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«On ne signe pas d’accord de libre-échange avec des pays ennemis»

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Entretien avec Mohamed Benayad : «On ne signe pas d’accord de libre-échange avec des pays ennemis»

Libération (Casablanca)
INTERVIEW
9 Janvier 2006

By Propos recueillis par Farida Moha

L’accord de libre-échange signé avec les Américains le 2 mars 2004, ratifié au Parlement en juin dernier, est entré en vigueur depuis le 1 janvier 2006. Le Maroc est le deuxième pays du Monde arabe à conclure un accord de libre-échange avec les Etats-Unis dont les objectifs sont à la fois éminemment politiques, mais qui constituent, souligne une opportunité pour la mise à niveau générale de notre économie et de l’environnement des affaires.

Mohamed Benayad, secrétaire général du Conseil national du commerce extérieur, se proclame avocat de l’accord de libre-échange entre le Maroc et les Etats-Unis d’Amérique.

L’accord de libre-échange signé avec les Etats-Unis est-il, selon vous, un accord économique ou est-il au contraire comme beaucoup l’assurent un accord éminemment politique destiné à renforcer l’influence américaine dans la région?

C’est un faux débat. On ne signe pas d’accord de libre-échange avec des pays ennemis. De par l’histoire, les Etats-Unis sont un pays ami et tous les accords que notre pays a signés l’ont été avec des pays amis. Quand on dit pays ami, il y a forcément une bonne dose politique et la décision n’est pas prise sur la base exclusive de calculs économiques. Reste que l’essentiel pour nous, c’est le contenu de l’accord.

A Bruxelles ou à Paris, la signature de cet accord a dérangé en ce sens où il permet un contrepoids aux intérêts européens. Certains vont plus loin en parlant de capacités de nuisance à l’Europe. Au-delà de ces sentences, peut-on dire que cet accord introduit un changement considérable dans les relations extérieures traditionnelles du royaume?

Il faut situer l’accord dans son contexte. Le contexte actuel que vous évoquez des échanges extérieurs du Maroc fait de l’Europe notre principal partenaire. L’accord signé avec les Etats-Unis ne changera pas la nature objective de nos relations avec l’Europe. Cette relation est le résultat d’une histoire commune, d’une proximité géographique et d’échanges des hommes et des marchandises.

Une histoire commune qui évolue en dents de scie et qui au fil du temps s’est réduite considérablement. On est loin de l’euphorie de la Déclaration de Barcelone de novembre 1995?

Il n’y a pas de cause à effet entre les deux événements. Il faut reconnaître certes, que depuis la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne, il y a eu un échec des objectifs fixés. Compte tenu des aléas politiques dans la région et au Proche et Moyen Orient, on peut parler d’échec. Les promesses faites par exemple pour la mise à niveau des entreprises n’ont pas été tenues. La mise en place des systèmes de financement s’est révélée kafkaïenne et nous n’avons pas eu la contrepartie attendue. Ceci étant dit, il ne faut pas interpréter la signature de l’accord comme une réaction à cet échec. L’accord de libre-échange, c’est une ouverture de l’économie marocaine vers le nouveau monde et c’est pour nous la possibilité de diversifier nos partenariats, nos marchés et aiguiser nos armes de compétition dans une économie de plus en plus mondialisée. Il n’y a pas que l’Europe, le monde s’ouvre de plus en plus et si l’on ne saisit pas cette opportunité pour diversifier nos marchés et nos capacités d’aller ailleurs qu’en Europe, nous risquons d’être de plus en plus marginalisés; ceci d’une part, d’autre part la nature de l’accord signé avec les Américains diffère de l’accord d’association et nous oblige à être plus audacieux. L’accord est plus général, il porte sur l’agriculture, l’industrie, les services, les biens et contient un échéancier de mise en oeuvre, ce qui nous obligera peut-être à aller plus vite dans les réformes qui sont déjà engagées.

Dans un entretien accordé au quotidien l’Economiste, l’ambassadeur des Etats-Unis au Maroc, Thomas Riley, soulignait cet aspect en déclarant qu’avec la signature de cet accord, «il ne s’agissait pas d’un simple changement de tarification, mais d’une mise à niveau des règles du marché, de la protection de l’investissement et de l’environnement des affaires en général». Qu’est-ce qui change par rapport à l’accord d’association avec l’UE?

