Nouvel accord ACP-UE : quelle résistance des pays ACP à la pression européenne ?
Survie | 24 mars 2024
Nouvel accord ACP-UE : quelle résistance des pays ACP à la pression européenne ?
par Juliette Poirson
Remplaçant les accords de Cotonou qui régissent les liens entre l’Union européenne et les 79 pays de la communauté des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP), l’accord de Samoa signé le 15 novembre dernier est entré provisoirement en vigueur au 1er janvier 2024 après de nombreux reports… Un accord toujours ancré dans un modèle néocolonial et libéral, qui suscite des résistances au moment où le Kenya vient de signer un APE (Accord de partenariat économique) avec l’Europe.
L’information n’a pas défrayé la chronique, ni dans les médias occidentaux ni dans les médias africains, mais l’UE et l’Organisation des États ACP se sont félicités en novembre dernier de la signature de l’accord de Samoa après des années de négociation, passant sous silence que 35 pays – dont 20 pays africains - n’y ont pas apposé leur signature (Euractiv, 17/11/2023) et que l’Afrique du Sud est sortie de l’organisation ACP récemment ! Au niveau de son influence, pour l’Union européenne, il s’agit ainsi de réaffirmer cet espace de coopération multilatérale et de dialogue, alors que nombre de pays africains en particulier montrent leurs désaccords par rapport à la politique internationale européenne et que les concurrents de toujours – Russie, Chine (voire Turquie) – mettent en avant leurs propres espaces de coopération. Mais la réalité est plus contrastée !
Souveraineté et
questions de genre
Cet accord balaye 6 domaines de coopération prioritaires : droits humains et démocratie, paix et sécurité, développement humain et social, croissance et développement économique durable, changement climatique, migrations et mobilité. La question migratoire a été l’un des points majeurs de tension entre l’UE et les pays tiers mais l’accord intègre de nouveaux engagements des pays ACP sur le retour et la réadmission des migrants économiques déboutés du droit d’asile et des éléments sur un accord sur la « migratoire circulaire » (Euractiv, 16/04/2021). In fine, ce sont les valeurs libérales en termes de droits humains qui ont retardé la signature de l’accord, à savoir la lutte contre les discriminations de genre : Afrique intelligence (14/11/2023) rappelle que les Polonais et les Hongrois avaient apposé leur veto à ce sujet. Ils ont un écho côté africain avec le Nigeria, la Namibie, et encore l’Ouganda qui reporte sa signature de l’accord, hostile aux droits des personnes LGBT et à l’avortement en particulier, sous couvert de respect de sa souveraineté et de ses valeurs traditionnelles. (camer.be, 23.11/2023)
APE : 20 ans de pression
Quant aux négociations autour des questions commerciales, rien n’a transparu. Or le sujet est plus que central et sensible ! Car depuis 2002, l’Union européenne est en butte à une forte réticence des pays africains et de leur société civile à contracter des Accords de partenariat économique (APE). Et pour cause : dans une logique néo-libérale abusive, ces accords visent le libre-échange, imposant les mêmes règles aux riches pays européens et aux pays ACP alors que leurs niveaux de développement économique sont aux antipodes : suppression des droits de douane pour environ 80 % des produits européens, interdiction d’introduire de nouvelles taxes à l’importation, intégration d’éléments en termes de règles de compétition sur la base desquels l’Europe s’assure un contrôle accru du marché africain (Billets d’Afrique n°269, juillet-août 2017). L’économiste Jacques Berthelot (bilaterals.org, 26/08/2021) rappelle que les APE ne respectent pas les règles de l’OMC, chantre du néolibératisme, qui stipulent que, dans leurs négociations commerciales avec les pays peu développés, les pays développés ne sont pas censés attendre de réciprocité « pour les engagements (…) de réduire ou d’éliminer les droits de douane et autres obstacles au commerce » qu’ils prennent !
