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Derrière les annonces de relocalisation, le retour des accords de libre-échange

Photo: François Dvorak

Socialter | 12 juin 2023

Derrière les annonces de relocalisation, le retour des accords de libre-échange

Par Maxime Combes

Maxime Combes est économiste, chargé de suivi des politiques commerciales pour l’Aitec, et il co-anime le collectif national Stop Mercosur. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont « Un pognon de dingue, mais pour qui ? » (Seuil, 2022).

Nos dirigeants ont tiré les leçons de la crise pandémique. La mondialisation a montré ses limites et nous a tous rendus vulnérables, même le puissant Occident. On ne les y reprendra plus ! Sauf que derrière le rideau des déclarations en faveur de la relocalisation, les mêmes États, de concert avec la Commission européenne, rouvrent les négociations sur les accords de libre-échange gelés depuis 2019, à commencer par l’accord UE-Mercosur.

En à peine trois ans, chacune et chacun d’entre nous a pu faire une expérience sensible des fragilités économiques, sociales, mais aussi sanitaires, générées par la mondialisation. La pandémie de Covid, qui s’est mondialisée à toute vitesse en suivant les flux internationaux de passagers, a complètement déstabilisé la « mondialisation heureuse » supposée assurer ad vitam prospérité, stabilité et abondance, et qui avait été présentée comme le modèle d’organisation économique optimal pour garantir l’approvisionnement des marchés. Nous avons au contraire dû supporter pendant des mois une pénurie de masques et de médicaments.

À présent nourries par les conséquences de la guerre russe en Ukraine, les tensions avec la Chine et les profits d’aubaine réalisés par les grandes entreprises, certaines de ces pénuries alimentaires, industrielles et énergétiques perdurent, ainsi que l’inflation qui a atteint des niveaux record. Au motif d’améliorer la compétitivité des entreprises multinationales et d’assouvir une consommation sans limite et au moindre coût, la fragmentation de la production en chaînes internationales de sous-traitance labyrinthiques a mis notre sécurité sanitaire, alimentaire et écologique en danger.

Dans ce contexte, de nombreuses voix, diverses et parfois inattendues, se sont élevées pour plaider en faveur de la relocalisation des activités économiques sur le territoire national et européen. On se souvient d’Emmanuel Macron prenant des accents altermondialistes lors d’une allocution télévisée du printemps 2020 considérer que « la relocalisation de nos industries stratégiques est une nécessité pour assurer notre indépendance et notre sécurité ». Relocalisation, indépendance, souveraineté ont alors fait une entrée remarquée dans bon nombre de discours, y compris de ceux qui ne voulaient pas en entendre parler quelques mois auparavant. Dans les faits, ces promesses pourraient néanmoins rester sans effet. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’énergie que la Commission européenne déploie pour négocier et finaliser de nouveaux accords de libéralisation du commerce et de l’investissement.

Soutenue par le Medef européen et plusieurs États-membres restés très favorables à l’approfondissement de la mondialisation, la Commission donne l’impression de vouloir insérer toujours plus d’entreprises, d’activités et d’emplois dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. À mille lieues des promesses de relocalisation, la liste des pays avec lesquels la Commission européenne négocie de nouveaux accords commerciaux au nom des 27 États-membres de l’UE en atteste : Chili, Mexique, Brésil, Paraguay, Argentine, Uruguay, Nouvelle-Zélande, Australie, Inde, Kenya, Indonésie, Thaïlande pour les principaux d’entre eux. Liste à laquelle il faut ajouter les partenariats « matières premières » tels que ceux récemment finalisés avec le Kazakhstan et la Namibie. Comme s’il s’agissait d’oublier les leçons des dernières années et de sauver quoi qu’il en coûte les principes d’une mondialisation pourtant si décriée.

Écouler pesticides et berlines thermiques

Après 20 ans de négociations menées dans la plus grande opacité, l’accord entre l’UE et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay) a été annoncé comme conclu en juin 2019. Il vise principalement à accroître les importations de viande et de produits agricoles pour y exporter plus de voitures, de machines-­outils et de produits chimiques, dont des pesticides interdits sur le territoire européen. De nombreuses études, y compris officielles, en conviennent : voilà un accord qui devrait renforcer les asymétries économiques entre les deux blocs ainsi que leurs dépendances respectives aux marchés mondiaux des matières premières, pour leur approvisionnement du côté des pays européens, et pour leurs revenus du côté des pays du Mercosur.

