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L’ALECA : Un impact économique incertain, des conséquences irréversibles sur la société et la souveraineté

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Illustration: Houloul

Houloul | 13 décembre 2020

L’ALECA : Un impact économique incertain, des conséquences irréversibles sur la société et la souveraineté

Par Marco JONVILLE

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’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), encore en négociation avec l’Union Européenne, a été controversé au point où les autorités européennes ont suggéré un changement de nom1. En effet, les problèmes économiques, sociaux, sanitaires et environnementaux et les problèmes de souveraineté posés par l’ALECA ont été exposés à de multiples occasions2.

Pourtant, l’ALECA continue à être promu par l’UE, et par certains intérêts tunisiens, comme un accord essentiellement politique, nécessaire, avec des retombées économiques positives pour la Tunisie. Or la lecture du texte révèle son caractère avant tout économique, à travers la libéralisation des échanges et de l’investissement. S’il est aussi politique, c’est parce que la Tunisie ne pourra plus avoir une politique économique indépendamment de l’UE.

C’est ce que nous allons détailler dans ce Policy Brief : nous ne pouvons pas attendre de miracle, ni même d’amélioration économique significative avec l’ALECA, d’autant plus que ses conséquences politiques et sociales irréversibles risquent d’empêcher le développement du pays.

La balance commerciale continuera de se dégrader

Depuis 2005, la Tunisie est en déficit

L’ALECA est d’abord un accord commercial, dont la raison d’être serait d’accroître les exportations et les importations. Or, cela pose un problème tant au niveau social qu’en rapport avec la position internationale actuelle de la Tunisie.

Il est essentiel de rappeler que les destructions d’emplois, que causeront les nouvelles importations et les installations d’entreprises européennes, représenteront non seulement un problème économique, mais également social. Elles pourraient affecter des populations déjà en difficulté sociale (petits commerces, petits agriculteurs…) qui n’auront pas nécessairement la possibilité de se réinsérer dans d’autres secteurs d’activité3.

Ensuite, si nous regardons l’évolution des relations commerciales de la Tunisie (Figure 1), nous remarquons que la balance commerciale s’est considérablement dégradée depuis 2005. Ce déclin est limité par les transferts des Tunisiens à l’étranger (revenu secondaire) et la balance des services (composée à 40% du tourisme4). Le déficit est produit par l’accroissement du déficit extérieur de biens, et du revenu primaire. La dégradation de la balance des biens correspond historiquement à l’abaissement progressif des droits de douane sur les produits industriels, conformément à l’Accord d’association avec l’UE, à la fin de l’accord multifibre (qui a engendré une compétition internationale plus intense dans le secteur du textile), à la participation de pays asiatiques à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et à une augmentation des prix pétroliers, qui culminent en 2008 et de 2011 à 2014. L’intégration de la Tunisie dans le commerce mondial, accéléré par son entrée dans l’OMC et l’Accord d’association en 1995, se fait pour le moment à son détriment5.

Figure 1. Calculs de l’auteur à partir des données du FMI sur la balance des paiements[6]

L’ALECA aggraverait le déficit commercial, notamment pour les services, et n’améliorent pas la croissance

La libéralisation plus avancée proposée par l’ALECA ne remettra pas la tendance déficitaire en question. Les études prospectives estiment qu’une majorité de secteurs ne sentira que peu d’effet ou un effet négatif. Sur 37 secteurs d’activité, l’étude d’Ecorys (2013), qui utilise pourtant un modèle très optimiste7 estime qu’à long terme, 9 secteurs subiraient des pertes de plus de 5% en termes de valeur ajoutée, 7 secteurs pourraient avoir des gains de plus de 5% et pour les 21 restants l’impact serait de plus ou moins 5%. Sur la base de ces résultats, il est difficile de comprendre le taux de croissance de l’économie de 4% que prévoit le modèle. L’étude de l’Ofce (2018), quant à elle, mesure un impact négatif de -1,5% de croissance du PIB, un niveau d’emploi stable et des pertes dans la balance commerciale.

Au-delà des chiffres, ce que l’ensemble des études et des analyses semblent pointer, est un impact au mieux neutre à long terme. L’ALECA orientera surtout la production vers certains secteurs (moins de céréales, plus d’huile d’olive ; moins de textile, plus de machines). Les coûts d’ajustement et les pertes de court terme, que la Tunisie devra prendre en charge, ne sont pas pris en compte.