En 20 ans de négociation, concernant l’Afrique de l’Ouest et Centrale, des accords régionaux complets ont été négociés mais non ratifiés par les États, mis à part par la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Cameroun, en 2016. La Commission de suivi de l’accord du Cameroun publiait début janvier un bilan chiffré du manque à gagner sur les 7 premières années : « le bilan douanier du démantèlement tarifaire présente des moins-values annuelles de plus en plus croissantes depuis l’entrée en vigueur de cet Accord au Cameroun. La preuve ? Les pertes fiscalo-douanières sont passées de 0,7 milliard de Fcfa (2017) à (…) 17,8 milliards. Ce qui porte à 70,5 milliards de Fcfa, l’enveloppe globale des pertes fiscalo-douanières depuis de la mise en œuvre de l’APE. (…) Cette progression significative des moins-values s’accentue depuis le 4 août 2023 avec [la nouvelle phase de baisse des droits de douane sur les produits concernés] ». (Eco Matin, 04/01/2023). L’article précise que cela aurait bénéficié aux entreprises camerounaises : un impact non chiffré. Un autre article économique camerounais rappelait en septembre que la France est le premier bénéficiaire de cet accord à ce jour, avec 24 % des produits concernés (SikaFinance, 18/09/2023).
APE : « élargir le champ »
« En Afrique de l’Ouest où les APE intérimaires signés en 2016 sont en train de détruire le processus d’intégration régionale », le bilan est déjà « très négatif », rapporte l’économiste Jacques Berthelot (bilaterals.org, 26/08/2021). Loin d’en prendre acte et malgré les réticences des États, l’accord de Samoa enfonce le clou en « élargissant le champ d’application des APE » (Accord de Samoa), en mentionnant la perspective d’une zone de libre-échange à l’échelle africaine, et persiste à ne pas vraiment accepter de traiter les pays moins avancés de façon spécifique, indiquant que le traitement spécial et différencié se fera « sous réserve de la fourniture du soutien au commerce requis, conformément à leurs notifications de mise en œuvre au titre de l’accord sur la facilitation des échanges [de l’OMC]. » (Accord de Samoa)
Quant aux évolutions des financements d’aide qui pourraient contrebalancer ces éléments, Jacques Berthelot analyse : « cette “aide” devient négative si l’on déduit la somme des subventions de l’UE à ses produits exportés, les pertes de droits de douane et de TVA (taxe sur la valeur ajoutée) sur les produits importés de l’UE pour les pays ACP ayant mis en œuvre des APE, ainsi que les fuites de capitaux tant des dirigeants corrompus que des multinationales, facilitées notamment en zone franc par l’ancrage sur l’euro. Sans parler de la ventilation de ces fonds entre les aides au développement et celles au freinage des migrations (…). Ajoutons que « l’aide » programmée de l’UE par habitant [de 3,40 euros pour l’Afrique] est supérieure pour les ACP des Caraïbes (3,70 euros) et du Pacifique (5,07 euros) ».
Un « APE » signé au Kenya
Et pendant ce temps, l’UE continue de travailler au corps les pays africains. La dernière victime consentante est le Kenya. Comme le relate RFI (Rfi.fr, 18/12/2023), en décembre, après 10 ans de négociations, la présidente de l’UE s’y est déplacée en personne pour signer « le « partenariat économique le plus ambitieux » de l’UE conclu avec un pays en développement, d’après un communiqué de la Commission européenne ». Un « accord « gagnant-gagnant », permettant de « mettre de l’argent dans les poches des gens ordinaires. », selon le président kenyan William Ruto. Le deal ? Accès des produits kenyans au marché européen sans taxe douanière et exemption de taxe graduelle sur 25 ans pour les produits européens « pour éviter que ce dernier ne se retrouve inondé par les biens européens. ». Selon cet article, l’UE est à ce jour le deuxième partenaire commercial du Kenya et y exporte surtout des produits minéraux et machines, tandis qu’elle « représente plus de 20 % des exportations du Kenya, principalement des légumes, des fruits et des fleurs », des monocultures faites pour l’exportation. Ainsi, on ne peut que grincer des dents à lire que l’accord intègre aussi des clauses sur le développement durable et la protection de l’environnement : quid de la priorité à la sécurité alimentaire, pourtant brandie par l’UE ?