Mais patatras : l’été 2019 est marqué par de très importants incendies en Amazonie qui ont suscité une puissante vague d’indignation internationale contre les principaux responsables – l’agroindustrie et la déforestation, encouragées par l’administration Bolsonaro. À l’occasion du G7 à Biarritz en août 2019, Emmanuel Macron a finalement dû annoncer s’opposer à l’accord, trois mois à peine après en avoir dit le plus grand bien. Les mobilisations citoyennes d’un côté et les politiques racistes, climaticides et antisociales menées par Jair Bolsonaro de l’autre, ont progressivement obligé Bruxelles à geler ce projet d’accord. Obsolète dans ses principes – le mandat de négociations de la Commission européenne date de 1999 et ne comprenait aucun objectif de lutte contre le réchauffement climatique ou de protection de la biodiversité –, l’accord UE-Mercosur a été remisé au fond des tiroirs.

« À Bruxelles, paradis des compromis et des oxymores, la relocalisation n’a en fait jamais vraiment eu les faveurs de la Commission européenne. »

C’était sans compter l’élection de Lula au Brésil fin 2022. La Commission européenne a considéré qu’il y avait là « une fenêtre d’opportunité » qu’il ne fallait pas rater : « Il nous faut relancer les débats en ce qui concerne l’accord du Mercosur, parce que le commerce international est essentiel pour aider notre industrie à réduire les coûts, à créer des emplois et à développer de nouveaux produits », affirmait Ursula von der Leyen, sa présidente depuis le forum de Davos en janvier 2023. Elle reprend là le discours d’avant-pandémie et les desiderata des lobbys industriels européens : offrir de nouveaux débouchés aux pesticides progressivement interdits d’utilisation en Europe ainsi qu’aux berlines thermiques qui n’auront bientôt plus le droit d’y être commercialisées.

Afin de répondre aux objections soulevées en matière de climat, de déforestation, de biodiversité ou de protection des droits humains et sociaux et ainsi ressusciter cet accord, la Commission européenne propose d’adjoindre à l’accord une série d’engagements… que les États ont déjà pris par ailleurs. Selon les premières analyses, l’économie générale de l’accord n’en serait pas modifiée, notamment son volet agricole, pourtant l’un des volets de l’accord les plus critiqués. En réalité, la Commission ne souhaite en aucun cas rouvrir les négociations sur le contenu même d’un accord qui pourrait créer l’une des plus grandes zones de libre-échange au monde avec un quart du PIB mondial et 720 millions de personnes.

Déjà utilisée pour de précédents accords (Colombie, Pérou, Canada), cette stratégie relève du tour de magie : ne rien changer de significatif, affirmer que les problèmes soulevés sont réglés et espérer que les États européens et du Mercosur acquiescent. S’il est difficile de prévoir quel en sera le résultat, la Commission espère pouvoir ouvrir le processus de ratification avant les élections européennes de juin 2024. C’est aussi l’objectif que se donnent la Suède et l’Espagne qui président l’UE en 2023. Une inconnue porte sur la position que les pays du Mercosur, et le Brésil en tête, vont adopter : si Lula a indiqué souhaiter obtenir des garanties sur le contenu d’un accord jugé déséquilibré, il pourrait aussi considérer que replacer son pays sur la scène internationale et assurer de nouveaux débouchés à son agroindustrie est prioritaire.

« Autonomie stratégique ouverte »

Avec l’accord UE-Mercosur, c’est un peu l’avenir de la politique commerciale européenne qui se joue. Mais s’il était présenté comme un accord « bœuf contre voiture », ce qu’il est sur le fond, l’accord UE-Mercosur n’aurait aucune chance d’emporter l’adhésion. Des justifications plus opportunistes telles que la guerre en Ukraine, les mauvaises récoltes en Europe en 2022 ou les tensions géopolitiques avec la Chine doivent donc être mobilisées. En affirmant que « les accords commerciaux doivent nous permettre de poursuivre des objectifs géopolitiques », le commissaire européen au commerce, Valdis Dombrovskis, défend que la compétition entre superpuissances l’emporte sur le contenu réel des accords.

Signer de nouveaux accords doit permettre à l’UE d’imaginer pouvoir rivaliser avec les États-Unis et la Chine sur le plan géopolitique, tout en espérant rester dans la course mondiale à l’accès aux matières premières, notamment celles jugées clés pour le verdissement de l’économie. C’est bien ce qui explique l’empressement à signer de nouveaux accords avec le Chili et le Mexique pour mettre la main sur des ressources de lithium, le cuivre et l’hydro­gène. Les négociations avec l’Australie, géant minier du XXIe siècle, visent également à ne plus dépendre quasi exclusivement de la Chine pour approvisionner l’économie européenne en « terres rares ».

