Accord UE-Mercosur : les populations affectées ont droit au chapitre
CNCD 11.11.11 | 7 juillet 2023
Accord UE-Mercosur : les populations affectées ont droit au chapitre
by Stephane Compère
L’accord commercial entre l’UE et le Mercosur pose de nombreux problèmes, tels que la déforestation et l’agrobusiness au détriment de l’agriculture familiale. Les populations affectées demandent à être consultées et veulent que leurs droits soient respectés. L’accord met également en danger l’environnement et le climat. Les communautés locales réclament la transparence et des mécanismes de contrôle et de sanctions en cas de violations.
La perspective du Sommet entre les chefs d’Etats et de gouvernements de l’Union Européenne (UE) et de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (CELAC), qui se tiendra à Bruxelles les 17 et 18 juillet 2023, pousse l’UE à accélérer la finalisation de différents accords de commerce ou d’association entre l’UE et différentes régions d’Amérique latine.
L’accord UE-Mercosur est de loin le plus important traité commercial et géopolitique négocié entre les deux régions. Il est en négociation depuis plus de vingt ans. Mais s’il entre en vigueur, il intensifiera une série de problèmes, tels que la déforestation, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, l’intensification de l’utilisation de pesticides, le déplacement de populations, l’expansion de l’agrobusiness au détriment de l’agriculture familiale, etc.
UN ACCORD ILLISIBLE ET NON-CONCERTÉ
Beaucoup d’organisations de la société civile estiment que ces négociations ont été menées sans prise en compte des populations affectées. Déjà, en 2021, le Médiateur européen avait pointé du doigt la « mauvaise administration » de la Commission européenne dans la négociation de l’accord, estimant que celui-ci avait été conclu avant qu’une évaluation d’impact sur le développement durable n’ait été réalisée. Cela, d’autant plus que les négociations se sont accélérées à la suite du coup d’Etat parlementaire qui a destitué Dilma Rousseff en 2016, puis que la signature de l’accord de principe sur la partie commerciale du texte s’est faite sous la présidence de Jair Bolsonaro au Brésil, en juin 2019. L’ex-président brésilien est resté dans les mémoires pour avoir démantelé les institutions de contrôle environnemental et manifesté un mépris notoire des populations indigènes et de la société civile.
De passage en Europe, différentes organisations indigènes et de la société civile du Mercosur, on fait part de leurs analyses et craintes sur les impacts que l’accord aura sur leur environnement, leurs communautés. Elles ont exprimé notamment que le texte de l’accord n’est pas ou peu accessible pour les populations : peu accessible physiquement (difficulté d’avoir accès aux textes, pouvant aller jusqu’au fait que certaines populations éloignées n’ont pas accès à l’électricité, pas de moyens de communication externe…) ou dans son contenu (complexité des textes…). Pourtant, nous dit Ana Paula Santos, de la communauté de Alamira au Brésil, « C’est nous qui prenons soin de la forêt, mais nous ne sommes pas informés, ni écoutés. L’accord s’occupe des marchandises mais pas des personnes ».
Outre les questions d’accessibilité, le contenu inquiète les organisations indigènes. Ana Paula Santos témoigne ainsi : « Les impacts sur les communautés ne sont pas mesurés. Il ne s’agit pas seulement de maintenir les personnes dans leurs communautés, mais de préserver leurs cultures, leur environnement et leur futur ». Les communautés locales veulent être correctement informées pour mieux connaitre le contenu de l’accord et mieux se défendre, ou du moins pouvoir intervenir en connaissance de cause. Elles veulent être entendues préalablement à toute signature d’accords et que l’on tienne compte de leurs revendications.
Du côté brésilien, le retour du Président Luiz Inácio Lula da Silva au pouvoir devrait au moins permettre de renouer le dialogue entre les autorités et les organisations de la société civile et les populations affectées. Mais sans espoirs démesurés pour ces dernières, au vu du poids parlementaire des partis « ruralistes » alliés aux grands propriétaires terriens et au secteur extractif. La Président Lula a d’ailleurs fait part de sa volonté de finaliser les négociations de l’Accord avec l’UE d’ici la fin de l’année 2023, mais pas à n’importe quelles conditions et tout en défendant la réindustrialisation et la protection des marché publics au Brésil. Un vrai grand écart, au vu du contenu des textes actuellement sur la table.
