La France a raison de douter de l’AECG
Le Devoir | 10 avril 2024
La France a raison de douter de l’AECG
par Stuart Trew et Claude Vaillancourt
Le premier est directeur du projet de recherche sur le commerce et l’investissement au Centre canadien de politiques alternatives (CCPA); le second est essayiste et président d’Attac Québec.
Gabriel Attal et Justin Trudeau auront beaucoup à se dire lors de la visite du premier ministre français au Canada du 10 au 12 avril. Bien que leur rencontre leur permettra de couvrir un certain nombre de sujets, le rejet de l’AECG — l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne — par le Sénat français, le 21 mars dernier, occupera sûrement une place prépondérante dans leurs conversations. Ces deux grands défenseurs de l’accord se demanderont sans doute comment celui-ci pourra être sauvé.
Il faut se préoccuper de ce vote du Sénat français, mais pas pour les raisons évoquées par Trudeau et Attal. L’AECG n’a jamais été ce que l’on attendait de lui, que ce soit du point de vue du gouvernement Harper, qui l’a négocié, ou de celui du gouvernement libéral, qui a jugé nécessaire de le qualifier de « progressiste » sans apporter de modifications substantielles au texte. L’opposition multipartite à l’AECG en France — de la part des verts, des communistes, des socialistes et de la droite — est un signe de bon fonctionnement de la démocratie. Le contretemps qui en a résulté est aussi une occasion bienvenue de réexaminer attentivement l’accord.
Depuis l’entrée en vigueur de l’AECG il y a près de sept ans, les échanges bilatéraux de biens et de services entre le Canada et l’UE ont modérément augmenté, avec un avantage significatif pour les exportations européennes, reflété dans l’excédent commercial croissant de l’Europe. Une grande partie de l’augmentation des exportations canadiennes concerne des produits tels que le pétrole et les minéraux bruts, qui n’étaient pas soumis à des droits de douane avant l’adoption de l’accord. Un rapport récent de l’Institut Veblen démontre par ailleurs les effets négatifs de l’AECG sur l’environnement, puisqu’il augmente, entre autres, les échanges dans des secteurs qui émettent beaucoup de gaz à effet de serre.
Les importateurs canadiens de produits alimentaires ont rapidement rempli les quotas élargis de l’AECG pour les fromages européens, exemptés de droits de douane, ce qui empiète directement sur le marché des producteurs et transformateurs de produits laitiers canadiens. Les subventions fédérales et provinciales accordées aux producteurs laitiers locaux pour compenser ces pertes neutralisent les modestes gains commerciaux que d’autres secteurs ont pu tirer de l’accord.
D’autre part, les influents groupes de producteurs de viande et de produits alimentaires du Canada, avec le soutien du gouvernement, tentent d’utiliser un système de comités inclus dans l’AECG pour faire pression sur l’UE afin qu’elle permette aux produits carnés canadiens d’entrer dans le marché européen sans respecter les règles plus strictes de l’Europe en matière de santé et de bien-être des animaux. Les règles environnementales de l’AECG sont faibles et inapplicables, surtout si on les compare à celles adoptées dans les accords plus récents. La Commission européenne continue, quant à elle, de résister aux demandes des syndicats qui souhaitent une application plus stricte des dispositions du traité en matière de travail.
De plus, le Canada et la Commission européenne modifient discrètement les règles d’investissement de l’AECG et élargissent le système des tribunaux d’investissement afin d’accroître le recours à l’arbitrage international, plutôt qu’aux tribunaux nationaux, pour régler les différends entre les investisseurs et l’État. Cette activité est hautement suspecte étant donné l’opposition internationale généralisée à ce type d’arbitrage, en particulier en Europe.
En Allemagne, entre autres, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues pour protester contre l’AECG en septembre 2016. La même année, dans un vibrant plaidoyer, l’État belge de Wallonie a souligné à quel point l’accord était imposé sans grand débat démocratique. Une large coalition d’organisations européennes s’oppose fermement à ce que le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dans l’AECG (appelé Investment Court System) soit mis en place. La colère des agriculteurs français a permis de constater à quel point il était difficile d’imposer des contraintes pour protéger l’environnement dans un contexte de libre-échange.
La décision du Sénat français de ne pas ratifier l’AECG n’a pas été prise à la légère. Le vote nettement majoritaire (211 voix contre 44) a été le résultat d’un véritable débat démocratique sur les problèmes liés à l’accord, et plus encore. Les sénateurs ont tenu compte d’une importante mobilisation citoyenne qui s’est déployée pendant des années, dans différents pays européens. L’AECG devra maintenant faire l’objet d’un second vote à l’Assemblée nationale française, dont le résultat devra être respecté par M. Macron et transmis à la Commission européenne. Si l’accord est à nouveau rejeté, il est possible que l’AECG soit suspendu.
Les gouvernements de Justin Trudeau et d’Emmanuel Macron semblent prêts à ignorer tout ce mécontentement. Ce serait une erreur politique. Il en irait alors d’un nouvel exercice de remodelage d’un accord commercial décidément peu progressiste et datant d’une époque révolue. Trudeau et Attal devraient plutôt se demander ce qu’ils peuvent gagner à défendre un accord impopulaire, dont les gains modestes dans quelques secteurs ne suffisent pas à compenser les dégâts faits ailleurs.