L’essentiel de l’accord d’association a porté sur les produits non agricoles, c’est-à-dire les produits industriels et énergétiques qui représentent au maximum 25% du PIB. L’ouverture ne porte que sur cette partie alors que la logique d’ouverture prônée dans l’accord de libre échange, c’est une logique globale. Si vous produisez par exemple un bien industriel et vous avez des crédits, des transports, et des services chers, vous ne pouvez pas être compétitifs. La logique d’ouverture ne peut être que globale pour pouvoir disposer d’une cohérence d’ensemble même si, et c’est parfois indispensable, il y a des échéanciers différenciés selon la capacité des secteurs. C’est cela le point fort de l’accord de libre-échange.

C’est le point fort qui rend cette logique extrêmement dangereuse. Nos entreprises sont-elles suffisamment armées pour se jeter dans cette ouverture sans filet de sécurité ?

Tout dépendra de nous; les Américains ont négocié un cadre global, logique et cohérent, le reste dépend de nous. Va-t-on initier les réformes avec cette même démarche globale, cohérente qui reprend l’esprit de l’accord? La difficulté, c’est de mettre les gens ensemble, pour travailler ensemble et éviter que chacun ne raisonne que pour son seul secteur. Il nous faut à notre tour, une démarche nationale cohérente et globale. C’est essentiel si l’on veut tirer profit de l’accord. Il nous faut être suffisamment attractif pour attirer les investissements américains sans lesquels l’accord n’aurait pas de sens.

Vous vous attendez à de gros investissements américains ?

Il y a eu un premier signal avec la CMCP (Compagnie marocaine de papier et de carton) mais nous n’en sommes qu’au tout début et tout dépendra de l’amélioration du climat des affaires au Maroc. Pour beaucoup d’entreprises américaines que nous avons contacté, si ce climat s’améliore, le Maroc pourra devenir une plateforme d’exportation vers l’Europe.

Concernant les réformes que vous évoquez et selon la Banque Mondiale, il ne s’agit plus de rythme ou de vitesse de la mise en place de ces réformes. Il s’agit d’un problème d’ensemble, de cohérence, de pilotage et de gouvernance. Que dites-vous sur ce point?

Que chacun à son niveau doit faire son travail le mieux possible et par rapport aux standards internationaux. C’est cela la réforme. Il faut que nous nous organisions pour agir, pour nous comporter et pour produire selon les normes internationales et cela à tous les niveaux. Prenez l’exemple de la justice. Si nous n’avons pas une justice efficace, équitable qui permet de résoudre les litiges dans la plus grande célérité, nous aurons un problème qui génère de la perte d’argent, d’énergie et surtout une mauvaise image. Nous avons accumulé à ce niveau un déficit en terme d’image qui a un coût, nous avons également des retards, les réformes peinent à se mettre en place.

Les intérêts et les rentes de certaines catégories sont tels, que cela a généré des résistances et des blocages aux réformes, sinon comment pourrait-on comprendre ces discours que l’on ne cesse de répéter sur les grands chantiers de réformes?

Le système de rente ne peut pas marcher et il n’a généré que des situations de blocage pour le Maroc. Prenez l’exemple de l’agriculture. Pendant 40 années, on a protégé le secteur des céréales sous prétexte de protéger les paysans. Les résultats ont été dramatiques en terme de productivité. Peut-on générer des revenus qui obéissent au moins au minimum vital avec des petites exploitations de 5000 m2 et avec des outils d’un autre temps?

Sous prétexte de protéger les pauvres, on a cultivé la pauvreté. On a refusé de prendre les décisions qu’il fallait pour réformer ce secteur. Aujourd’hui, on ne fait que protéger la pauvreté.

Le monde rural notamment le monde berbère est celui qui a été durant ces cinquante années le plus en marge du développement humain, économique ou social. S’il lui faut encore payer à cause de l’accord de libre-échange la facture d’une nouvelle marginalisation, ne pourrait-on craindre des formes de jacqueries ou d’émeutes?