Cependant, si nous regardons le secteur des services tel que prévu par l’étude d’Ecorys, nous remarquons que les exports baisseraient significativement dans presque tous les sous-secteurs de service8 et que les importations augmenteraient significativement dans tous9. Ainsi, si l’ALECA vise en priorité à libéraliser le secteur des services, cette ouverture se ferait au détriment de la Tunisie, même selon les prévisions de long terme d’une étude optimiste. La balance des services, déjà très affectée par la baisse du tourisme depuis 2014 et à nouveau par la crise du coronavirus, ne pourra plus limiter le déficit commercial, voire pourrait devenir négative elle aussi. L’étude deEcorys (2013), comme celle de Solidar Tunisie (2018), pointent des opportunités pour des secteurs de services émergents en Tunisie. Cependant, selon leurs propres prédictions, ces mêmes secteurs seront les plus affectés par la concurrence européenne.

Les projections données par ces études sont incertaines, mais elles peuvent donner des tendances : un secteur agricole tourné vers la production d’huiles et de fruits pour l’export au détriment des productions stratégiques de céréales, et un secteur des services qui deviendrait déficitaire. Les gains proviendraient donc du secteur industriel, pourtant déjà libéralisé par l’accord d’association, et d’investissements étrangers, favorisés par l’ALECA. Que peut-on en attendre réellement ?

Les investissements étrangers sont une dette coûteuse et non rentable

Un deuxième argument majeur utilisé par les défenseurs de l’ALECA est celui de la nécessité d’adopter cet accord pour attirer des investissements étrangers (dans ce cas européens). Ces investissements auraient des retombées économiques positives en termes de croissance et d’emplois qui permettraient de justifier de nouveaux privilèges accordés aux investisseurs.

Les accords et les privilèges pour les investisseurs sont coûteux mais ne sont pas déterminants pour les investissements

D’abord, le lien entre la présence d’accords de facilitation des investissements et la quantité d’investissements étrangers n’est pas prouvé. Au contraire, la majorité des études pointent une absence de relation, ou seulement un très léger impact. Ce dernier serait plus important dans les pays industrialisés, catégorie au sein de laquelle la Tunisie n’est pas classée10. Même sans avoir ratifié de traité d’investissement, le Brésil était le troisième destinataire mondial d’investissements étrangers entre 1990 et 201011.

Au cœur de ce débat se trouve la question des privilèges qui sont accordés aux investisseurs étrangers, notamment à travers les systèmes d’arbitrage entre investisseurs et États. La Tunisie a déjà 31 traités bilatéraux d’investissement qui comprennent ce système, sur un total de 38 traités bilatéraux d’investissement aujourd’hui en vigueur12. Mais l’ALECA étendait ce système à l’ensemble de l’UE et le rendrait plus difficile encore à remettre en cause, puisqu’il n’y aurait pas de date limite à ce traité et qu’il serait plus difficile de renégocier13. Ces traités permettent aux investisseurs étrangers de demander des réparations à l’État s’ils estiment qu’une régulation, même d’intérêt public, aurait porté atteinte à leurs profits attendus. Deux cas fréquemment cités sont l’exemple de l’entreprise Vattenfall qui a demandé 6 milliards d’euros à l’Allemagne à la suite de sa décision de sortir du nucléaire, ou l’entreprise Veolia qui a demandé 175 millions d’euros à l’Egypte à la suite de à sa décision d’augmenter le salaire minimum14. Les entreprises étrangères peuvent aussi utiliser la menace de l’arbitrage pour modifier des lois, comme en France concernant une loi sur les hydrocarbures15. L’Afrique du Sud, premier destinataire d’IDE en Afrique, a décidé de mettre un terme à ses traités d’investissement qui comprennent l’arbitrage, face à ses coûts et après avoir remarqué que beaucoup d’investissements provenaient de pays avec lesquels elle n’avait pas d’accord. Les flux d’IDE qu’elle reçoit n’ont pas baissé pour autant16. Pour se protéger, la Tunisie devrait suivre un chemin similaire.

La principale politique pour attirer les IDE (Investissements Directs Etrangers) en Tunisie a été le régime offshore, dont les résultats sont controversés. Ce régime a donné de grands avantages aux investisseurs qui veulent profiter de la main-d’œuvre tunisienne pour exporter leurs produits. L’ALECA leur en donnerait encore d’autres17. Pourtant, lorsqu’on regarde les flux d’IDE, on ne remarque pas d’influence frappante : il n’y a pas d’envolée des investissements à la suite de la loi 72 ou à la suite de l’Accord d’association de 1995. En moyenne, les IDE sont compris entre 1 et 4% du PIB depuis 1970 avec une légère tendance à l’augmentation (Figure2)18 .

