens dans un dossier politique sensible », précise Thomas Tindemans, PDG de Hill+Knowlton à Bruxelles.

C’est la première fois que Rabat décide de rompre les contacts avec Bruxelles

Ce travail de déminage paradiplomatique n’a visiblement pas suffi. « Le Maroc reproche à la Cour européenne d’avoir reconnu implicitement que le Front Polisario est un représentant légitime des Sahraouis. Or, dans les campements de Tindouf, on ne compte pas plus de 90 000 Sahraouis, alors que près d’un demi-million de Marocains résident dans nos provinces du Sud, explique-t-on à Rabat. Cette décision assimile le Maroc à une force d’occupation. Une position contraire au droit international et aux résolutions de l’ONU. Nous aurions aimé que les responsables de l’Union européenne prennent des positions plus tranchées sur ces deux sujets. » Un arrêt de la CJUE jugé politique par le Maroc, dont la relation avec l’Union européenne reste entachée par la question du Sahara, bien qu’aucun de ses États membres n’ait reconnu la RASD, et que le rapport de 2007 de l’office antifraude de l’Union européenne – qui dénonçait un détournement de l’aide humanitaire dans les camps de Tindouf – ait sonné comme une victoire pour le royaume.

« La relation entre le Maroc et l’UE est faite de hauts et de bas, toujours en raison de la question du Sahara. Mais c’est la première fois que Rabat décide de rompre les contacts avec Bruxelles : un risque calculé, qui prouve que le pays est plus sûr de lui et qu’il s’oriente vers une diplomatie plus offensive », analyse Yousra Abourabi, chercheuse associée au centre Jacques-Berque à Rabat.

En adoptant un ton très ferme, le royaume entend signifier qu’il ne saurait se plier à une décision prise par une justice étrangère, encore moins à propos du dossier du Sahara instruit par l’ONU. Sa carte maîtresse est sa collaboration exemplaire avec les pays de l’Union européenne dans différents dossiers stratégiques pour le Vieux Continent : immigration clandestine, trafic de drogue et, surtout, renseignement en matière de terrorisme.

Dilemme diplomatique

L’Union européenne ne cache pas son embarras : « Nous sommes prêts à fournir les clarifications et assurances complémentaires pour répondre aux préoccupations du Maroc, afin que les contacts et la coopération puissent être pleinement rétablis dès que possible », répondaient les services extérieurs de l’UE par le biais d’un communiqué, le 26 février. Au sein de ces services, on se veut rassurant, mais le malaise est palpable : « Nous sommes vraiment embarrassés par ce dossier. La Cour européenne de justice est une institution indépendante que nous ne pouvons pas influencer. Nous comprenons la réaction marocaine et nous sommes engagés à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas abîmer notre relation avec le royaume », confie-t-on à Bruxelles.

Une certaine irritation face à une diplomatie perçue comme agressive commence pourtant à se faire sentir. « Les réactions épidermiques du Maroc fonctionnent peut-être avec l’exécutif européen, mais c’est contre-productif avec la CJUE, qui est très susceptible sur le chapitre de son indépendance et qui détesterait se voir forcer la main », souffle un bon connaisseur de l’institution luxembourgeoise.

Il y a pourtant peu de chances que l’appel de l’arrêt de la CJUE soit rejeté tant cette jurisprudence pourrait avoir des répercussions importantes sur le fonctionnement de l’UE. Un rejet reviendrait en effet à reconnaître de facto une existence légale au Polisario, ce qui permettrait à des mouvements non officiellement reconnus de requérir l’annulation d’accords internationaux conclus par l’UE. Une boîte de Pandore que ni le Conseil ni la Commission ne veulent voir s’ouvrir. Si la relation entre Rabat et Bruxelles a subi un coup de froid, on est encore loin d’une séparation, qui serait trop dommageable pour les deux parties.


 source: Jeune Afrique