Je ne crois pas que les émeutes proviendraient du monde rural. Elles ont de tout temps été le fait des villes ou des périphéries, résultats d’une émigration mal gérée qui génère les troubles. C’est parce que l’on n’a rien fait dans les campagnes, que l’on a eu des émeutes. Le statu quo et l’apathie politique n’ont jamais été une solution et ne le seront jamais. Pour faire face au problème de démembrement des terres, un ministre avait proposé que le fils aîné puisse hériter et rembourser les autres héritiers. Cette proposition a été rejetée parce qu’elle n’était pas conforme à la Charia et bien sûr la situation foncière des terres agricoles n’a cessé de se dégrader. Or, on ne peut pas faire de la productivité et de la mécanisation et utiliser les moyens de production modernes avec une telle structure foncière ! C’est un problème de fond car on ne peut pas travailler sur des lots de terrain d’un ou de deux hectares.

Que pensez-vous du programme de la mise à niveau des entreprises?

On a beaucoup glosé sur cette mise à niveau depuis l’accord d’association. Nous étions sur une fausse piste et nous avons multiplié les faux débats. Qui doit faire quoi, se demandait-on? La mise à niveau n’est pas une démarche ponctuelle. Elle doit se faire chaque jour et on doit s’ajuster avec les changements en permanence. On doit se restructurer chaque jour pour maintenir nos parts de marché, nos capacités de production et nos emplois. C’est aussi une démarche globale où tout le monde doit être impliqué.

Concernant l’investissement, le Maroc par sa position géographique a t il des chances de devenir une plateforme de production pour l’Europe ?

D’une manière générale, le problème des investissements directs extérieurs doit être vu sous l’angle de la taille des marchés. Le marché marocain a lui seul n’a pas une taille suffisante pour constituer un levier intéressant. En général, les investisseurs américains investissent pour les grands marchés. Dans notre région, le Maghreb est en panne et la seule possibilité qui reste, c’est l’Europe. Mais là aussi, sur le marché européen, il y a une concurrence très rude et au Maroc, nous ne sommes pas suffisamment armés pour faire face à cette concurrence.

Il reste, dites-vous, des possibilités d’exportation dans des niches comme le textile, l’artisanat ou dans l’agroalimentaire. Ne craignez-vous pas de l’autre côté, une invasion de produits américains, des dumpings dans les produits agricoles et une mainmise dans le secteur des services assurances et banques?

L’inquiétude est légitime car lorsque l’on compare les compagnies d’assurance américaines et nos sociétés, il n’y a pas de comparaison possible. Encore une fois, je répète que la taille du marché marocain n’est pas assez importante pour motiver un investissement massif des compagnies marocaines. Posons-nous la question : quel est le taux d’assurance au Maroc? Y a-t-il une dynamique dans ce secteur? Il faut aussi souligner que lors des négociations avec les Américains, des garde-fous ont été mis en place dans le cadre de l’accord. Maintenant par rapport aux exportations, nous avons un problème d’offres et des niches peuvent devenir importantes. C’est à nous de nous investir et d’essayer dans cette grande économie d’exploiter des niches qui correspondent à nos capacités de production.

L’éditorial du spécial consacré à l’accord de libre-échange par le Centre marocain de conjoncture met en garde les exportateurs marocains en écrivant : «L’élimination des droits de douane ne résoudra pas le problème d’accès au marché américain si l’on ne dispose pas d’une offre compétitive en terme de coût et de qualité et d’un meilleur positionnement aux produits et services concurrents». Quand on connaît les conditions d’accès à la grande distribution aux Etats-Unis, on en est convaincu. Approfondissons le débat et dites-nous quelles niches pourraient constituer une opportunité ?

Prenons l’exemple du textile. Nous avons plus de 30 millions de m2 de tissu que l’on peut importer de n’importe quelle région du monde. On peut les travailler sans la contrainte des règles d’origine. Nous avons la possibilité de déroger à cette règle et de réexporter vers les Etats-Unis. Mais encore une fois, cette niche n’est valable que pour 5 ans et ce qui se prépare à un niveau multilatéral et de l’OMC va faire en sorte qu’il y aura une érosion de ces préférences sur le marché américain et même sur le marché européen. Il faut en être conscient. Aujourd’hui, nous avons des entreprises qui tentent de bénéficier de cet avantage. Le dernier appel d’offres pour les quotas lancé par le ministère du Commerce et de l’Industrie est épuisé. Cela veut dire qu’il y a des entrepreneurs qui s’organisent pour saisir l’opportunité et développer leurs capacités pour améliorer leur compétitivité. Il y a d’autres niches dans l’automobile, l’électronique qui correspondent à nos capacités de production. Dès le premier janvier 2006, 98% des produits industriels entrent dans le marché américain en exonération des droits de douane. Les importations de produits industriels américains vont subir un démantèlement selon un ensemble de listes. Ce qui n’est pas fabriqué localement peut entrer en exonération des droits de douane et là où on a une production locale, le rythme de démantèlement a été ajusté. C’est ce qui est en train d’être fait avec les Européens de telle sorte qu’en 2012, nous aurons le même degré d’ouverture. L’accès de notre marché se fera à cette date, dans les mêmes conditions pour les produits américains et européens.