Figure 2 – Flux net des IDE entrants, en pourcentage du PIB. Source : https://data.worldbank.org/indicator/BX.KLT.DINV.WD.GD.ZS?locations=TN

Les investissements doivent être contrôlés et dirigés pour permettre le développement

D’autre part, les investissements étrangers ne signifient pas une augmentation automatique du bien-être et de l’emploi du pays. S’ils existent, les investissements supplémentaires qui pourraient être faits avec l’ALECA viserait plus directement le marché tunisien, puisque le régime offshore permet déjà de viser l’export très librement. Par exemple, des investissements dans les secteurs du commerce de détail renforcerait les grandes surfaces, au détriment des petits commerces, menant vers une plus grande concentration. On peut ainsi s’attendre à une perte nette d’emplois dans ce secteur19.

Ainsi, les IDE mèneraient à plus de concurrence avec les entreprises tunisiennes (en plus des importations supplémentaires), mais surtout l’ALECA n’accompagnera pas ces investissements de garantie pour améliorer le tissu économique tunisien lui-même. L’accord interdit à la Tunisie de poser des conditions pour l’investissement étranger, comme du transfert technologique, l’emploi de cadres nationaux, d’avoir recours à un minimum de fournisseurs tunisiens, etc. Or, pour être réellement utiles à bâtir une économie plus prospère, les IDE doivent être dirigés vers des secteurs pour lesquels ils sont utiles, et bénéficier aux entreprises locales, dans le cadre d’une stratégie de l’État pour développer et améliorer la productivité de certains secteurs. C’est notamment grâce à ce type de stratégie que les nouveaux pays industrialisés asiatiques ont réussi leur rattrapage ». Cela implique une utilisation des technologies acquises par les investissements en les diffusant dans le reste de l’économie : c’est cette diffusion et l’intégration domestique » qui sont essentielles (Rodrick, 2018).

Les IDE : d’abord une dette

Les IDE ne peuvent pas être considérés comme une solution durable, surtout dans ces conditions. Les IDE représentent une dette : ce sont des afflux de capitaux extérieurs, qu’il faut rémunérer. Ainsi, si nous regardons le revenu primaire, nous remarquons que la Tunisie doit payer une importante somme aux investisseurs étrangers pour leur rémunération, notamment entre 2009 et 2013 (déficit de plus de 1,5 milliards de dollars chaque année), à la suite des IDE importants qui ont été enregistrés entre 2005 et 2010. Avec la baisse des IDE, ce déficit a aussi baissé. Pour certains pays comme l’Afrique du Sud, les rémunérations des IDE représentent ainsi la majeure partie de leur déficit commercial, le pays a donc une dette envers le reste du monde à cause des IDE.

Les IDE peuvent aussi représenter de larges pertes directes : entre 2000 et 2012, la Tunisie a reçu 3,547 milliards de TND d’IDE du Royaume Uni, mais 7,08 milliards de TND ont été rapatriés, soit une perte nette de 3,533 milliards de TND20. Ainsi, il est nécessaire de contrôler cette dette et ce qu’elle apporte au développement du pays.

Figure 3 – Calculs de l’auteur à partir des données du FMI. “Revenus d’autres investissements correspond exclusivement aux intérêts payés sur les emprunts de l’Etat à l’étranger.

Les normes européennes favorisent les intérêts des acteurs dominants et aggrave les problèmes existants

Une troisième conséquence de l’ALECA serait d’adopter les normes européennes. Les défenseurs de l’accord affirment que cela ferait accéder la Tunisie à de meilleures normes, l’obligerait à effectuer des réformes bloquées et à lutter contre la corruption, en rendant le marché plus efficace.