CRIMINALISÉS POUR DÉFENDRE LEURS DROITS
Les leaders indigènes doutent que les protections sur papier soient suffisantes et effectives pour endiguer les déplacements, les menaces et assassinats dans les forêts et les campagnes. « Au Brésil, nous avons des lois, mais elles ne sont pas appliquées », affirme Ana Paula Santos. « Idem du côté du Paraguay », précise Ana Romero : « Il existe une loi sur la déforestation zéro, mais elle est insuffisante et non viable. Par exemple, la loi parle de reforestation, mais permet en même temps la monoculture sylvicole ».
Les monocultures d’exportation, favorisées par l’accord UE-Mercosur, ne sont pas de grandes pourvoyeuses d’emplois. Emplois qui par ailleurs seraient fortement précarisés, soumis à des conditions de travail dangereuses et néfastes pour la santé des travailleurs et travailleuses. Ces conditions de travail sont dénoncées et font l’objet de mobilisations sociales, mais celles-ci sont réprimées. Au parlement brésilien, comme dans celui de l’Etat de Goiás, « il y a des débats visant à renforcer la criminalisation de la société civile. Dans différentes parties du pays, on assiste à la création de milices privées qui visent à limiter la capacité d’action des mouvements sociaux et à empêcher la mise en place de réformes agraires. Par ailleurs, on observe que la police militaire s’en prend aux petits producteurs », selon Saulo Reis, de la Commission pastorale de la terre de l’Etat de Goiás (Brésil), qui dénonce également l’emprisonnement sans ordre judiciaire de deux personnes au début de l’année 2023.
UN DANGER POUR L’ENVIRONNEMENT ET LE CLIMAT
Si l’Amazonie est affectée par la déforestation, d’autres zones encore plus fragiles et moins connues en Europe, comme le Cerrado (Brésil) ou le Gran Chaco (Argentine, Paraguay) sont, elles, carrément sacrifiées. Durant ces 15 dernières années, la savane du Cerrado a connu une destruction de 50 % plus importante que celle de l’Amazonie. Or, avec la mise en route de l’accord commercial, les écosystèmes non-protégés seront encore plus exposés à la déforestation. 50 % du soja brésilien est produit dans le Cerrado, où les ressources en eau sont de plus en plus utilisées pour l‘irrigation intensive au détriment de besoins des communautés. Entre 1985 et 2019, 90% de la déforestation au Brésil a servi à l’ouverture de pâturages et de zones de monocultures. Or, « l’accord UE-Mercosur ne contient pas de clause environnementale contraignante et n’établit pas non plus de cadre juridique ou d’espace pour les litiges en cas de conflit, ce qui fragilise la possibilité d’actions de réparation efficaces lors des violations des droits humains et des droits territoriaux », observe Tatiana Oliveira, conseillère politique à l’Inesc (Institut d’études socio-économiques), au Brésil.
TRACTEBEL/ENGIE ET LE BARRAGE DE CANA BRAVA AU BRÉSIL
Exemple de manque de responsabilité d’entreprise belge investissant au Brésil, entre 1999 et 2001, Tractebel, reprise par Engie, a participé à la construction du barrage hydroélectrique de Cana Brava au Brésil. Celui-ci a été source de nombreux impacts pour les populations locales : perte de terres, perte de source de revenus, impacts environnementaux négatifs, déplacements forcés des populations…). Aucune consultation des habitants n’avait eu lieu avant la construction du barrage. Aujourd’hui, environ 600 familles n’ont toujours pas été indemnisées ou n’ont pas reçu une compensation équitable. La plainte déposée par le ministère publique fédéral contre Tractebel traine toujours devant de tribunaux fédéraux brésiliens.
Plus de détails dans L’agro-industrie met le feu au Brésil, Entraide et Fraternité, 2023.
AGRICULTURE, EAU, TERRE
Au Brésil, 70 % de la production alimentaire vient de l’agriculture familiale. Or, en 2019, le soja y constituait 49 % de la superficie des terres cultivées. Pour Katia Penha, « le paradoxe avec ces accords de commerce est qu’ils servent à produire du soja intensif pour nourrir les bovins pour l’exportation, alors qu’une partie de la population locale souffre de la faim ». Ce qui va par ailleurs à l’encontre de la politique de lutte contre la faim du gouvernement Lula. Saulo Reis confirme en insistant sur la nécessité de lutter contre le discours de l’agro-business quant à son rôle dans la réduction de la faim dans le monde. Les mégaprojets agricoles sont avides de nouveaux territoires. Saulo Reis explique que « dans notre Etat, ces grands producteurs agricoles ne peuvent juridiquement exploiter que 20 % de leurs terres. Bien que la loi soit rarement respectée, dès les 20 % atteints, la pression se fait pour acquérir les terres limitrophes ».