À Bruxelles, paradis des compromis et des oxymores, la relocalisation n’a en fait jamais vraiment eu les faveurs de la Commission européenne. Celle-ci a préféré recycler le principe d’« autonomie stratégique », forgé dans les domaines de la défense et des relations internationales, pour l’appliquer à sa politique commerciale en lui adjoignant l’adjectif « ouverte ». Un adjectif qui compte. Loin des ruptures promises, le concept d’« autonomie stratégique ouverte » permet de ne modifier la doctrine commerciale européenne qu’à la marge : « Il ne s’agit pas de tourner le dos au libre-échange »,avait prévenu Thierry Breton dès mai 2020. Considérant que l’essentiel de la croissance de l’économie mondiale va désormais se réaliser hors d’Europe, la Commission veut aider les entreprises européennes à gagner des parts sur ces nouveaux marchés : la prospérité intérieure suppose de sécuriser l’accès aux matières premières et de garantir aux multinationales leur mainmise sur les chaînes d’approvisionnement à des coûts aussi faibles que possible. La doctrine commerciale qui fait de l’intégration compétitive de l’économie européenne dans l’économie mondiale le vecteur de sa prospérité n’a été adaptée qu’à la marge.

De la mondialisation à la relocalisation ?

L’âge d’or de la mondialisation, où les échanges commerciaux augmentaient 4 à 5 fois plus vite que le PIB mondial, est pourtant révolu. La part du commerce dans le PIB mondial s’est en effet stabilisée avec la crise économique de 2008-2009. Le terme de « slowbalisation », que les Québécois ont traduit par « moudialisation », en rend compte assez justement. Les États restreignent de plus en plus les échanges, comme ce fut le cas pour le matériel médical et les denrées alimentaires pendant la pandémie. De plus, l’exception de sécurité nationale, reconnue par l’article 21 du GATT, utilisée dans des cas de force majeure jamais contestés par les États tiers, l’est de plus en plus pour ériger des mesures normalement contraires aux règles de l’OMC.

La boîte de Pandore est ouverte, au risque de faire imploser le système commercial mondial dans son ensemble. Avec leur « Inflation reduction Act » (IRA), les États-Unis de Joe Biden viennent encore de fragiliser l’édifice : sept des crédits d’impôt prévus pour financer la transition énergétique contiennent ce que l’on appelle une « clause de contenu local » visant à favoriser les véhicules électriques ou les pompes à chaleur assemblés en Amérique du Nord et dont sont originaires une part conséquente des composants et des minerais : cette mesure est contraire à l’article 3 du GATT qui interdit de traiter plus défavorablement des produits importés que des produits similaires d’origine nationale. Comme si plus personne ne respectait les règles de l’OMC.

Des ONG nord-américaines et européennes proposent de protéger de telles politiques climatiques d’éventuels différends commerciaux avec une « clause de paix sur le climat » : les politiques visant à accélérer la transition écologique ne doivent plus être menacées ou empêchées au nom des règles qui organisent la mondialisation. Voir plusieurs États-membres de l’UE annoncer leur retrait du Traité sur la charte de l’énergie, ce traité nocif qui retarde, renchérit ou bloque la transition énergétique, ouvre une brèche notable dans ce pare-feu qui pouvait jusqu’ici paraître inviolable : les institutions de la mondialisation, dont les principes qui les fondent ne tiennent aucun compte des immenses défis climatiques et énergétiques auxquels nous sommes confrontés, ne sont pas une malédiction indépassable.

L’opinion publique a basculé : plus de 80 % des personnes interrogées appellent désormais à la relocalisation. Semée d’embûches, une telle aspiration peut se nourrir d’exigences écologiques, sociales et de solidarité internationale et être tenue éloignée des incantations nationales qui rabattent sur la frontière le levier de la souveraineté économique. À l’heure d’un monde dual qui voit le libre-échange s’imposer aux pays les plus faibles et les grandes puissances s’en exonérer, le défi est immense. Pour déverrouiller les conditions de possibilité d’une relocalisation écologique, sociale et solidaire, peut-être faudra-t-il commencer par geler les velléités de Bruxelles à relancer tous azimuts le libre-échange.

Paris va-t-il s’y opposer jusqu’au bout ?

En Europe, les parlements autrichien, hollandais et wallon ont pris position contre l’accord. Espagne, Portugal, Suède, République tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, Italie, Lettonie, ainsi que l’Allemagne poussent en sa faveur. Et la France ? Depuis sa volte-face, Emmanuel Macron a indiqué à plusieurs reprises être opposé à l’accord « en l’état ». À l’occasion de la remise du rapport de la commission d’experts en charge d’évaluer le projet d’accord, le gouvernement avait formulé trois « exigences » :

1) qu’il ne provoque pas « d’augmentation de la déforestation »,

2) que les pays du Mercosur respectent « leurs engagements au titre de l’accord de Paris »,

3) « que les produits agroalimentaires importés respectent les normes sanitaires et environnementales de l’UE ».

Les deux premières sont formulées de façon suffisamment vague pour que la Commission donne l’impression d’y satisfaire, tandis que le troisième peut laisser place à plusieurs niveaux de lecture, ne garantissant pas que la France s’oppose à l’accord jusqu’au bout. Le seul « non » français pourrait d’ailleurs ne pas suffire puisque la Commission voudrait passer outre l’éventuel veto d’un seul pays et éviter une ratification par les parlements nationaux.

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 source: Socialter