Une concurrence exacerbée, la corruption et la crise sociale toujours là

La majorité des normes européennes concerne surtout ce que l’UE considère être la bonne concurrence. Or, celle-ci n’est pas toujours favorable aux consommateurs ou à l’économie, comme le rappelle l’Observatoire Tunisien de l’Economie au sujet du secteur de l’énergie. On peut craindre une accaparation des ressources tunisiennes, et une privatisation de la distribution d’énergie au profit d’opérateurs européens, sans conséquences positives pour les consommateurs mais des pertes nettes d’emploi au détriment de la STEG21. La concurrence dans les marchés publics menacerait toutes les entreprises tunisiennes qui bénéficient des marchés tunisiens (15 à 20% du PIB), notamment les petites entreprises, en les mettant en concurrence directe avec les entreprises européennes22. Les normes de concurrence représentent une certaine idéologie économique qui est en partie responsable de la crise sociale durable en Europe – le mouvement des gilets jaunes en France est une de ses manifestations. Le règne de la concurrence, du système néolibéral et de la domination de grandes entreprises a mené vers la précarisation d’une grande partie de la population et à une crise sociale qui règne en Europe. Les normes européennes n’empêchent pas non plus des ententes entre acteurs et des scandales de corruption, y compris concernant les marchés publics23. La corruption doit être adressée directement et systématiquement. Les règles de marché pourront tout aussi bien être contournées que les règles actuelles.

Des standards au bénéfice des grandes entreprises européennes et tunisiennes, un plus grand marché informel

Les normes concernent aussi des standards de production, de calibrage des produits, etc. Ces derniers poussent à l’uniformisation des produits, et à un certain mode de production, notamment dans le domaine agricole. Si certains amélioreraient la sécurité et le respect des normes environnementales, on ne sait pas s’ils correspondront au contexte tunisien. Les standards européens favorisent les grandes entreprises tunisiennes, qui sauront les appliquer facilement ou les appliquent déjà pour exporter, ou les entreprises européennes qui pourront entrer plus facilement sur le marché. Les européens demeureront meilleurs pour appliquer leurs propres standards, puisqu’ils n’auront pas à s’ajuster. On peut donc s’attendre à des pertes pour les entreprises tunisiennes, dont certaines devront fermer, ainsi qu’à une montée du marché informel dans l’impossibilité d’appliquer les standards exigés.

Imposer des réformes depuis l’extérieur et contre le peuple n’est pas une solution

D’autre part, les défenseurs de l’ALECA affirment que cet accord permettrait de faire avancer des réformes bloquées en Tunisie. Ils assument donc une stratégie qui impose des réformes que beaucoup de tunisiens refusent. L’application des normes européennes provoque un fort ressentiment contre l’UE dans beaucoup d’Etats de l’UE elle-même. En Tunisie, les réformes antisociales imposées par le FMI provoquent également de forts mouvements de résistance dans la population. L’ALECA pousse la logique des réformes du FMI un pas plus loin en instaurant le règne de la concurrence et la privatisation de nombreux secteurs. D’un point de vue strictement politique, les réformes doivent être issues du processus démocratique et non venir d’un accord international sur lequel les citoyen.ne.s n’auront pas eu l’occasion de s’exprimer, ou qui n’offre qu’une seule alternative aux député.e.s, celle de l’accepter ou le refuser en bloc. D’un point de vue économique, l’efficacité de ces réformes pour le développement économique est très douteuse et fréquemment contestée par les économistes et les populations.

Possibilités de développement restreintes et limitées par l’ALECA, un rôle figé dans les chaînes de valeur mondiales

Les alternatives existent mais les accords comme l’ALECA les restreignent

Selon ses défenseurs, les normes et les réformes qui accompagnent l’ALECA seraient impératives pour moderniser la Tunisie et l’intégrer dans la compétition internationale. Il n’y aurait qu’un moyen de développer l’économie, celui qu’ils défendent. L’absurdité d’une telle affirmation, écrasant la réalité de la complexité humaine, se trouve dans la croyance en une « science » économique détentrice de la vérité, alors que l’économie est fondamentalement sociale, puisqu’elle provient des interactions humaines. Les alternatives et la diversité des positions existent toujours, et rares sont les pays qui ont pu se développer en suivant les recettes prescrites par le FMI ou la Banque Mondiale. La Chine ou la Corée du Sud ont connu des expansions sans les suivre. Ces pays ont imposé un contrôle des capitaux, et ont protégé et investi dans certaines industries. De telles politiques seraient rendues totalement impossibles par l’ALECA. Dans une récente étude, Dühnaupt et Herr (2020) montrent comment ce type d’accord rend très difficile, voire impossible, la mise en œuvre d’une politique industrielle à même de bénéficier à un pays du Sud. De plus, en étant intégrés dans le commerce mondial et ses chaînes de valeur, beaucoup de pays sont restreints à certaines tâches et ne bénéficient pas d’améliorations ni économiques ni sociales24.