Dans l’entretien précité, l’ambassadeur des Etats-Unis affirmait que «le taux de croissance peut augmenter à 5 ou 6% au lieu de 3 ou 4 maintenant». Quel est votre avis?

Le taux de croissance soulève toute la problématique de la croissance par le commerce. Cette théorie ne se confirme que dans le cadre d’une balance commerciale excédentaire, en un mot, quand on vend beaucoup plus que l’on importe. Au Maroc, nous ne sommes pas dans cette logique car nous avons des contraintes structurelles. Nous n’avons pas d’énergie, nous importons des céréales, des biens d’équipement. Si on arrive à élargir nos capacités de production et donc d’exportation, nous pourrons gagner des points de croissance.

Ce qui s’avère être plus difficile quand on sait que le principe des Américains, c’est le «trade and not aid». En d’autres termes, il n’y a pas d’aide financière pour accompagner une politique de renforcement de capacités ?

La logique américaine est claire : «On fait du business et nous n’avons pas à vous aider». Personnellement, je préfère cette démarche, car si le développement n’est pas endogène, il ne sera pas.

Mais pour cela, il faut accélérer les réformes ?

Oui, les équilibres macroéconomiques ne peuvent pas générer une croissance suffisante. Il faut engager des réformes en matière de gouvernance, de gestion qui donne de la cohérence à l’ensemble, c’est ce que l’on appelle les réformes de la troisième génération qui permette un bon pilotage de la machine. Nous avons là, un déficit qu’il faudra rapidement combler.

Nous faisons l’apprentissage de la démocratie avec tout ce que cela suppose en terme de respect de la majorité, de prise de décision ; les consensus nous coûtent cher car les décisions ne sont pas prises au bon moment et les mesures sont décalées par rapport à la dynamique internationale. Or, il nous faut apprendre à raisonner par rapport au monde et cela nécessite une célérité de plus en plus grande dans la prise des décisions.

Qui doit tenir compte aussi des effets dévastateurs de la mondialisation et des tensions sociales et c’est ce qu’il faut craindre avec l’accord de libre-échange?

On peut juger les situations par rapport au choix que nous avons d’agir ou de ne pas agir.

L’accord nous offre un cadre d’action, de réformes. Maintenant, tout dépendra de comment va-t-on profiter de cet accord. Il faut agir et profiter de cet accord sans se créer de faux débats.

Le Maroc est le deuxième pays arabe après la Jordanie à signer cet accord de libre-échange. A-t-on du recul pour voir les résultats de cet accord en Jordanie?

Il y a eu sur certaines niches, un développement considérable des exportations. Les Américains ont mis au point des programmes à travers l’USAID par exemple pour assister les entreprises qui veulent connaître le marché américain. Les Américains, comme le dit l’adage chinois, ne donnent pas de poisson, ils aident les entrepreneurs à pêcher et à vendre. Maintenant, cela dépend de nous et de notre volonté pour tirer profit de cet accord.

Après des décennies de protection et de rente, nos entrepreneurs ont-ils une culture suffisante du risque?

L’ouverture a fait que beaucoup de rentes ont été démantelées. Nous avons aujourd’hui nombre d’entrepreneurs qui fonctionnent selon la logique du marché et qui sont efficaces. Mais cela ne suffit pas, il faut améliorer l’environnement, il faut que l’administration soit plus performante, que les services fonctionnent mieux, que l’ensemble soit plus cohérent. Il faut également anticiper et prendre les décisions qu’il faut au moment qu’il faut. Dans le cas du textile, nous avons perdu beaucoup de temps au moment où il fallait mettre en oeuvre les mesures d’accompagnement du secteur. Si nous faisons la même chose dans le secteur de l’agriculture au lieu de nous attaquer à sa restructuration, nous irons vers de graves déboires.

Le temps devient un élément stratégique qu’il faut intégrer dans nos décisions.


 source: Libération