Julio Barbosa, membre du Conseil national des « populations extractives » (Brésil) soulève le problème majeur de l’accès à la terre : « Nous sommes affectés par l’extractivisme dans la zone amazonienne et les membres des communautés quittent la région car nous n’avons pas de garanties sur nos terres, beaucoup n’ont pas de titres de propriété ». Sur ce sujet encore, le changement de pouvoir au niveau national donne de l’espoir aux petits producteurs pour la reconnaissance de leurs droits de propriétés ou pour la sanctuarisation des territoires pour les afro-descendants. Mais les avancées sont lentes. En attendant, des familles sont déplacées, des défenseurs et défenseuses de l’environnement sont assassinés, payant de leur vie leur lutte pour l’accès à la terre et la défense de leurs territoires. Il s’agit de combats qui vont au-delà de la reconnaissance de leurs territoires. Il s’agit aussi de lutter contre les inégalités. La mise en place d’une réforme agraire devrait permettre une plus juste redistribution de l’accès à la terre et donc permettre une vie plus digne à de nombreuses familles.
Ce qui affecte également les communautés autochtones, c’est l’utilisation intensive de pesticides. La pollution des terres cultivables et des rivières ont des impacts directs sur la pêche, la santé, l’alimentation des communautés locales. « Les épandages aériens de pesticides sur les monocultures de soja ou de maïs devraient se faire à au moins 500 mètres des communautés, mais ce n’est pas respecté », explique Saulo Reis. Ces épandages provoquent de maux de tête, des démangeaisons… qui sont traités comme des symptômes du Covd-19. Cela a également un impact pour les producteurs agroécologiques, dont les terres sont parfois encerclées par la production de soja et les pesticides associés, et qui rencontrent des difficultés à vendre leur production. Mais, tels un boomerang, ces pesticides, parfois exportés par l’Europe alors qu’ils y sont interdits, pourront revenir en Europe dans nos assiettes via la viande et les produits agricoles importés du Mercosur. En effet, il sera difficile pour l’UE d’assurer un contrôle effectif des chaînes de productions agricoles au vu de l’énormes volume des échanges, d’autant que l’accord de commerce vise à diminuer les contrôles et diminuer les moyens qui y sont attribués.
ÊTRE PARTIE PRENANTE
Les communautés sont directement affectées par la mise en œuvre de l’accord de commerce avec l’UE. Cet accord n’est évidemment pas le seul à peser sur leur développement ; l’important pour elles est de pouvoir changer de modèle de production. Par exemple, en diminuant les exportations de produit agricoles et en se recentrant prioritairement sur la satisfaction des besoins alimentaires primaires pour les populations locales, en soutenant les entreprises locales et l’agriculture familiale. Le changement passe par un autre mode de consommation qui responsabilise toutes les parties, en Europe comme en Amérique latine.
Quoi qu’il en soit, la transparence, la consultation préalable, la réalisation d’études d’impacts indépendantes, la prise en compte des réalités et revendications des populations locales ainsi que leur information, participation à toutes négociations d’accords de commerce sont obligatoires. De même, toute approbation de l’accord UE-Mercosur devra contenir un chapitre sur le commerce et le développement durable qui soit contraignant et assorti de mécanismes de contrôles et de sanctions en cas de violations. Il ne s’agit pas seulement de devoir moral, mais également de devoir légal, notamment par l’application de la convention 169 de l’OIT qui consacre, entre autres, le droit à la consultation libre, préalable et informée des peuples indigènes et tribaux chaque fois que l’on envisage des mesures législatives ou administratives susceptibles de les toucher directement. De même, si l’accord devait être mis en application, il sera nécessaire de mettre en place des mécanismes de contrôles fiables, avec la participation des communautés, de prévoir des systèmes d’accès à la justice en cas de violations des droits et des engagements liés à cet accord et de prévoir des modalités de compensations et de réparations pour les communautés impactées.