L’ALECA n’est pas moderne et ne permettra pas à la Tunisie de suivre son développement souverain

Plus concrètement, cet accord lie les mains de la Tunisie dans l’exercice de ses choix souverains. Elle devra automatiquement suivre les normes européennes sans avoir la possibilité de les discuter. Quand bien même ces normes seraient positives, elles doivent venir de la Tunisie elle-même afin de les adapter à la situation économique et sociale du pays. En termes d’intégration dans le commerce international, la majorité des entreprises voulant exporter sont déjà aux normes internationales. Lors des discussions sur l’ALECA, les problèmes qui ressortent sont plus des questions internes : le manque de visas et la non-convertibilité du dinar semblent être les principaux problèmes pour les exportations de services25.

De plus, de quelle modernisation parle-t-on ? Les méthodes de modernisation de l’agriculture utilisées depuis les années 70 ont largement détruit les sols et la résistance des écosystèmes et des cultures aux chocs (climatiques, épidémies…). En Europe, la concurrence et les aides de la PAC (Politique Agricole Commune)26 impliquent que les agriculteurs ne survivent pas sans les aides européennes. Une modernisation de l’économie par de plus hautes technologies ? Nous avons montré plus haut que le lien avec l’investissement ne serait pas automatique. Il est donc impossible d’attendre des retombées automatiques d’un tel accord.

Alternatives :

Les normes et les choix économiques de la Tunisie doivent demeurer souverains. Cet accord l’empêche. La Tunisie accepterait d’appliquer une recette que l’UE lui a préparé (et destinée à l’ensemble des pays méditerranéens), et sur laquelle les marges de négociation sont minimes27. Ainsi, avec l’ALECA, la Tunisie ne pourrait plus choisir ses normes et ses standards : elle accepterait son statut de satellite de l’Union Européenne, en suivant automatiquement ses normes. C’est en ce sens que nous pouvons affirmer que l’ALECA est un accord néocolonial. Oui, les conséquences économiques et sociales sont à craindre, en particulier sur le court terme et dans une situation où l’économie tunisienne n’est pas en mesure de s’adapter à un tel changement28. Et en économie, il a été montré empiriquement que des pertes importantes de court terme ont aussi des conséquences durables29. Oui, l’accord est néocolonial dans le sens où il donnerait plus de pouvoir et de rente à des firmes européennes qui disposent déjà de grands avantages dans le cadre du régime offshore. Il accroîtrait ainsi la dette et le déficit commercial de la Tunisie. Mais surtout, il est néocolonial car il permet à l’UE de s’assurer que la Tunisie, et les pays méditerranéens qui signeront d’autres ALECA, restent dans sa sphère d’influence et de contrôle.

Loin de sauver la Tunisie, l’ALECA hypothèque son futur au bon vouloir de ses créanciers extérieurs. Une analyse économique sérieuse des conséquences de l’ALECA peine à révéler un impact positif. Au contraire, les réductions des possibilités de mener des politiques actives et souveraines de développement économique, ainsi que les impacts sur les droits économiques et sociaux des tunisiens, la souveraineté alimentaire, l’accès aux médicaments et les inégalités sont avérés30. Une réelle stratégie de développement doit reposer sur la souveraineté politique et économique, le contrôle des capitaux et son utilisation, une justice sociale, économique et environnementale.

Recommandations :

  • Refuser l’offre européenne de l’ALECA.
  • Réviser les traités bilatéraux d’investissement lorsqu’ils arrivent à expiration pour en supprimer la clause d’arbitrage investisseur-État et les privilèges abusifs accordés aux investisseurs.
  • Remettre en cause progressivement le système offshore en l’intégrant dans l’économie locale.
  • Poursuivre le contrôle des capitaux, en exigeant des transferts de technologie systématiques et l’emploi des cadres nationaux des entreprises installées en Tunisie.
  • Développer un mode de développement différent pour la Tunisie, sur la base de normes sociales et environnementales exigeantes, et de choix concernant des secteurs à protéger pour les développer ou parce qu’il s’agit de productions stratégiques et essentielles au pays (les céréales, les technologies de l’information…).
  • Si cela est jugé nécessaire, proposer un véritable accord de partenariat à l’UE, sur la base des besoins tunisiens identifiés (pour réaliser des échanges de compétences, favoriser des programmes sociaux, des transferts de technologies spécifiques, permettre les importations que la Tunisie n’a pas vocation à produire, favoriser des exportations choisies…).

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 source: Houloul